Chapitre 9

3040 Mots
Cet abus de détails insignifiants, où se complaisait la médiocrité d’esprit de la pauvre femme, divertissait René d’ordinaire parce que la bourgeoise trouvait quelquefois, dans son flux de paroles, quelque tournure imagée. Elle disait, par exemple, parlant d’un de ses compagnons de voyage qui faisait la cour à une cuisinière chargée de son panier : « Il y a des gens qui aiment les poches grasses… » ou de deux personnages qui s’étaient pris de querelle : « Ils se disputaient comme deux Darnajats… » terme mystérieux qu’elle avait toujours refusé de traduire. Mais, ce soir, le contraste était trop complet, entre l’excitation romanesque où l’entretien avec Suzanne avait jeté le poète, et les mesquineries de ce milieu, dans lequel il était né cependant. Il ne se disait pas que des misères analogues font l’envers de toute existence, et que les dessous du monde élégant sont composés de basses rivalités, de dégoûtants calculs pour paraître plus que l’on est, de compromis de conscience, auprès desquels les petitesses de la vie bourgeoise apparaissent comme empreintes de la plus délicieuse bonhomie. Il regardait Rosalie, et la ressemblance de la jeune fille avec sa mère l’impressionnait d’une manière intolérable. Elle était jolie pourtant. Son visage allongé, que pâlissait un visible chagrin, prenait, à la lumière de la lampe et penché sur le tricot, des tons d’ivoire ; et, quand elle levait ses yeux vers lui, la sincérité du sentiment le plus passionné rayonnait dans ses douces prunelles. Mais pourquoi le noir de ces prunelles était-il de la même nuance que le noir des yeux de la vieille femme ? Pourquoi était-ce, à vingt-quatre ans de distance, le même dessin du front, la même coupe du menton, le même pli de la bouche ? Quelle injustice d’en vouloir à cette innocente enfant et de cette ressemblance, et de cette pâleur, et de ce chagrin, et du silence même dont elle s’enveloppait ! Hélas ! Il suffit d’avoir des torts profonds envers une femme pour trouver en soi contre elle une inépuisable source de cette injustice-là. Rosalie commettait le crime inconscient de doubler de remords le sentiment que René portait à sa nouvelle amie. Elle représentait ce passé du cœur à qui nous ne pardonnons pas de se dresser comme un obstacle entre nous et notre avenir. Si perfides que soient en amour la plupart des femmes, leur infamie ne punira jamais assez les secrets égoïsmes de la plupart des hommes. Si René avait eu le triste courage de son camarade Claude Larcher, celui de se regarder en face et sans illusion, il aurait dû s’avouer que la cause vraie de sa mauvaise humeur contre Rosalie résidait surtout dans le fait que, lui, l’avait trompée. Mais c’était un poète, et qui excellait à jeter des voiles brillants sur les vilaines portions de son âme. Il se contraignit de penser à Suzanne, à ce noble amour qui avait grandi et fleuri en lui ; et, pour la première fois, il prit la résolution ferme de rompre définitivement avec la jeune fille, en se disant : « Je serai digne d'Elle, » — et cette Elle, c’était la femme, perverse et menteuse, qui avait sur la douce, la simple, la sincère enfant, cette supériorité d’un merveilleux décor, d’une rare science de la toilette, d’une incomparable singerie sentimentale, et d’une beauté profondément, intimement troublante. Cette beauté traversait de nouveau l’imagination ensorcelée de René à la minute même où le père Offarel donna le signal du départ en se levant et en disant à Fresneau : — « Je vous gagne quatorze sous… Hé ! hé ! mes cigares de la semaine… Allons ! » ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, « les dames sontelles prêtes ? » — « Puisque nous sommes tous ici, » reprit Mme Offarel, et elle souligna le mot « tous » par un coup d’œil lancé du côté de René, « quand venez-vous dîner à la maison ? Samedi vous conviendrait-il ? C’est le jour de M. Fresneau, je crois… » Et sur la réponse affirmative du professeur, elle s’adressa au jeune homme, directement, cette fois : « Et vous aussi, René ? Oh ! d’abord, vous serez mieux chez nous, que chez tous ces gens riches où M. Larcher va faire le pique-assiette… » — « Mais, Madame… » interrompit le poète. — « Paix ! Paix ! » fit la vieille dame ; « pour moi, je me rappelle toujours ce que disait bonne maman : vaut mieux un morceau de pain bis chez soi qu’une dinde truffée