V

747 Mots
VCependant, comme André était le seul enfant qui m’eût parlé, je le suivais machinalement des yeux. D’abord, j’avais mes gâteaux sur le cœur, et puis je le trouvais étrange. Je le vis donc quitter peu à peu ses camarades, et, après s’être retourné deux ou trois fois pour s’assurer qu’on ne le remarquait pas, se diriger vers la balustrade qui nous séparait du grand collège et regarder dans l’autre cour. Sans doute il découvrit ce qu’il cherchait, car il fit un signe ; et, tournant le dos à la barrière, il s’y appuya, passa sa main derrière lui, et reçut, d’un grand garçon de dix-huit ans, un billet qu’il cacha dans sa poche ; après quoi, il se perdit de nouveau dans le mouvement général. Quelques minutes après, nous nous rendions à la messe du Saint-Esprit, qu’un prêtre disait dans la chapelle même de la pension, et, de là, nous gagnions les salles d’étude. Celle où je pris place était très vaste. Une chaire en occupait le fond et une douzaine de tables à pupitres, de dix élèves chacune, disposées les unes devant les autres, en occupaient le milieu. Par suite de la recommandation de M. Frémin, j’étais le premier, à la gauche du professeur, sur le premier banc, et mon Américain se trouvait à côté de moi. J’aurais préféré un autre voisinage ; car, après ce que ma mère m’avait dit, et les promesses qu’elle avait reçues de moi, je comptais ne pas perdre une minute, même la première, et je me disposais à absorber par tous les pores cette science si utile, que l’on me séparait, en son nom, de tout ce qui m’était cher. J’ouvrais donc les yeux, les oreilles et même la bouche, à la voix du maître qui nous en exposait les principes. Cela ne faisait pas l’affaire de mon voisin. Il commença par lire son petit billet écrit au crayon, en ayant l’air de lire dans son livre, puis il le mâcha et l’avala, puis il me poussa le genou pour me montrer je ne sais quoi dans son pupitre ; mais, voyant mon indifférence, il se tourna vers son autre voisin ; puis il revint à moi, me parlant bas, m’accablant de questions auxquelles je ne comprenais et ne répondais rien, ce qui le détermina à me jeter de l’encre sur ma veste. Oh ! quand je le vis abîmer ainsi ma veste neuve qui coûtait de l’argent à ma mère, je lui enjoignis assez haut de cesser. En somme, je savais aussi bien que lui ce que c’était que de donner un coup de poing ; j’en avais reçu et donné, dans mon école, et je n’étais pas disposé à me laisser malmener comme les enfants auxquels il s’était adressé pendant la récréation. Mes procédés parurent l’étonner un peu. Il me dit tout bas que j’aurais affaire à lui après la classe. À peine étions-nous dans la cour, que, accompagné de deux ou trois de nos camarades, il s’approcha de moi, et, me mettant son poing sous le nez, m’appela marchand de chemises, me demanda ce que j’avais voulu lui dire, et me défendit de lui adresser jamais la parole. Je lui tournai le dos sans lui répondre. Il attribua cette retraite à la peur, et m’envoya une bourrade qui faillit me jeter par terre. Alors, je me retournai, et, avant qu’il pût arriver à la parade, sans savoir moi-même ce que je faisais, je lui appliquai un tel coup de poing sur sa pâle figure, que le sang coula. Effrayé de mon action, je m’approchais pour le secourir, quand il me donna, de toute sa force, un coup de pied dans la jambe. La douleur me fit perdre la tête et je tombai sur le malheureux à bras raccourcis. Je l’eus bien vite terrassé ; je lui posai le genou sur la poitrine, et, si on ne me l’eût pas arraché des mains, je l’étranglais certainement. Pendant quelques minutes je fus haletant, avide de luttes nouvelles, vibrant dans tout mon corps. On nous interrogea. Je racontai nettement la vérité, depuis l’histoire des gâteaux jusqu’à la provocation. J’avais été le plus fort ; la plupart de ceux qui avaient à se plaindre d’André et qui n’avaient jamais osé lui répondre passèrent hardiment de mon côté, et, dans leur rapport, le chargèrent tant qu’ils purent ; d’autres s’éloignèrent, ne voulant pas se compromettre en cas de représailles ; quelques-uns l’entourèrent en ayant l’air de le plaindre, mais en riant sournoisement ensemble. J’eus ainsi, dès mon premier jour de contact direct avec les hommes, le spectacle de la lâcheté individuelle et de la lâcheté collective. Mes expériences ne devaient malheureusement pas s’arrêter là. On conduisit le blessé à la fontaine ; on lui lava la figure. Il ne disait rien ; mais il était aisé de voir, à sa pâleur plus grande et à ses regards obliques, qu’il ne me pardonnerait jamais.
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