VII

1059 Mots
VIIPour m’épargner de nouveaux conflits avec André, on l’avait changé de place à l’étude. J’avais un autre voisin, doux comme miel, attentif, méthodique, soigneux. Il répétait les leçons sans sourciller, et récitait, matin et soir, à haute voix, entre deux beaux signes de croix aussi larges que lui, la prière que le reste de la classe murmurait entre les dents. Si, par hasard, il m’adressait la parole, c’était toujours pour choses indispensables ayant rapport au travail commun. Bernavoix gagna bien vite ma confiance en me parlant de ses parents peu aisés, compatriotes de l’associé de M. Frémin, et ayant obtenu ainsi, à la condition du labeur assidu de l’élève, un grand rabais sur le prix de la pension. Puis, il m’entretint de sa première enfance, qui s’était écoulée à la campagne, de son père, de sa mère, qu’il avait perdue. Questionné à mon tour, je me livrai sans réserve. Pourquoi me serais-je défié ? Je lui racontai, tout ce que je savais de moi-même et de maman, jusqu’aux paroles qu’elle m’avait dites au sujet de ma naissance. Comme son père, régisseur dans son pays, ne pouvait le faire sortir qu’aux vacances, je lui promis de l’emmener de temps en temps avec moi, le dimanche. Nous irions nous promener, et puis il viendrait dîner chez nous. Notre maison était fort simple, mais c’était toujours moins triste que la solitude des maisons d’éducation, durant les jours de fête. Nous voilà donc amis et passant la plupart de nos récréations ensemble, soit à jouer, soit à causer, soit à lire. En effet, le dimanche suivant, ma mère vint me chercher et nous emmena tous les deux. Elle nous fit monter dans une de ces petites diligences qui desservaient la banlieue et nous conduisit à Saint-Cloud. Nous déjeunâmes là, en plein air, dans un modeste restaurant, et nous revînmes tous les trois, à pied, dîner à Paris, rue de la Grange-Batelière. Mon ami paraissait enchanté, et moi, je me promettais de recommencer souvent cette petite fête. J’avais rapporté un bon bulletin de ma première semaine. Avec les visites fréquentes de maman, cette sortie hebdomadaire, le plaisir de m’instruire, et un ami comme Bernavoix, il me serait possible, à mon âge, de m’acclimater à la pension. J’y rentrai donc plein de courage et presque gaiement. André ne me parlait plus ; Fernand ne me parlait pas. C’étaient les seuls de mes camarades avec lesquels je ne fusse pas en bons rapports. Un lundi, m’étant approché de l’un de ceux avec qui je jouais d’habitude, je le vis, avant que je lui eusse adressé la parole, se sauver en criant : – Quarantaine ! Je crus à une plaisanterie, et je m’approchai d’un autre. Même manœuvre. Ainsi d’un troisième, et, de tous ceux qui me voyaient venir dans leur direction, Bernavoix seul ne se sauva pas à mon approche. Je lui demandai en riant l’explication du fait. Il prit alors un air sérieux et m’annonça que ce n’était pas risible ; on m’avait condamné. Condamné ! Quarantaine ! Qu’est-ce que ces mots signifiaient ? Il m’apprit cette coutume, empruntée par les écoliers aux lois de la marine, qui consiste à n’avoir aucune communication ni directe ni indirecte, pendant quarante jours, avec un camarade à qui l’on a quelque chose à reprocher. Dans le principe, la quarantaine ne pouvait être prononcée et appliquée qu’après un délit grave, comme la délation, ou le vol, ou la tricherie ; mais, depuis, elle était devenue plus arbitraire et dépendait un peu de la fantaisie des plus forts et des rancunes personnelles. Quelques enfants en décrétaient un autre en quarantaine ; ils prévenaient le reste du collège de la détermination prise, et elle avait force de loi. Mon Américain avait ruminé cette vengeance, pour laquelle il avait flairé un auxiliaire dans Fernand, dont la conduite à mon égard ne lui avait pas échappé. Il l’avait interrogé sur la cause de cette conduite. Celui-ci avait répété tout ce qu’il avait entendu dire chez lui ; on m’avait donc jeté hors de la communauté, parce que je n’avais pas de père, et qu’aux yeux de ces enfants c’était quelque chose d’équivalent à la peste ou au scorbut. Ainsi la prédiction de ma mère allait se réaliser ; mais la chère femme n’aurait jamais pensé qu’elle se réalisât si tôt, et par le verdict d’aussi jeunes cœurs. Sans me rendre compte immédiatement de cette étrange condamnation, je dis à mon ami que je ne voulais pas le brouiller avec ses camarades, et qu’il était libre de ne plus me parler. Il parut hésiter un peu, il baissa les yeux, tourna son mouchoir dans ses mains ; bref, le bon sentiment l’emporta. Il me répondit que cela lui était égal, et que, du reste, il ferait son possible pour qu’on diminuât la peine, comme il arrivait souvent, lorsque le patient demandait pardon. À ce mot, mon sang se révolta. Je n’avais rien fait pour encourir le mépris, je ne ferais rien pour reconquérir l’estime. Mes condisciples ne voulaient pas me parler pendant quarante jours : soit. Nous nous passerions bien les uns des autres pendant ce temps. – Mais je dois te prévenir, me dit Bernavoix, que, lorsque le condamné veut lutter, on double, on triple son temps, et que cela peut durer une année entière. – Va pour un an. – Mais on ne se contente plus de ne pas parler au condamné. – Qu’est-ce qu’on lui fait ? – Toute sorte de choses. – Lesquelles ? – Tu verras, car je crois qu’ils veulent te les faire. – Eh bien, je verrai. Ce que Bernavoix ne me disait pas, c’est que lui-même avait donné les renseignements sur moi, sur notre intérieur ; que sa bonne foi avait été surprise, volontairement peut-être, qu’il avait raconté tout ce que je lui avais confié et qu’il avait empoisonné les armes dont ces petits misérables allaient se servir contre moi pour varier un peu la monotonie de leurs jeux. Donc, voilà que l’un se croyait en droit de me reprocher ma pauvreté, parce qu’il était riche : l’autre, le travail de ma mère, parce que la sienne était oisive ; celui-ci, ma qualité de fils d’artisane, parce qu’il était fils de noble ; celui-là, de n’avoir pas de père, parce qu’il en avait deux – peut-être. Pas un de ces enfants à qui ses parents eussent commandé la charité envers son semblable. Au contraire, à l’un d’eux, sa mère m’avait désigné comme un être malfaisant. Ainsi les préjugés qui, dans le monde, ont peut-être leurs raisons ou leur excuse dans l’antagonisme des intérêts ou des passions, se faisaient jour sans raison, sans excuse, bruts et difformes, parmi des enfants dont l’aîné n’avait pas atteint sa quatorzième année, et les premiers sentiments que je devais découvrir chez les hommes, dans l’âge soi-disant d’innocence et d’expansion, étaient l’injustice et la cruauté. Soit. Je me promis tout bas de me faire plutôt écharper que de ne pas repousser toutes les attaques comme j’avais repoussé la première. N’importe, il est dur, à dix ans, d’avoir déjà besoin de se défendre !
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