chez les autres… » Quoique la réflexion de la mère de Rosalie fût une simple bêtise, appliquée au malheureux Claude, qu’une dyspepsie très avancée rendait le plus souvent incapable de boire même un verre de vin fin, elle blessa René comme aurait fait la plus juste des épigrammes dirigée contre son ami. C’est qu’il y voyait le dernier signe d’une hostilité passionnée, et qui ne pouvait que s’accroître, entre son ancien milieu et la nouvelle vie, entrevue, espérée, convoitée, depuis le matin, avec tant d’ardeur. Il y avait un droit de ces gens-là sur lui, droit plus complet encore que ne le croyait Mme Offarel, puisqu’il était lié à Rosalie par un accord tacite. Il eut alors un nouveau passage de dureté contre cette pauvre enfant, et il se dit plus âprement encore que tout à l’heure : « Je romprai. » Il se coucha sur cette décision, et ne put dormir. Il avait changé de courant d’idées. Il pensait à sa lettre, maintenant. Elle devait être arrivée, et voici que la série des dangers non prévus se développa au regard de son imagination. Si le mari de Suzanne l’interceptait, cette lettre ? Un frisson le saisissait à l’idée des malheurs que son imprudence pouvait attirer sur la tête de cette pauvre femme, aux prises avec un tyran dont la brutalité devinée lui causait une telle horreur. Et puis, même arrivée à bon port, si cette lettre déplaisait à Suzanne ? Et elle lui déplairait. Il cherchait à s’en rappeler le détail. « Comment ai-je été assez fou pour lui écrire ainsi ? » se disait-il, et il souhaitait que la lettre se perdît en route. Il calculait qu’un pareil accident se produit quelquefois, alors qu’on désire exactement le contraire. Pourquoi ne se produirait-il pas, alors qu’on le désire ?… Il avait honte d’une telle puérilité d’imagination. Il l’attribuait à l’énervement de sa soirée et il se reprenait à maudire les petitesses d’esprit de Mme Offarel. Sa mauvaise humeur contre la mère paralysait par instants toute pitié pour la fille. Il passa la nuit ballotté ainsi entre ces deux sortes de tourments, jusqu’à ce qu’il s’endormît de ce lourd sommeil des quatre heures qui assomme plutôt qu’il ne repose ; et, à son réveil, la première idée qu’il retrouva en lui-même fut sa volonté de rupture qui s’était encore affermie durant ce sommeil. Quel moyen employer, cependant ? Il y en avait un tout simple : demander à la jeune fille un rendez-vous. C’était si aisé ! Que de fois elle l’avait ainsi prévenu des heures où Mme Offarel devait sortir ; et il allait rue de Bagneux, sûr de trouver Rosalie seule à la maison avec Angélique, et cette dernière, par une complicité de sœur analogue à celle d’Émilie, avait bien soin de laisser les deux amoureux causer tranquillement ensemble. Oui, c’était là le moyen le plus loyal. Mais le jeune homme ne se sentit pas la force de seulement supporter l’idée de cette conversation. Il y a une forme déshonorante de la pitié qui apparaît dans des crises pareilles. Elle consiste à reculer devant la vue directe des souffrances que l’on cause. On veut bien torturer la femme que l’on abandonne. On ne veut pas regarder couler ses larmes. René pensa tout naturellement à s’épargner cette émotion insoutenable en écrivant, cette ressource des volontés lâches dans de semblables ruptures. Le papier souffre tout, dit le peuple. Il se leva pour commencer une lettre qu’il dut interrompre. Il ne trouvait pas ses mots. Pendant ces hésitations, l’heure approchait de la première visite du facteur. Quoiqu’il fût parfaitement insensé d’attendre par ce courrier la réponse de Suzanne, le cœur de l’amoureux battit plus vite lorsque Émilie entra dans sa chambre, apportant, comme d’habitude lorsqu’elle le savait réveillé, le journal et la correspondance. Ah ! S’il eût aperçu sur une des trois enveloppes que lui tendit sa sœur cette élégante et longue écriture, reconnaissable pour lui entre toutes les autres, quoiqu’il ne l’eût vue que sur un seul billet ! Mais non, ces enveloppes contenaient trois lettres d’affaires qu’il jeta de côté avec un énervement dont s’inquiéta cette pauvre sœur, et elle lui demanda : — « Tu as un chagrin, mon René ? » Tandis que la jeune femme posait cette question, un si entier dévouement éclatait sur son visage, ses yeux exprimaient une si vive, une si vraie tendresse pour son frère, qu’elle apparut à ce dernier comme un ange sauveur au sortir des