J’aime la farce, le burlesque. Les charges si outrées qu’on montre à la télévision m’amusent. Mais à seize ans, ce spectacle me choquait. Tous les numéros étaient de la même veine : des imitations de vedettes qui, du fond de la salle, me semblaient assez fidèles. J’en percevais l’intention parodique par des gags taillés à la hache, parsemés çà et là et aussitôt payés de bravos sonores et joyeux. Quand on éclairait la salle et qu’un artiste descendait au milieu du public pour le prendre à partie, je distinguais de bien plus près un maquillage outrancier qui faisait autant que les gags pouffer à grands éclats. Et tout cela m’était pénible. Je refusais cet humour-là. Tout était clownerie : faux cils, chaussures, perruques, toilettes, tout était extravagant, maquillages, gestes, voix, contenances, tout était drôle, mais déclenchait en moi l’alarme qui annonce un danger.
Albe m’avait dit que ce spectacle avait amusé les cinq continents. Je l’avais cru. Il fallait donc que je m’amuse. Pourtant, à la fin du spectacle, je dus m’avouer que je n’avais pas trouvé ces numéros drôles. Ce qui me contrariait surtout, c’était qu’Albe voyait des liens entre les artistes de Madame Arthur et ceux du Carrousel. Mais à la Voie Lactée, tout n’était-il pas féminité, glamour, beauté ? Le burlesque de Madame Arthur m’en paraissait une condamnation ! Malgré ma déception, je n’avais rien de plus pressé que d’aller regarder ces artistes sous le nez.
J’attendis une demi-heure dans la rue le retour d’Albe. Il était accompagné de sept ou huit garçons dans les vingt-cinq ou trente ans, très artistes de théâtre, foulard autour du cou, et maquillage conservé en partie pour la représentation du soir. En m’apercevant, Albe eut une expression agacée, marmonna quelque chose d’inaudible pour moi ; deux ou trois artistes me regardèrent, dirent à leur tour quelque chose qui suscita une mine franchement dégoûtée chez Albe : « Quelle horreur ! » dit-il, en faisant de sa main pataude son geste habituel de chasser une mouche devant lui. On entra dans l’immeuble tout en ricassant, et moi à la suite, sous les « chut ! », « doucement ! » d’Albe qui ne voulait pas se faire remarquer.
On s’installa. Albe me faisait passer les petits fours. Quel plaisir ! Je planais parmi les anges. L’artiste qu’on appelait Berthe, et qui avait fait « La Grande Zohra s’intègre », dit, au cours de la conversation moins papotante que j’aurais pu croire : « Mais regarde-moi ça comme elle est rigolote ! Albe, d’où tu nous l’as dénichée avec sa lèvre humide et sa mèche dans l’œil ? » C’était de moi qu’il s’agissait. Quelle gêne subite ! Pourtant, sous la moquerie, j’entendais le compliment. Pour savoir comment me comporter, j’attendais la réaction d’Albe. Mais Albe ne s’occupait pas de ce qu’on disait de moi, il allait et venait, souriait, versait le champagne, calquant ses manières sur celles de ses invités. Pour toute réponse, il dit d’un air offusqué : « Elle est folle ! »
— Mais je ne suis pas folle du tout ! répondit Berthe d’un ton sérieux. Frangipane, dis-le franchement, tu ne trouves pas qu’elle nous rappelle Jacqui avant qu’il fasse ses conneries ?
Frangipane était un petit gros, les cheveux blonds crépus, la barbe dure qui paraissait nettement sous le maquillage. Il mourut quelques années plus tard d’avoir tout tenté pour être belle. Je le voyais, tassé dans son fauteuil, peu bavard, très gourmand, maniéré, prenant de ses doigts boudinés les amuse-gueule que je ne cessais de lui présenter. J’attendais son jugement sans comprendre la comparaison.
— Si la Cléo t’entendait l’appeler Jacqui et lui parler au masculin, ça ferait encore un beau drame.
— Passe pour Cléo, dit Berthe agacé, tu ne trouves pas que notre soubrette lui ressemble ?
Frangipane me regarda bien, se servit, et répondit la bouche pleine :
— Je ne sais pas si elle lui ressemble, mais je peux te prédire qu’elle finira comme elle au Carrousel. Et je ne me trompe jamais.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? La Cléo au Carrousel ?
— Et pourquoi pas au Carrousel ? Elle s’est bien faite. Elle est ravissante !
