Il faisait très froid. Aïcha avait les pieds et les mains cramoisis. Ma mère lui dit de venir prendre un café à la maison. Madame Salvador nous vit descendre la rue de la Poste et nous appela pour faire la causette. « Vous alliez prendre un café, eh bien ! tant mieux, dit-elle quand nous fûmes dans le magasin, justement, j’en avais envie aussi ! On va le boire chez moi. Aïcha, ma fille, va dans la cuisine nous faire le café et tu nous le sers ici. Tu le boiras avec nous. N’oublie pas de prendre ton bol sous l’évier. Apporte aussi des petits-beurre, tu en mangeras avec nous. Si tu as faim, il y a un reste de pain, et même un bout de fromage, prends-le, ma fille ! »
« Alors, me dit-elle, toujours dans les jupons de ta mère ? » Et dès qu’Aïcha se fut éloignée : « Je croyais que c’était l’air marin de la Pointe Pescade qui t’avait blondi les cheveux ! Mais depuis ton retour, ils sont toujours aussi clairs ! Donne-moi ta recette ; mon henné ne me fait pas le même effet ! » Elle ! Avec son cou dans les épaules, et ses ongles taillés en pointe - moins pointus que sa langue ! Il y eut un silence. On passa à autre chose. Pendant que nous prenions le café, les cancans allaient leur train, toujours interrompus, mais alimentés, par la fréquente entrée et sortie de clients qui passaient prendre L’Écho du Soir.
Ma cousine Léa arriva. Elle était pressée de repartir pour porter le journal au café que tenait son père à Bordj-Ménaïel. Car mon oncle Jo tenait deux cafés. L’un, le Café de France, à Bordj-Ménaïel, avec sa famille légitime, l’autre à la Pointe Pescade avec Florette, son associée, dans laquelle ma mère n’avait pas soupçonné sa maîtresse.
Léa était si pressée qu’elle s’installa avec nous. Les commérages redoublèrent. Qui s’en plaindrait ? Tant qu’on parlait des autres… Il ne se disait rien d’original. Ma grand-mère n’intéressait pas. L’inscription « La valise ou le cercueil » non plus : Léa dans son café, madame Salvador dans sa boutique avaient dû épuiser le sujet. Monsieur Régal entra. On lui fit des courbettes. Quand il sortit, il faisait nouveau riche, et sa pimbêche de femme traitait sa mère comme sa boniche.
La vieille madame Pancrazzi entra, tout emmitouflée, plus maquillée encore. Léa se leva vite pour l’embrasser, car elle était sa filleule. La vieille dame bougonna que sa bonne n’avait pas de tête, qu’elle avait dû elle-même aller jusqu’à la pharmacie. On s’inquiéta : était-elle malade ? Ou bien monsieur Pancrazzi ? « Lui ? Il se soigne à l’absinthe, dit-elle sans cesser de bougonner. Je n’ai pas acheté de médicaments. J’ai pris du maquillage ! » Elle sortit.
— Non ! Mais, vous avez vu ce guignol ? dit madame Salvador, comme ahurie, bien que ce fût un lieu commun de critiquer le maquillage outrancier de la vieille dame.
— Elle fait aussi vieux que son mari, dit Léa.
— C’est à cause de cette saloperie qu’elle se met comme une couche de plâtre sur la figure !
— Elle a des peaux qui tombent aussi bas que ses boucles d’oreilles.
— Je me demande pourquoi elle est sortie à une heure pareille pour aller prendre tout ça à la pharmacie !
— Tiens, vous auriez préféré qu’elle l’achète chez vous !
— Non, Léa, je te jure, c’est parce que ça lui sert à rien !
Ma mère souriait de voir rire Aïcha, qui riait tant qu’elle pleurait, et qui pleurait tant qu’elle dut baisser la tête à hauteur des genoux pour prendre à terre le pan de sa robe longue, s’essuyer les yeux et se moucher un peu le nez. Léa et madame Salvador se demandaient pourquoi Aïcha riait, car elles parlaient de ces futilités avec sérieux. Je ne riais pas non plus. Je méprisais. Mais pour rien au monde j’aurais quitté la place. J’aurais aimé bavarder, dire du mal. Cela m’était interdit.
Entra mademoiselle Toinette. Elle avait passé la cinquantaine. C’était un vieux souillon qui n’avait jamais trouvé preneur, malgré son argent. On éclata de rire dès qu’elle eut repassé la porte. Aïcha la trouvait plus moche qu’elle. Je scrutais sur le visage de Léa des traces de rire jaune. Car ma cousine avait déjà vingt-sept ans, n’était toujours pas mariée, et souffrait forcément de son célibat. Déjà des enfants du village ne la tutoyaient plus et l’appelaient mademoiselle Léa. Elle devait voir en mademoiselle Toinette une partie de son moi caricaturé. La question du mariage me concernait aussi ! N’avais-je pas un jour ambitionné de me marier avec Armand, de porter son nom, de devenir la nouvelle madame Salvador ? Je pensais autrement maintenant. Mais le mariage me plaisait toujours autant.