troubles de cette cruelle nuit. Ces mots de rupture qu’il n’osait pas formuler lui-même, qu’il ne savait pas écrire, pourquoi ne chargerait-il point Émilie de les prononcer ? Avec la précipitation dont sont coutumiers les caractères faibles, il n’eut pas plutôt entrevu ce moyen d’action qu’il s’en empara presque fébrilement, et il se mit, les larmes aux yeux, à raconter l’état de détresse où il se trouvait par rapport à Rosalie. Tout ce que sa sœur ignorait de ses relations, il le lui révéla. Par une sorte de mirage intime comme en produisent les confessions, et à mesure que ce récit se détaillait, des sentiments nouveaux naissaient dans son cœur, venant à l’appui de sa résolution actuelle. C’étaient ceux-là mêmes qu’il aurait dû éprouver à l’époque où il accomplissait les actes dont il se reconnaissait maintenant coupable. Quand il avait noué son intrigue, intrigue innocente en fait, mais cependant clandestine, il ne s’était pas dit que la stricte morale défend d’avoir un engagement secret avec une jeune fille, et que de l’habituer ainsi à tromper la surveillance de ses parents constitue la plus dangereuse des éducations. Il ne s’était pas dit qu’un homme d’honneur n’a pas le droit de déclarer son amour avant d’avoir éprouvé la solidité de cet amour, et que si l’ardeur de la passion excuse bien des faiblesses, l’appétit de l’émotion ne fait qu’aggraver ces mêmes faiblesses. Ces reproches, d’autres encore lui venaient à l’esprit et aux lèvres, tandis qu’il parlait, et il reconnaissait aussi au visage d’Émilie combien il avait abusé cette sœur confiante. Dans un cercle d’étroite, d’absolue intimité, de telles dissimulations comportent un je ne sais quoi de profondément attristant pour les personnes qui en ont été les victimes. Mais si Mme Fresneau éprouva cette tristesse voisine de la déception, elle la traduisit tout entière en sévérité contre la jeune fille, contre elle seule, et elle s’écria naïvement, lorsque son frère lui eut expliqué le service qu’il attendait d’elle : — « Je ne l’aurais jamais crue si en dessous. » — « Ne la juge pas mal, » fit René avec honte. Si toutes ces amours étaient demeurées cachées, à qui la faute ? Et il reprit : « C’est moi qui suis le coupable… » — « Toi ! » dit Émilie en l’embrassant ! « Ah ! Tu es trop bon, trop tendre !… Mais je ferai ce que tu veux, et je te promets d’avoir une légèreté de main !… Comme tu as eu raison de t’adresser à moi !… Nous autres femmes, nous savons l’art de tout dire… Et puis, c’est vrai, la loyauté t’oblige à faire cesser une situation trop fausse… » Et elle ajouta : « Le plus tôt vaudra le mieux ; j’irai rue de Bagneux dès cette après-midi ; je la trouverai seule, ou bien je lui demanderai un rendez-vous. » Malgré la confiance qu’elle avait témoignée dans sa propre habileté, la jeune femme sentait si bien, à la réflexion, les difficultés de son ambassade, qu’elle laissa voir, au déjeuner, un visage soucieux dont s’inquiéta naïvement son mari et que René dut regarder avec remords. N’y avait-il pas, dans le fait d’employer ainsi une tierce personne, pour apprendre la vérité à Rosalie, quelque chose de particulièrement cruel envers la pauvre enfant, une humiliation ajoutée à l’inévitable douleur ? Quand sa sœur vint lui dire adieu, tout habillée, avant de se rendre chez les dames Offarel, il fut sur le point d’empêcher cette visite. Il en était temps encore… Puis il la laissa partir. Il entendit la porte se fermer. Émilie était dans l’allée, elle prenait la rue d’Assas, celle du Cherche-Midi. Mais l’accès de rêverie triste qui avait envahi le poète ne tint pas contre la pensée de l’arrivée du prochain courrier. Suzanne avait certainement reçu sa lettre ce matin. Si elle avait répondu tout de suite, cette réponse allait être là… Cette idée, et l’approche toute voisine de l’instant où elle se vérifierait, suspendirent du coup sa pitié pour sa petite amie abandonnée. Si compliquée que soit la subtilité d’un cœur, l’amour le simplifie singulièrement. René était en proie à cette inquiétude que tous les amants connaissent, depuis le simple soldat qui espère de sa payse un billet sans orthographe, jusqu’au jeune prince héritier en correspondance sentimentale avec la plus spirituelle et la plus coquette des dames du palais. L’homme veut se reprendre à ses occupations ordinaires ; l’esprit veille, qui compte les minutes