En faisant un geste d’exaspération, Berthe renversa sa coupe de champagne. Il y eut une petite agitation qui fit approcher Albe. Et lui, que je croyais absorbé ailleurs, avait tout entendu. Il me laissa nettoyer et dit à mes deux commères : « Arrêtez de lui parler de ces choses-là ! Qu’est-ce que vous allez lui mettre dans la tête ! » J’avais déjà tout épongé. Je n’avais plus d’yeux que pour Frangipane. Il dit :
— Quand je pense qu’on gèle à Paris, et qu’ici il fait un temps magnifique… Tu te rends compte… (Il s’interrompait, car il avait la bouche pleine.) Je me verrais bien, moi, habiter la région avec un beau Bougnoule… Je lui ferais son couscous… le rêve… Dommage qu’il y ait la guerre…
J’aurais voulu lui répondre qu’il était fou, mais ce fut Albe qui s’en chargea, félissant :
— Fuff ! Elle est folle de nous parler de guerre ! Il n’y a pas de guerre ! Voilà les langues ! Et il ajouta soudain plus sérieux, c’est-à-dire abandonnant les manières affétées dont il s’était paré : Non, ce qu’il y a, ce sont des mouvements de rébellion sporadique, d’ailleurs bien normaux, il y a tant d’injustices ! Les Arabes adorent la France, ce sont les Français qui ont un préjugé anti-arabe ; et comme ils ont aussi un préjugé (il se mit à nouveau à sourire bizarrement) contre les demoiselles dans notre genre, le petit ménage dont tu rêves, il faudrait qu’il soit bien discret, sans quoi, la valise ou le cercueil, comme on dit ici !
Albe m’impressionnait. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Ma frivolité extériorisée n’empêchait pas que j’éprouve une sorte de malaise. Sous mes yeux tout se métamorphosait. Les mots changeaient de contenu. Que disait maintenant Albe sur un ton de confidence et de connivence ? « Moi, mon mari, je le cache ! Non seulement parce que je suis une femme voilée, mais parce qu’il s’appelle Ali, et on a beau l’appeler Alain entre nous, ma liaison serait deux fois plus mal acceptée si on apprenait. Pourtant, c’est un amour… Vous allez le voir… » Je me mis alors à suffoquer de curiosité à l’idée de voir Ali-Alain, mais Albe, soudainement, au grand amusement de ses invités, me chassa ainsi : « Comment, tu es encore là, toi, à l’heure qu’il est ? Rentre vite chez toi ! Il ne manquerait plus qu’on m’accuse de te détourner, et que tu me fasses arriver des histoires ! »
En sortant de chez Albe, j’étais victime d’un trouble intense. Maintenant, l’image d’Albe et de ses amis me levait le cœur jusqu’aux lèvres. Tous les préjugés de mon village, que je portais en moi, avaient rabattu mes élans et pourchassaient jusqu’à l’intérieur de ma coquille les mystérieuses affinités que je m’étais trouvées avec Albe. Toute assimilation me détruisait. Pourquoi ma présence au milieu d’eux ? N’était-ce pas me nier moi-même ? Je me sentais m’enfoncer… Bientôt, des bouffées de soulagement me rappelèrent qu’ailleurs on pouvait vivre à sa fantaisie. Me vint alors en tête un nom : Cléo, et une phrase : « Elle s’est bien faite, elle est ravissante ! » Un trésor. Pouvoir me projeter en quelqu’un, voir vers quoi je me dirigeais, savoir ce que je deviendrais, apercevoir un chemin déjà tracé, voilà ce qui aurait été utile à mon équilibre. Les simples mots de Frangipane me firent assez rêver pour m’en tenir lieu. Car ce n’étaient pas les rapprochements arbitraires entre mes propres souffrances avec celle de mon entourage qui me réchauffaient le cœur : Léa bientôt vieille, Fazya menacée de réclusion, ma grand-mère de mort, n’étaient pas des âmes sœurs. Cléo m’était maintenant un modèle, abstrait sans doute, mais peu importait, je savais imaginer. Je respirais à nouveau. Je me sentais être. La dernière dureté d’Armand perdait tout de son importance. L’enthousiasme me reprenait. L’effervescence de mon esprit positif me poussait si fort vers le haut que je me sentais accéder au domaine des rêves concrets. Mon désir de vivre, ma foi en la vie, étaient à leur comble. D’ailleurs, ils m’habitaient si fort que même dans mes périodes de crises, après l’attirance de la mort, je pouvais soudain me sentir de violents élans d’espoir qui prenaient appui sur des riens. Croire encore lorsque tout est désespéré, croire alors d’une foi active qui suscite le succès et qui redonne la vie !
Il y avait à cette époque à Bordj-Ménaïel un jeune m******n nommé Mahdi, préparateur en pharmacie, qui était fou de Sabine, une petite catholique, à qui il n’aurait pas osé parler de son amour. Espérer n’était pas raisonnable. Aussi n’espéra-t-il pas. Il était plus sage que moi. Il fut moins heureux. Il alla conter sa peine au courrier du cœur d’un magazine parisien qui publia sa lettre et sa photo. C’est ainsi que le scandale avait éclaté. C’était, chez les Français les plus compatissants, un éclat de rire de dérision, chez les autres, un concert d’indignations, et jusqu’aux menaces. Sans doute même une petite b***e de fiers-à-bras auraient-ils fait passer à Mahdi le goût des amours malheureuses si Sabine n’avait pas été de ces filles qui délaissaient, comme ma cousine Julie, les jeunes Français du village au bénéfice de ceux du contingent métropolitain. « C’est une pimbêche, entendait-on dire parfois de Sabine, ça lui donnera une leçon. C’est du pain béni pour elle ! »
Cette affaire avait tout d’abord été à mes yeux une répétition de celle de Miloud Miloussi, quoiqu’en plus dramatique. Mais un mot d’Armand m’avait durement fait percevoir un lien entre cet amour contre nature sociale et notre équivoque liaison. Ce mot blessait, car il signifiait qu’Armand prenait ses distances vis-à-vis de moi et qu’il avait l’air de repousser mes avances : « Ce que Mahdi a fait est honteux. Il faut suivre la mode ou quitter le pays. Il y a des sentiments qu’il ne faut pas avouer. Son amour, même s’il est sincère, il n’aurait jamais dû en parler, pas même se l’avouer à lui-même. » Je l’avais pris pour moi. Le ton, le regard, avaient été plus durs que les mots. Voilà pourquoi depuis quelques jours je m’étais mise en devoir de manifester ma froideur à Armand.
