3

1186 Mots
3 Paris, 18e arrondissement. 7 h 44. Il avait plu toute la nuit. Les flaques bordaient les rues comme une pluie d’étoiles sous la lumière du petit jour naissant, ponctuant les abords du boulevard Barbès. Des voies environnantes, montait déjà la clameur des vendeurs occupés à décharger leurs portants des camions. Bravant le tumulte, une Peugeot se fraya un passage arbitraire à coup de sirène et de gyrophare, avant de marquer l’arrêt à l’entrée d’une ruelle isolée. Trois véhicules de police en barraient déjà le passage, tandis que des agents en uniformes balisaient de b****s plastiques le périmètre d’un immeuble défraîchi. Teint blafard, démarche lasse, le commissaire Paul Marsac claqua sa portière et avisa la façade noirâtre du bâtiment, sur laquelle des volets de fer rouillé habillaient les fenêtres closes. Rien d’engageant, mais rien de surprenant non plus. Ici, on était à la Goutte d’Or, le paradis des vendeurs de fringues et des dealers. Passé le cordon de sécurité, Marsac exhiba sa carte au planton de faction, s’engouffra dans le hall sombre et humide et emprunta l’escalier branlant en soupirant. « Troisième étage », lui avait-on indiqué en entrant. Le flic fatigué grimpa les marches comme un automate. Des odeurs de moisissures et d’urine emplissaient l’atmosphère. Autour de lui, les combinaisons blanches de la police technique et scientifique, chargée d’indices et de prélèvements, passaient comme des fantômes laiteux. Appartement 23. Des flashs filtraient à intervalles réguliers de l’embrasure de la porte lorsqu’il en franchit le seuil. L’identité judiciaire n’en avait pas encore fini du capharnaüm qui régnait à l’intérieur. Partout où l’on portait le regard, tout n’était que meubles renversés, bris de verre constellant le sol, jusqu’aux murs, perclus de coups. Un peu plus loin, au milieu du désordre, encadré de deux O.P.J. aux mines de circonstance et d’un légiste concentré, un corps à la silhouette étrange gisait à terre comme une poupée de chiffon. — Qu’est-ce qu’il fout ici ? La question émanait de Lambert, un jeune lieutenant fraîchement débarqué à la brigade. Son coéquipier, un géant à la carrure impressionnante, le recadra vertement. — Ta gueule, Goodyear, c’est encore lui le patron jusqu’à preuve du contraire. — Ne m’appelle pas comme ça. T’as vu son état ? Je te parie ma paie qu’il n’a pas dormi depuis trois jours. — Bonjour, Messieurs, qu’est-ce qu’on a ? Marsac s’était subitement rapproché, n’ignorant rien des réflexions de ses hommes. Il était sur la sellette, il le savait. La procédure administrative était en cours, cela n’était plus qu’une question de temps, le désaveu de ses subordonnés n’en figurant que l’imminence. Dans quelques mois, il finirait probablement aux archives ou aux infractions routières, en attendant sa mise à la retraite anticipée. À vrai dire, il s’en foutait comme de l’an quarante. Si tout devait se terminer ainsi, soit. Cela n’avait plus grande importance, à présent. — Yacine Chouqri, vingt-huit ans et plus vraiment toutes ses dents. Le trait d’humour de Berthaux, le géant, ne dérida personne. Un œil jeté sur la victime suffisait à comprendre pourquoi. L’homme avait visiblement subi un passage à tabac dans les règles. Son visage tuméfié n’était plus qu’un amas de chair informe, tandis qu’on devinait à la disposition du cadavre que plusieurs de ses membres avaient été brisés. Ce qui frappait sans doute le plus, pourtant, c’était la position inhabituelle de la tête, qui formait un angle à cent quatre-vingts degrés avec le reste du corps. La précision du légiste s’imposait. — On lui a brisé la nuque à mains nues. C’est sans doute ça qui l’a tué, mais j’en saurai plus à l’autopsie. Pour le reste, compte tenu de la température du foie et la rigidité cadavérique, je dirais qu’il est mort entre quatre et cinq heures du matin. — Que sait-on de ce… Chouqri ? Berthaux relut ses notes. — Qu’il n’était pas inconnu de nos services. Arrêté plusieurs fois pour trafic de stupéfiants. On pensait que son dernier séjour à l’ombre l’avait vacciné, mais suffit de regarder autour de vous pour