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Samuel Atlan était un homme singulier. Bien qu’il approchât des trente-quatre ans, on pouvait considérer sans médire qu’il était véritablement né un soir de février 1978, après qu’il fut trouvé, errant, sur le bord d’une route, à quelques kilomètres de Strasbourg. Très vite, « l’inconnu de la D60 », comme les médias le surnommèrent, avait fait la « une » des journaux. La région tout entière et bientôt au-delà, s’était passionnée pour ce gamin dont personne, pas même lui, ne connaissait les origines.
C’était l’une des raisons pour lesquelles le petit Samuel intrigua tant les foules, son histoire mystérieuse. Tout le monde se souvenait du récit de l’homme qui l’avait découvert, un chasseur de la région rentrant chez lui au terme d’une journée passée à traquer l’étourneau. Au détour d’un virage, sous une pluie battante, il avait manqué de percuter une silhouette sortie de nulle part, avant de s’aviser qu’il s’agissait d’un enfant.
Lorsqu’il s’en était approché, il l’avait trouvé hagard et désorienté, le visage couvert de sang, incapable de raconter ce qui lui était arrivé. Une amnésie rétrograde que les médecins mirent sur le compte de cette blessure à la tête, probable conséquence d’un choc v*****t dont personne, y compris le principal intéressé, ne connaissait la cause.
L’enquête de gendarmerie avait d’ailleurs très vite tourné à vide. Samuel n’avait pas de papiers, ses vêtements ne comportaient aucun signe distinctif qui aurait pu permettre de l’identifier et personne n’avait signalé sa disparition. Seul élément remarquable : une petite marque derrière son oreille droite, sorte de brûlure de forme triangulaire aux contours imprécis. Pour le reste, tout ce qui précédait sa septième année, l’âge qu’on lui estimait, ressemblait à une gigantesque page blanche.
Ce qui avait suivi s’était avéré plus surprenant encore. Depuis ce jour précis de février 1978, Samuel se souvenait de tout, dans les moindres détails. Rien, absolument rien de ce qu’il l’entourait ou de ce qu’il ne faisait que croiser furtivement du regard n’échappait à sa formidable mémoire. C’était comme si chaque élément, du plus prégnant au plus anodin, se trouvait instantanément gravé dans les méandres de son cerveau. Un cas rare d’hypermnésie, diagnostiqué par les plus éminents spécialistes.
Six mois après qu’on l’eut trouvé, Samuel avait été adopté par le couple qui l’avait recueilli, les Atlan. Le chasseur et sa femme, installés depuis peu dans la région, désiraient y fonder une famille. Le jeune garçon, auquel ils offrirent un prénom et un toit, en fut le ciment inattendu. Les mois aidant, les médias se désintéressèrent peu à peu de l’affaire, le naufrage d’un pétrolier géant au large de la Bretagne venant bientôt occuper les gros titres des journaux.
Samuel Atlan grandit ainsi dans une indifférence relative, à l’exception de l’attention toute particulière que lui portèrent ses professeurs, subjugués par sa prodigieuse faculté à ingérer et à retenir le savoir. Pour la communauté scientifique, son cortex s’apparentait à un gigantesque réceptacle où chaque information était traitée et immédiatement classifiée, de façon à ce qu’elle puisse resurgir à la moindre sollicitation. Conversations, événements, calendriers remontants sur des décennies… La somme des éléments que cette mécanique semblait capable de retenir aurait donné des complexes au plus puissant des ordinateurs. Un don que Samuel payait par de fréquentes et violentes migraines, auxquelles aucun des praticiens qu’il consulta ne parvint à mettre un terme.
Élève brillant, mais solitaire, l’ex-enfant mystère se mua par la suite en étudiant frondeur, rebelle d’un système qui n’admettait les différences que lorsqu’elles le servaient et le nourrissaient. Sa première année passée à l’université en fut la triste illustration. Malgré des résultats scolaires toujours excellents, Samuel se distingua par quelques coups d’éclat destinés à rappeler qu’il n’était pas que cette bête de foire, cette curiosité scientifique, comme la nommaient les médecins, mais bel et bien un être humain à part entière.