Dans ses tissus blancs, le cadi descendait la rue de la Poste. Il allait tourner à droite, au coin de notre maison, s’engager sur le boulevard de la Gare où il habitait… « J’en ai appris une bonne, dit Léa, comme divulguant un secret, le cadi vit depuis peu avec deux femmes à la fois ! » Elle oubliait la Florette de son père, mais ma mère y pensait sans doute, car je la vis se rembrunir. Aïcha voulut défendre le cadi :
— C’est pas sa deuxième femme, c’est la sœur de sa femme ! Elle habite ici parce qu’ils ont tué son mari !
— Arrête tes histoires ! dit ma cousine, tu le défends parce que c’est un Bicot. La preuve, il renferme ses femmes. Et même, il va marier Naïma sans lui faire connaître son futur mari !
— D’ici qu’elle fasse comme toi ! dit madame Salvador pour rire un peu, en s’adressant ostensiblement à Aïcha pour éviter sans doute que Léa le prenne pour elle.
En entrant, la ravissante Fazya établit le silence. Elle devait avoir quatorze ans. C’était la fille du docteur Amoar, le médecin de nos trois familles présentes, Aïcha n’ayant jamais consulté. Sous son transparent bavardage, madame Salvador posa des questions à Fazya ; mais celle-ci, mise en garde par sa très méfiante mère, dit que la nuit tombait, embrassa ma mère qu’elle connaissait bien, et s’enfuit. Aïcha s’en alla aussi : « Je veux rentrer chez moi avant la nuit, sans quoi les gosses du quartier vont crier kahba ! kahba ! » Tout en pouffant de rire, elle se couvrit de son châle dans un geste rapide et se sauva.
Pourquoi Léa ne partait-elle pas ? Le travail l’attendait, au café ! Elle parla de Fazya qui ne tarderait pas à être enfermée par le docteur Amoar, qui était bien un Bicot. Ah ! Ces Arabes ! (ce nom d’Arabe désignait globalement les Musulmans) avec leurs mœurs arriérées et qui étaient incapables de profiter de la civilisation qu’on était venu leur apporter ! Ce dernier point était un lieu commun d’autant mieux repris qu’on avait moins de culture, mais tous les Français le pensaient peut-être un peu. Ma mère, qui se sentait redevable au docteur Amoar de s’être dévoué au chevet de ma sœur, de mon père, de ma grand-mère, voulut intervenir, et finit par dire ce qu’elle savait. Le docteur était déchiré entre les traditions familiales et les mœurs européennes. Pour ne pas enfermer Fazya, pour l’envoyer au lycée, il se serait bien installé à Alger, car ici, braver seul tous les siens, ce n’était pas faire une révolution, c’était faire un scandale inutile, et dangereux pour cette pauvre enfant ! « Voilà que tu soutiens les Arabes ! » dit Léa à ma mère. Il était impossible de dire un mot personnel sans se faire accuser de trahir tous les siens.
Léa était amère. Beaucoup moins que moi, cependant ! Ma mère me montrait une fois de plus combien elle était sensible aux difficultés qu’allait rencontrer notre petite voisine. N’était-elle pas plus proche de Fazya que de moi ? Elle décrivait comme dramatique le sort de cette gamine qui devrait bientôt être enfermée. Il était cependant préférable au mien ! Pour moi, c’était la vie qui devenait impossible. Fazya subirait le sort de Naïma Farouad, c’est tout. Naïma était enfermée depuis l’âge de quatorze ans. Maintenant elle était fiancée avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, soit, mais qui finirait par lui plaire ! C’était peut-être une meilleure méthode pour trouver un mari que celles employées par mes cousines ! Julie flirtait avec les militaires du contingent venu de France ; elle avait mauvaise réputation. Mariane était trop molle, trop timide. Et Léa séchait sur pied ! Mon Dieu, qu’adviendrait-il de moi ? Je ne vis ni n’entendis plus ce qui se passait et me mis à vaquer dans ma solitude.
Armand entra. Je ne m’y attendais pas : son retour n’était prévu que pour le lendemain. Peut-être Léa savait-elle par son père qu’il allait passer et s’était-elle attardée pour le voir… Il embrassa sa mère et dit un bonsoir collectif : il était pressé et repartait aussitôt. Madame Salvador était plus émoustillée que surprise par la présence de son fils ; elle expédia sans façon la cliente qui venait d’entrer. Léa, affriolée, insista pour qu’il raconte l’embuscade de la veille dans la région de Draa-el-Mizan. Décidément, elle savait des choses ! Elle écouta le récit, admirative, l’interrompant parfois de questions, avide de savoir.