comprendre qu’il était toujours dans le business. Un coup d’œil rapide sur l’appartement saccagé confirmait l’affirmation. Produits chimiques, tubes à essais, becs benzènes, bonbonnes de gaz et pilules en tout genre. Un véritable laboratoire clandestin. Le mobile du crime commençait à se préciser avant même le début véritable de l’enquête. Du moins, en apparence. À bien y regarder, cependant, le vol seul ne semblait pas devoir tout expliquer, comme l’indiqua l’officier. — On a retrouvé deux kilos de résine de cannabis, huit cents grammes de coke non coupée, plusieurs centaines de pilules d’ecstasy et pas loin de dix mille euros en liquide. Si les types qui ont fait le coup en avaient après Chouqri, c’était apparemment pas pour lui piquer sa marchandise ou son fric. Étrange, en effet. Un règlement de compte entre dealers, comme il en était sans doute question ici, faisait rarement dans la philanthropie. Le commissaire poursuivit l’interrogatoire. — Des témoins ? — Z’avez vu l’immeuble ? La moitié des appartements sont des squats. La plupart des occupants ont foutu le camp dès qu’ils ont entendu les sirènes. Alors, pour ce qui est des témoins… — C’est une vraie supérette de la came, ici. Ça devait défiler comme dans un moulin. Et vu le boxon, je doute fort que personne n’ait rien entendu. Démerdez-vous pour me retrouver les locataires de ce taudis et arrangez-vous pour les faire parler. Marsac n’était pas dupe. Il connaissait par cœur la loi du silence qui régnait dans ce genre de milieu. Quelque chose lui disait toutefois qu’il n’avait pas affaire à une simple vendetta entre trafiquants. Cela paraissait trop facile, trop évident, la violence du ou des tueurs témoignant d’un acharnement inhabituel. Le sang, le verre brisé, les murs défoncés… tout s’embrouillait dans son esprit. Le flic avait un mal de chien à se concentrer. Les flashs aveuglants de l’I.J. lui brûlaient les rétines, renforçant le mal de crâne qui ne le quittait plus depuis l’aube. L’absence de sommeil commençait sérieusement à se faire sentir et son addiction aux antidépresseurs n’arrangeait rien. Il fallait qu’il prenne l’air avant de vomir ses tripes sur le plancher. Au pied de l’immeuble, alors qu’il s’évertuait à refouler sa nausée, une berline noire attira son attention. Même dans son état, son instinct ne l’avait pas totalement abandonné, flairant à cet instant l’arrivée de nouveaux ennuis. — Je te croyais déjà au placard, Marsac. Avec ses cheveux poivre et sel parfaitement peignés, son costume de bonne coupe et ses chaussures vernies, Bertrand Schneider, le charismatique patron de la Brigade des Stupéfiants, ressemblait plus à un parrain de la mafia qu’à un flic. Seule la mention « police » inscrite au dos du pare-soleil de son véhicule contredisait cette impression. — T’as rien à faire ici, Schneider. Un type s’est fait descendre, ça relève de la Crim’, pas des Stups. — Yacine Chouqri faisait l’objet d’une enquête de nos services. Le procureur veut qu’on collabore sur ce coup. Devant la mine renfrognée de son collègue, Schneider sortit de sa poche un document qui mit fin aux tergiversations. — Ça ne m’enchante pas plus que toi, mais le Parquet ne nous laisse pas le choix. À d’autres. Marsac savait pertinemment qu’il n’était plus en odeur de sainteté en haut lieu. Cette coopération forcée ne devait rien au hasard. Le patron des Stups ne mettait que rarement les pieds sur les scènes de crime. Sans doute pour ne pas salir ses chaussures, plaisantait-on jusque dans ses services. Sa présence n’était qu’une preuve supplémentaire que l’échéance était proche. En remontant dans sa voiture, Paul Marsac se demanda où le mènerait cette nouvelle enquête, dans quels bas-fonds, dans quelle fange de l’âme humaine. Il se demanda aussi s’il aurait le temps de la conduire jusqu’à son terme. Pour l’heure, son urgence était ailleurs. Les derniers cachets de son flacon venaient d’achever leur course dans son œsophage. Il était temps de faire le plein et de trouver une pharmacie où on ne le connaissait pas encore. ***
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER