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Pierrick inspecte l’armoire d’Anouk afin de pouvoir dire à la police comment elle était habillée. Il n’en sait rien. Il regarde les pantalons, les jupes, les robes. Il les passe en revue. Trois jeans, cinq pantalons de toile, quatre jupes, quatre robes.
C’est impossible. Comment savoir ? Comment était-elle habillée? Pierrick n’a pas vraiment regardé. C’est peut-être pour ça qu’elle est partie ? Depuis combien de temps ne la regarde-t-il plus ? Il essaie de la revoir passer la porte. Elle pestait, elle était fatiguée. Elle lui reprochait de ne pas avoir préparé le repas. Il a vu ses traits tirés, ses tics, la tension qu’elle dégageait, son agacement, mais pas ses vêtements. Pierrick inspecte à présent la corbeille de linge sale. S’est-elle changée hier matin ? Un chemisier blanc trône au-dessus des vêtements des enfants. Si elle portait ce chemisier avant-hier, c’est donc qu’elle était en jupe. Elle le porte toujours avec une jupe. Elle devait porter des vêtements classiques, un tailleur sans doute.
Tout ceci n’a pas de sens. Pourquoi serait-elle partie sans crise, sans prévenir, sans valise, et en tailleur ? Une idée s’impose alors à Pierrick. Il lui est arrivé quelque chose. Elle est partie au travail et jamais arrivée. Pierrick est hanté depuis hier soir par l’idée qu’elle le fuit, cependant il est à présent traversé par l’image d’Anouk en tailleur et talons, croisant sur son chemin un agresseur, qui la malmène, peut-être la violente, la tue. Il prend plusieurs photos d’Anouk dans le tiroir du bureau, et glisse dans son sac le livret de famille.
Il décide d’aller à pied à la gendarmerie. Il a besoin de marcher. Dès l’entrée, une femme longue et sèche lui demande l’objet de sa venue. Il répond en la fixant droit dans les yeux que sa femme a disparu depuis hier matin, qu’il a eu en ligne un policier hier soir qui lui a dit de venir à la gendarmerie signaler sa disparition.
La femme ne répond pas. D’un geste étriqué, elle indique à Pierrick de passer la porte qui lui fait face. Il se retrouve dans une salle d’attente et s’assied sur une chaise de plastique.
Il envoie un message à André : « Je suis à la gendarmerie, j’attends d’être reçu. ». Son ami lui répond dans la seconde : « Mets le paquet, dis-leur qu’elle est dépressive, pour qu’ils la cherchent vraiment. »
Pierrick ne lui répond pas. Il en veut à son ami de ne pas aimer Anouk. Cependant, il admet qu’il a raison. Il faut leur faire comprendre qu’Anouk est en danger. Après une vingtaine de minutes d’attente, un gros homme moustachu lui intime de le suivre dans un bureau.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène ?
— Ma femme est partie au travail hier matin et depuis elle n’a plus été vue. Elle n’est pas arrivée à son travail. Elle n’a pas été chercher les enfants et elle n’est pas rentrée. Je n’ai pas pu la joindre de toute la journée d’hier ni aucun de ses amis non plus.
— Est-ce que ce type d’absence a déjà eu lieu ?
— Non.
— …
— Une fois, elle était partie quelques jours il y a six ans quand elle a appris sa première grossesse.
Pierrick ne sait pas pourquoi il parle à cet homme de cet évènement qui n’a rien à voir. Tant pis.
— Vous étiez-vous disputés ?
— Non… Non, pas vraiment.
— …
— Elle s’est juste plainte parce que je n’ai pas fait à manger alors qu’elle rentrait tard. Mais rien d’extraordinaire. Elle était fatiguée avant-hier soir.
— Quand l’avez-vous vu exactement pour la dernière fois et quand avez-vous eu un contact téléphonique ou par mail ?
— Lundi soir elle s’est couchée tôt. Elle est partie hier amener les enfants à l’école et à la crèche. Je n’ai pas pu la joindre de toute la journée. Elle ne répondait pas à mes SMS. Je croyais qu’elle était un peu fâchée et que nous nous retrouverions le soir.
— Pourquoi fâchée ?
— À cause de la soirée, du repas. Je ne sais pas. Anouk est sensible. Elle fait souvent la tête, puis nous parlons et ça repart.
— Bon, c’est simple. Elle est partie et va revenir vers vous d’ici quelques jours. La police ne peut rien pour ce genre d’histoire. Je comprends votre inquiétude, mais nous ne pouvons rien. Attendez-là et quand elle reviendra, faites-vous pardonner.
Un sourire s’esquisse derrière la moustache du gros homme.
— Elle a laissé un message à son ami Pierre. Elle lui a dit « Je débloque, rappelle-moi, c’est urgent ».
— A-t-elle des problèmes psychiatriques ou psychologiques ?
— Oui, elle est fragile je vous dis. Elle est suivie. Mais elle ne va pas très régulièrement chez son psychologue.
— Quel type de troubles présente-t-elle ?
— Dépression, ment Pierrick.
— Pourrait-elle avoir attenté à ces jours ?
Pierrick pense à André.
— Ce n’est pas impossible.
— Pour un repas non préparé ?
— Non. Elle ne supporte pas son travail. Elle craque souvent. Elle est assistante de direction dans une entreprise et son patron la met sous pression tout le temps. Ses collègues aussi. Ça fait dix ans que ça dure. Mais ces derniers temps, elle n’en pouvait plus. Elle visait un poste très haut placé et c’est une collègue qui l’a obtenu.
— Vous voulez dire qu’elle aurait pu se suicider à cause de son travail ?
— Bon sang, j’en sais rien. Mais c’est pas normal. On laisse pas sa famille comme ça. Elle adore notre bébé. C’est pas possible. Monsieur, je vous en prie. Il lui est forcément arrivé quelque chose.
— Que croyez-vous qu’il ait pu lui arriver ?
— C’est à vous de me le dire.
Pierrick sait qu’il ne quittera pas ce bureau tant qu’il n’aura pas eu raison du gros homme. Celui-ci est peu convaincu par les arguments de Pierrick. Il regarde avec compassion cet homme perdu, apeuré et déterminé. Il finit par conclure.
— Je ne crois pas que votre femme ait été victime d’une agression. Cependant, on ne sait jamais. Il se peut qu’elle soit en danger du fait de ses troubles dépressifs. Vous devez tout de même avoir en tête, Monsieur Gabier, qu’il est tout à fait possible qu’elle soit partie. Cela arrive et dans ce cas, que nous la retrouvions ou pas, si elle ne veut pas revenir, elle ne reviendra pas. Nous n’ouvrirons pas d’enquête judiciaire, sauf si un risque avéré apparaissait. Nous allons mettre en place une enquête administrative afin de retracer son parcours et de la retrouver par ce biais.
Pierrick est soulagé. Il n’est plus seul. Ce policier est rassurant avec son air bonhomme et ses certitudes. Il lui tend des photos d’Anouk, lui donne les coordonnées de son travail, de ses amis et de la famille. Le policier émet à nouveau un petit rictus en lui serrant la main. Pierrick sort sans un regard pour le gros homme. Il a envie de hurler, de lui dire d’enlever ce sourire de sa face, de retrouver son Anouk avec l’enquête qu’il voudra, mais de la retrouver vite.