« C’était rien, une connerie ! » dit Armand avec un demi-sourire enfantin et orgueilleux. Et, oubliant qu’il ne parlait pas à une b***e de copains, il poursuivit : « Il y a des coups de feu qui sont partis, notre camion s’est arrêté, on a tous sauté en bas, ta ta ta, ça tirait dans tous les sens, et puis tout d’un coup, plus rien. Obligés de faire un petit tour pour voir s’ils n’étaient pas cachés quelque part, rien !… On est remontés, on est repartis, c’est tout !… Mais oui, c’est tout !… Bah, c’est drôle à dire… Ben oui, quoi, il y en a qui avaient chié dans leur froc. Ça arrive souvent… Moi ? Ben non !… Si ! Mais ça me fait autre chose. Ben quoi, oui, ça me fait b****r… C’est normal. Les types, ça leur fait toujours une réaction, soit l’une, soit l’autre, c’est une question de tempérament. On ne choisit pas. Moi je b***e et je me préfère comme ça. »
Ce n’est pas qu’il voulût illustrer le dru de son langage, mais il avait une manie à laquelle en parlant il s’était laissé aller : il portait souvent la main dans la région du sexe. On n’était pas censé s’en rendre compte. Ses paroles seules auraient pu choquer. Léa les avait bues. Elle me parut extrêmement indécente. Elle grimaçait un sourire. Madame Salvador riait plus franchement. On comprenait sa pensée : hein, mon gaillard, c’est pas un raté ! Armand avait le regard perdu dans un rêve. Non, il ne fallait pas que je compte sur lui. L’espoir que j’avais placé en son amour, à mon retour du Beau Rivage, s’enlisait. Je fis un rapide inventaire de mes espérances gratuites… Édouard !… et Albe ?
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En allant retrouver Albe chez lui le lendemain dimanche, je ne pensais pas seulement au plaisir que j’aurais à voir la revue de chez Madame Arthur, mais aussi à la gentillesse d’Albe, au plaisir de le revoir. Ses manières un peu brusques avec moi me surprenaient toujours, ne me décourageaient jamais. Et même lorsqu’il me parlait comme à sa fatma, je le sentais désintéressé et bienveillant. Heureusement qu’il était là !
« Ah ! Te voilà, dit-il, agacé, il faut toujours que tu arrives avec une demi-heure d’avance. Tiens, au lieu de me regarder me dépêcher, finis de repasser ma chemise. »
J’aimais cette familiarité ; pour lui, je m’appliquais bien plus que pour moi-même.
« Mais dépêche-toi un peu, niquedouille, je ne voudrais pas être en retard ! Si tu veux me rendre un service, (tu aurais quand même pu arriver un peu plus tôt) tu retapes le salon : je reçois quelques artistes après le spectacle. »
Des artistes ! Ici même ! Un peu plus tard ! Qui d’autre qu’Albe était en mesure, dans tout Alger, de réunir chez soi, tout de suite après leur matinée, des artistes qui venaient de Paris ? Heureusement qu’Albe était là ! J’aurais fait beaucoup plus que ce brin de ménage. Loin de vouloir me plaindre, j’admettais que j’avais de la chance. Dans la cuisine, s’offraient déjà de grands plats de petits fours de chez Caillau et de bonnes bouteilles qu’on boirait frappées.
« Ah ! J’oubliais, me dit Albe, je ne t’ai pas eu de place à côté de moi, (il fallait toujours qu’il gâche quelque chose… mais tant pis, je savais qu’il ne voulait pas se montrer avec moi…) tu n’auras qu’une place au fond, c’est pas si mal ! Cours vite au contrôle, dis que tu viens prendre la place réservée à mon nom, mais je t’en supplie, ne te fais pas remarquer, pense à ma réputation… et pense un peu à la tienne en même temps… »
La revue « Pas si folles » avait tant de succès que, programmée pour trois semaines, elle aurait bien tenu deux mois à l’affiche, à guichet fermé. On voulait l’avoir vue. C’était une revue qui ne s’expliquait pas, mais qui faisait rire, et rire encore, rien que d’y repenser… On oubliait le nom des artistes : les individus se noyaient dans le tout. Un numéro cependant se détachait et avait la faveur du public ; il s’intitulait « La Grande Zohra s’intègre. » J’étais avide de le voir.
Je le vis. Il s’agissait d’un homme sans âge et d’allure outrageusement masculine qui entrait en scène voilé, déguisé en femme algérienne ; mise au contact des Parisiennes, elle voulait les imiter, se civiliser, s’intégrer, et sortait dévoilée. Mais à peine sortie dans sa nouvelle tenue, elle rencontrait des hommes, et instinctivement, pour se voiler la face, elle attrapait ses jupes dans un geste de pudeur irraisonnée, les remontait sur sa tête, exhibant ainsi son derrière, autant dire, pour l’acteur qui était en scène, des jambes musclées et poilues, avec bas et porte-bas, mais slip d’homme qui cachait à peine ce qu’on pense, sans doute le flattait, pour faire esclaffer la salle, ce qu’elle faisait.