et ne peut pas soutenir la sensation de la durée. On regarde l’horloge et l’on suppute toutes les chances possibles. Si l’on osait, on poserait pour la vingtième fois cette ridicule question : « Il n’y a rien ? » à la personne chargée de vous remettre vos lettres. C’est l’attente avec ses anxiétés démesurées, ses folles hypothèses, la fièvre brûlante de ses chimères et de ses désillusions. Au feu de cette impatience, tout se consume et s’abolit dans l’âme. Quand Émilie rentra, une heure et demie environ après être partie, son retour surprit René comme s’il eût absolument oublié la mission dont il l’avait chargée. Mais le visage de sa sœur révélait un trouble tel qu’il en demeura soudain bouleversé. — « Hé bien ? » articula-t-il avec angoisse. — « C’est fait, » dit-elle à mi-voix. « Ah ! René, je ne la connaissais pas !… » — « Qu’a-t-elle répondu ? » — « Pas un reproche, » reprit Émilie, « mais des larmes ! Des larmes ! Ah ! quelles larmes !… Comme elle t’aime !… Sa mère était sortie avec Angélique… vois quelle ironie, pour aller acheter les provisions du dîner de samedi… C’est moi qui n’irai pas à ce dîner-là… Quand Rosalie m’a ouvert la porte, j’ai cru qu’elle se trouverait mal, tant elle est devenue pâle… Je ne lui avais pas dit un mot, qu’elle avait tout deviné. Elle est comme moi avec toi. Elle a la seconde vue du cœur… Nous sommes entrés dans sa chambre… Il n’y a que toi dans cette chambre, et tes portraits, et des souvenirs qui se rattachent à des promenades que nous avons faites ensemble, et des gravures des journaux illustrés sur ta pièce… J’ai commencé de lui faire ton message, si doucement, je te jure. J’étais aussi émue qu’elle… et elle me disait : — Il est si bon de vous avoir choisie pour me parler ! Au moins vous ne me trouverez pas folle de l’aimer comme je l’aime… — Elle a dit encore : — J’y étais préparée depuis longtemps. C’était trop beau… Et aussi : — Suppliez-le seulement qu’il me permette de garder ses lettres… — Ah ! Ne m’en demande pas davantage maintenant… J’ai si peur pour toi, mon René ; oui, j’ai peur que ce chagrin ne te porte malheur… » La lettre mise par René dans la boîte de poste de Saint-Cloud était bien arrivée à son adresse, le matin même du jour qui devait consommer le malheur de la pauvre Rosalie. Suzanne l’avait reçue avec le reste de son courrier, quelques minutes avant que son mari n’entrât dans sa chambre, comme d’habitude, pour prendre le thé, et elle était en train de la lire, quand la bonne et loyale figure de Paul se présenta dans l’entre-bâillement de la porte. Il lui cria, de sa voix gaie et sonore, le « bonjour, Suzon » qu’il lui adressait toujours, et il ajouta, comme il lui arrivait quelquefois, « ma rose blonde. » Cette allusion à la célèbre romance d’Alfred de Musset n’allait jamais sans un b****r. Musset représentait, pour Moraines, la jeunesse et l’amour, avec un coin de mauvais sujet, et c’était la naïve fatuité de ce brave garçon de se poser à ses propres yeux comme traitant Suzanne en amant et non en mari. Il était de ces étranges époux qui vous diraient volontiers en confidence : « J’ai tout appris à ma femme, c’est la seule manière de lui ôter toute curiosité… » En attendant, il était amoureux de sa « rose blonde » comme au premier jour, et il le lui prouva, ce matin encore, par la manière dont il lui baisa la nuque, tandis qu’elle le repoussait, en disant : — « Allons, laisse-moi finir ma lettre et prépare le thé… » Elle savait bien que Paul ne lui demanderait jamais aucun détail au sujet de sa correspondance, et cela lui procurait une si douce sensation de se réchauffer au feu des phrases du jeune homme, qu’elle ne se contenta pas de lire cette lettre une fois ; elle la relut, puis elle la plia en deux et la glissa dans son corsage. Elle avait, en venant prendre place à la table, devant la fine tasse de porcelaine où blondissait déjà le thé, un tel rayonnement sur son visage que Moraines lui dit, pour la taquiner, et en grossissant encore sa voix ? — « Si j’étais un mari jaloux, je croirais que vous avez reçu une lettre de votre amoureux, tant vous avez l’air contente, Madame… Et si tu savais comme ça te va, » ajouta-t-il, en lui baisant le bras au-dessus du poignet, son bras si frais dont la peau dorée était encore toute tiède et toute parfumée de son bain.
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