VI

799 Mots
VILe fils de madame d’Anglepierre ne revint que le soir de chez ses parents, lorsque nous étions couchés. Je vous fais grâce des idées noires qui précédèrent mon sommeil dans mon nouveau lit. Le lendemain matin, je connus le jeune vicomte. Il me fut à l’instant aussi antipathique, plus antipathique peut-être que Minati. Figurez-vous un petit homme de dix ans, déjà officiel dans toute sa petite personne. Coiffé à l’oiseau royal, avec deux larges mèches collées sur les tempes, il affectait des airs sérieux qu’il imitait évidemment de monsieur son père, dont il était une réduction des plus ridicules et des plus comiques. Ce jeune noble répandait autour de lui l’odeur de sa noblesse toute neuve. On la voyait positivement reluire au soleil. Très soigné dans sa mise, serré dans son col comme un préfet en tournée, la tête droite, il poussait la solennité jusqu’à la sentence, et la morgue jusqu’au mépris. En le voyant, on recomposait aisément toute sa famille ; on devinait de quel s*t personnage il avait eu l’honneur de sortir et on ne doutait plus de la carrière qu’il embrasserait : la haute administration. C’était une des mille nullités en herbe sur lesquelles la Restauration comptait pour l’avenir. Je l’ai rencontré, depuis cette époque. Il servait le gouvernement de Juillet auquel il s’était rallié, ainsi que M. le comte son père, et je lui ai retrouvé le visage, la voix et le maintien que je lui avais connus, à l’âge de dix ans. Une fois posées sur une cravate, ces têtes-là ne bougent plus. La cravate est invariablement noire ou blanche, la tête reste la même. La coiffure a pris un certain pli, l’œil un certain regard, la bouche une certaine ligne. En voilà pour quatre-vingts ans. La barbe est rasée de si près et si souvent, qu’elle finit par ne plus oser pousser. Ces hommes-là en arrivent tout de suite à convaincre la société qu’ils lui sont indispensables. Il y a d’honnêtes mères qui élèvent saintement leurs filles pour la faveur de leur couche, comme dirait Arnolphe. Ils ont ordinairement deux enfants à la suite de leur mariage, un garçon et une fille. Ils sont devenus pères sans oublier le décorum, sans ôter leur croix de la Légion d’honneur, qui leur tombe à la boutonnière vers vingt-cinq ou trente ans, et dont le ruban ne bronche plus jusqu’à ce qu’ils changent de grade. Ils passent par les trois premiers degrés de l’ordre et meurent commandeurs. On célèbre alors leurs vertus, leurs services, leurs talents, devant un mausolée de famille, et ils disparaissent après avoir touché à tout, sans rien laisser derrière eux, ni une œuvre, ni une idée, ni un mot. On se demande comment ils ont pu tenir tant de place, et si longtemps, dans une civilisation qui a besoin de mouvement, d’initiative et de progrès, et, au moment où l’on s’en étonne le plus, on aperçoit messieurs leurs fils qui les recommencent et les continuent. Ces individus composent cette force imposante contre laquelle le génie lutte en vain depuis la constitution de la première société, et qu’on retrouve honorée et triomphante dans toutes les classes, dans la Noblesse, dans la Bourgeoisie, dans la Science, dans les Arts, dans l’Armée ; association invincible et indissoluble, qui reconnaît et glorifie les siens partout, sans distinction de rangs ni de castes ; communauté formidable qui se lègue de famille en famille et de génération en génération, comme des cartes perpétuelles de circulation à travers l’ignorance humaine, une morale, des idées et des phrases toutes faites appropriées à tous les sujets ; qui veille pompeusement et dogmatiquement sur l’arche sainte de la routine, et qu’on nomme enfin : la Médiocrité. Mon nouveau camarade, qui devait encore ajouter à cette race, avait déjà de l’ascendant sur les condisciples de son âge et même sur de plus âgés que lui, tant la confiance en soi peut imposer aux autres, lorsqu’elle est sincère et imméritée. Il me suffisait de voir le jeune vicomte pour n’avoir nulle envie de l’aborder ; mais, puisque ma mère désirait que je le connusse, et que j’étais déjà en bons termes avec la plupart de mes camarades, depuis ma victoire de la veille, j’allai à lui et je me nommai en faisant tout simplement appel aux relations de nos deux familles. – J’ai mes amis, me répondit-il d’un ton sec, presque sans me regarder, et je n’en veux pas avoir d’autres. On n’a d’amis que parmi ses égaux. Évidemment ce petit s*t répétait une phrase qu’il avait entendu dire. Je ne lui en demandai pas davantage, mais je ne m’expliquais guère ce que je voyais et entendais depuis vingt-quatre heures. Ma mère arriva sur ces entrefaites. Je lui racontai mes impressions. Afin de ne pas l’inquiéter, je lui tus ma bataille. Elle devina tout de suite la conduite de madame d’Anglepierre, et me conseilla naturellement de ne plus m’occuper de son fils, ajoutant : – Si tu as à souffrir de quoi que ce soit ici, mon enfant, dis-le-moi, je te mettrai dans une autre pension. En somme, il ne m’était encore arrivé que ce qui aurait pu arriver à tout autre. Ce qui ne devait arriver qu’à, moi se préparait.
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