Armand toutefois, n’était pas seul à juger sévèrement Mahdi. Madame Grappé, qui aurait bien plaidé en faveur des mariages mixtes pour perméabiliser le cloisonnement, s’était fait presque rabrouer par les gens des deux bords. Rouget, le marchand de légumes, et Majid, le garçon de café, avaient ri de l’éventualité d’un mariage qui devait rendre amer le vieux Miloussi. Le docteur Amoar avait détourné la conversation. Quant au cadi Farouad, il avait parlé devant ma mère. Il prétendait que le faux pas de Mahdi humiliait tous les Musulmans. Tout circonspect qu’il était en général, il avait ajouté d’un ton sévère appuyé d’un geste de prédicateur : « C’est un jeune déluré, madame Grappé, un petit malappris qui ne sait pas rester à sa place. Il a besoin d’une bonne leçon ! » Et comme ma mère joignait sa voix aux protestations de madame Grappé, il ajouta : « Parfaitement, mesdames, je maintiens, rester à sa place… Le tout, bien sûr, c’est de connaître sa place… et de savoir l’occuper ! »
C’est à cause de ce genre de réparties qu’on disait du cadi qu’il ne les envoyait pas dire : on pouvait souvent interpréter ses réponses dans un sens favorable aux thèses indépendantistes, très irréalistes à l’époque. Madame Grappé était découragée. Elle disait à ma mère (elle n’aurait pas osé le crier sur les toits) que tout était si bloqué qu’il faudrait peut-être attendre… l’an deux mille pour ébaucher des solutions… Car si on comptait sur les gouvernements évanescents de Paris… La question du mariage de Mahdi et de Sabine ne se posait même pas, puisque Sabine n’aurait jamais été consentante. Mais c’est cette impossibilité a priori qui agaçait madame Grappé. Elle eût volontiers pétri la pâte, fait progresser les mœurs, accéléré le cours de l’Histoire, écrit des articles de portée nationale plutôt que des échos insignifiants.
Notre bonne grosse Aïcha trouvait matière à s’amuser. Sans doute s’indignait-elle comme tout le monde contre l’audace des mariages mixtes, mais c’était entre deux éclats de rire. Elle savait qu’il était inutile de s’opposer à ce qui de toute façon était une hypothèse gratuite.
L’histoire de Mahdi finit mal. Il continua de travailler quelques semaines à la pharmacie puis se terra chez lui. On raconta qu’il avait reçu du FLN, l’organisation rebelle, des ordres précis : il avait fait rire les Français aux dépens des Arabes, il devait, pour laver cet affront, faire mourir au plus vite trois rieurs pris au hasard, tâche facile dans son métier. Ces méthodes FLN n’étaient pas établies, mais on disait qu’à Alger de petites bonnes mauresques quittaient leur place parce qu’elles avaient reçu l’ordre, sous peine de mort, de tuer comme elles pourraient les enfants dont elles avaient la charge. Le bruit courait qu’elles demandaient alors à leur patronne de les renvoyer séance tenante et à grand fracas. À Bordj-Ménaïel, le pharmacien chassa sans discrétion dit-on, Mahdi le scandaleux. Quelque temps plus tard, Mahdi fut intégré dans les harkis. Il fut assassiné aussitôt après, en pleine rue, à grands coups de coutelas. Bien des gens furent bouleversés qui, à cause de l’horreur et de la proximité du meurtre, se sentirent en danger. D’autres se sentirent rassurés : « Oh ! Tant qu’ils se tuent entre eux ! » Beaucoup rendirent hommage à ce jeune homme qui avait risqué et perdu la vie pour avoir refusé de tuer de sang-froid des personnes qu’il connaissait depuis toujours, car les gens croyaient à ces menaces. Cet exemple sanglant ayant été donné, lorsqu’on colporta que le docteur Amoar avait été soumis au même chantage que le préparateur en pharmacie et qu’il devait tuer quelques patients s’il ne voulait pas mourir lui-même, sa clientèle se raréfia, les Français allèrent chez le docteur Solal ou le docteur Lièvre, et les communautés (terme alors ignoré) se séparèrent un peu plus.