C’est ainsi qu’on découvrit, un soir d’avril 1989, qu’il organisait chaque lundi des parties de poker clandestines au sein de sa résidence universitaire, jouant de sa prodigieuse mémoire sur le dos d’étudiants naïfs et avides de sensations fortes. Samuel apprendrait plus tard qu’il ne dut qu’à l’intervention de ses professeurs de ne pas être renvoyé ce jour-là, ce qui ne l’empêcha nullement de récidiver dans les semaines qui suivirent, délocalisant son petit cercle de jeu à l’extérieur du campus.
À dire vrai, ce n’était pas tant les cartes qui l’intéressaient que l’idée de se mettre au défi, non pour satisfaire les ambitions d’un tiers, mais pour son propre compte. Une provocation d’autant plus grisante qu’il excellait dans cet exercice, ce qui, d’une certaine manière, n’était pas non plus mauvais pour son ego.
En bref, au cours de cette première année d’étude, Samuel s’amusa. Le retour sur Terre eut lieu l’année suivante, lorsque son père adoptif, Joseph Atlan, succomba à une balle perdue au cours d’une partie de chasse. Un choc d’une violence inouïe pour l’adolescent, qui voyait avec cet homme s’éteindre la première personne dont il avait croisé le visage depuis le début de sa seconde existence, à l’âge de sept ans. Son tout premier souvenir.
Dès lors, l’étudiant rebelle s’assagit. Il renonça au jeu, rentra peu à peu dans le rang, n’eut même plus besoin de tricher pour obtenir de mauvais résultats – tout n’était pas qu’affaire de mémoire – et se découvrit une passion pour les langues. Le déclic eut lieu lors d’une série de voyages qu’il fit au cours de l’année 1990. Espagne, Grèce, Italie, Europe de l’Est, Maghreb… Chaque destination fut pour lui l’occasion de renouveler son plaisir d’étrangeté, repoussant pour un temps la profonde affliction dans laquelle l’avait plongé la mort de son père. Un changement d’atmosphère salutaire auquel la découverte de langues nouvelles s’ajouta pour générer en lui l’apaisement qu’il poursuivait de ses vœux.
Sa vocation naquit ainsi, au contact de ces langages qui lui étaient inconnus, et que ses capacités de mémorisation lui permirent rapidement de maîtriser. En quelques mois seulement, il en domina les méandres grammaticaux, en retint les alphabets, les accents et les graphies. Au terme de son cycle d’études, Samuel parlait couramment plus d’une quinzaine de langues, dont les deux tiers ne faisaient pas partie de sa formation initiale.
Quand il en eut fini des voyages et de ses études supérieures, il mit à profit ses connaissances et occupa plusieurs années durant un poste de traducteur au sein du Parlement européen. Il était l’un de ces invisibles, l’une de ces voix dans les oreillettes, retranscrivant en temps réel les discours des députés. Mais Samuel avait un défaut : il s’ennuyait rapidement. Et lorsqu’il s’ennuyait, il lui fallait un nouveau défi.
L’opportunité se présenta sous une forme inattendue, quand, un jour qu’il s’effarait de la piètre traduction d’un roman scandinave dont il avait lu la version originale, il s’était permis d’en réaliser une nouvelle mouture avant de l’envoyer à l’éditeur. Trois semaines plus tard, ce dernier le contactait en personne pour lui proposer un engagement, qu’il obtint au terme d’un simple entretien.
Quatre années à présent qu’il officiait en tant que traducteur de romans étrangers pour le compte d’une importante maison d’édition parisienne. Il était désormais ce nom sur la page de garde, juste au-dessous de celui de l’auteur, cet inconnu qu’aucun lecteur n’aurait été capable de mentionner, mais à qui ils devaient de lire leurs écrivains préférés dans leur langue maternelle. L’activité comportait un double avantage : d’une part, la possibilité de travailler depuis son domicile. D’autre part – et cela en découlait – un certain isolement, loin de déplaire à son caractère solitaire.
Car Samuel n’avait jamais été très sociable. Il n’avait que peu d’amis, se bornait bien souvent aux visites et relations d’usage et n’avait jamais fait partie d’une b***e. Cette personnalité, il la devait aussi à son don. L’inconvénient, quand on n’oubliait jamais rien, c’est qu’on n’oubliait jamais rien, le bon comme le mauvais, d’où une tendance naturelle à la mélancolie.
Pour le reste, Samuel Atlan vivait comme tout le monde, l’hypermnésie en plus. Il possédait un téléphone portable, bien qu’il soit vide du moindre numéro. Les agendas et autres blocs-notes n’avaient jamais franchi le seuil de son appartement strasbourgeois. Quant aux Post-its ornant la porte de son réfrigérateur, ils n’étaient là que par jeu, le jeune homme trouvant amusant qu’une série de jurons rédigés en arabe puissent être pris, par l’esthétisme de leur graphie, pour de la poésie. On ne notait ni ne conservait rien d’essentiel lorsqu’on possédait la capacité de se souvenir de tout.
Aujourd’hui, nous étions jeudi, il était 11 h 30 et Samuel sortait d’une nouvelle séance. Depuis quatre mois qu’il se conformait à ce rituel, suivant en cela le conseil prodigué au cours d’un déjeuner par Gerhardt Kirschner, un ami eurodéputé allemand, il avait fait d’indéniables progrès. Certes, ses migraines n’avaient pas cessé, mais elles se faisaient plus rares, moins virulentes aussi. Il se souvenait pourtant des réticences qu’il avait émises avant de se laisser convaincre de tenter l’expérience.
— Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider, Sam.
— M’aider à quoi ?
Samuel avait toujours détesté les endroits bondés. Il s’y passait trop de choses, l’obligeant à un surcroît de concentration pour ne pas être assailli par les millions de détails insignifiants dont il ne souhaitait pas encombrer sa mémoire. Kirschner, lui, appréciait cette brasserie toujours pleine comme un œuf sur les coups de midi. La foule le distrayait un peu des interminables séances de l’Assemblée européenne. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié lorsque Samuel y travaillait encore et conservaient depuis d’excellentes relations.
— Vous aider à comprendre l’origine de vos migraines. Ne me dites pas que cela ne vous intrigue pas ? Pas vous qui maîtrisez tout de votre vie, vous que j’ai vu retenir les noms des sept cent quatre-vingt-cinq membres du Parlement alors que vous n’y étiez en poste que depuis deux jours ?
Samuel avait souri. À vrai dire, il n’était plus très sûr de vouloir connaître la vérité. Depuis la mort de son père adoptif, il avait plus ou moins renoncé à en apprendre davantage, conformément à la promesse qu’il avait faite à sa mère. Après tout, n’avait-il pas vécu vingt-sept années dans l’ignorance et ne s’en était-il pas plutôt bien sorti ?
— L’homme dont je vous parle n’est pas n’importe qui. C’est l’un des meilleurs spécialistes dans son domaine. Je suis certain qu’il peut vous apporter quelque chose.
En prenant la carte que son ami lui avait tendue, Samuel n’avait pu totalement masquer sa curiosité. La proposition l’intriguait, lui qui n’aimait rien tant que les nouveaux défis. Peut-être son inconscient lui dictait-il qu’il était temps pour lui d’en savoir plus. Peut-être que la solution se trouvait là, quelque part, nichée dans cette pratique dont il ignorait tout. Au fil des séances, il avait acquis la certitude d’avoir fait le bon choix.
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