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6 Paris, 16e arrondissement. Yann Kessler arriva sur les coups de sept heures du matin, stationna son véhicule devant l’hôtel particulier à façade haussmannienne et salua le portier. Il savait qu’à cette heure, le professeur était déjà debout. Depuis qu’il avait pris sa retraite, Jacob Rosenberg, ancien directeur de recherche à l’Institut Pasteur, s’obligeait à se lever chaque jour à six heures afin de ne pas rompre avec les habitudes prises durant sa vie professionnelle. Surtout, il ne voulait en aucun cas se laisser aller à l’oisiveté inhérente aux personnes de son âge, non par peur de la mort, mais par celle de la déchéance physique et mentale. Lorsque Kessler pénétra dans le vaste bureau du premier étage, paré de boiseries et de bibliothèques richement dotées, il trouva son mentor en tenue de sport, achevant ses exercices matinaux. À plus de quatre-vingts ans, le doyen, cheveux blancs en bataille garnissant un front large et tavelé, sous lequel deux yeux bleu pâle surgissaient comme des éclairs, semblait au mieux de sa forme. Lorsqu’il vit son ancien élève entrer, il se précipita vers lui, abandonnant brusquement ses appareils de remise en forme. — Montrez-moi ! Yann sourit, retrouvant dans cette entrée en matière l’énergie et la curiosité qui l’avaient tant fasciné lorsqu’il effectuait son internat sous sa tutelle, une décennie plus tôt. L’empressement de Rosenberg était à la mesure du cas qu’il souhaitait lui soumettre. D’un geste de la main, le vieil homme débarrassa à la hâte les papiers qui encombraient son bureau et invita son visiteur à y poser le dossier qu’il avait sous le bras. Puis il prit connaissance des différents documents qu’il contenait, en survola certains d’un rapide coup d’œil, s’attarda sur d’autres, avant de livrer ses premières conclusions, enthousiaste. — Mon cher Yann, je crains fort que vous n’ayez raison. Vous tenez là un authentique cas de chimère génétique. Kessler sentit tous ses muscles se détendre. En venant ici, il ne craignait rien tant que décevoir l’homme qu’il considérait, lui, l’orphelin ballotté de foyers en famille d’accueil pendant son enfance, comme son père spirituel, en médecine tout autant que dans l’existence. Jacob Rosenberg était une légende dans sa partie, précurseur de nombreuses avancées médicales, dont celles de la génétique et des thérapies qui en découlaient. Il avait été l’un des premiers à entrevoir le potentiel que représentait la recherche sur les cellules souches, bien avant les polémiques éthiques et législatives qui désormais l’entouraient. — Savez-vous quelle est la probabilité que cela se produise ? Kessler ânonna. — Moins d’une centaine de cas sont décrits dans la littérature médicale. — Exactement. Ce phénomène est parfaitement exceptionnel. Pendant longtemps, on a même mis en doute la possibilité de son existence. Tout est là pourtant, sous nos yeux : le double génotype, la présence des lignes de Blaschko{1}… L’ancien professeur énuméra les symptômes. Aucun ne manquait à l’appel de l’étonnante pathologie, résultante improbable de la fusion de deux œufs ne formant plus qu’un seul embryon et qui voyait, au sein d’un même organisme, coexister deux ADN différents. Voilà ce qui avait tant attisé la curiosité de Kessler lorsqu’il avait eu les résultats des analyses sanguines du « patient X » entre les mains. — Sait-on d’où vient cet homme ? — Du Chili, d’après les officiers des douanes qui nous l’ont amené. C’est hélas tout ce que nous en savons. Le reste est dans le dossier. — Dans ce cas, que doit-on faire pour en apprendre davantage ? — Reprendre les symptômes un à un et remonter jusqu’à leur origine. Yann Kessler se souvenait par cœur des leçons que lui avait inculquées son ancien professeur. Il se rappelait sa vision si particulière de la médecine, qu’il entrevoyait presque comme une enquête policière. Si l’on ignorait les antécédents médicaux d’un patient, il fallait recueillir tous les indices pouvant permettre de les découvrir. Dans le cas présent, ils étaient en nombre : fractures anciennes et multiples ; décoloration de la peau, des cheveux et des yeux, paranoïa aiguë, confusion des langues. Rosenberg analysa chacune d’elles. — Les fractures sont à l’évidence la marque de mauvais traitements. Elles sont anciennes, mais ont visiblement été soignées. Si elles sont le résultat d’actes de maltraitance, elles peuvent très bien être à l’origine de sa paranoïa. — Vous ne trouvez pas ça étonnant ? Je veux dire, pour quelle raison aurait-on torturé cet homme si c’était pour ensuite lui prodiguer des soins ? — J’ai déjà vu bien plus surprenant, mon cher Yann. En matière de cynisme et d’abjection, l’homme est capable de battre tous les records, croyez-moi ! Le praticien parlait d’expérience. Il n’avait pas toujours été l’illustre Jacob Rosenberg, ce génie auquel le monde médical vouait une admiration sans bornes. Son autre histoire s’amorçait soixante ans dans le passé, dans la terreur de la France occupée, lorsque la Gestapo était venue le chercher chez ses parents, un soir d’hiver 1943. Il n’avait que vingt ans, toute la vie devant lui et n’avait commis qu’une erreur, celle de rejoindre, dans le plus grand secret, un réseau local de résistance. La suite, il l’avait racontée dans un livre, écrit près d’un demi-siècle plus tard, sur les cendres d’un passé devenu trop lourd à porter. « Moi, Jacob Rosenberg, rescapé de l’Enfer », best-seller vendu à plus de cinq cent mille exemplaires, revenait en détail sur ce qu’il appelait lui-même les évènements. Les faits parlaient d’eux-mêmes. Interrogé et torturé dix jours durant dans les locaux de la police allemande, il avait ensuite été déporté au camp de concentration de Buchenwald où il avait passé les deux années suivantes, jusqu’à la libération. Lorsque ce qu’il lui restait de famille était venu le chercher à l’hôtel Lutetia, au printemps 1945, elle avait eu peine à le reconnaître. Décharné, ne pesant que trente-quatre kilos, il n’avait plus rien du gaillard athlétique gravé dans la mémoire de ses proches. Réchappé de l’horreur, Jacob Rosenberg s’était tu cinquante années durant, enfouissant dans un coin de son cerveau, comme en sommeil, le souvenir de l’infamie, s’abandonnant dans le sport et l’obsession de la forme physique, construisant une carrière qui ferait bientôt de lui l’un des pères de la médecine moderne. Alors oui, Jacob Rosenberg n’avait plus rien à apprendre lorsqu’il s’agissait de constater l’effarante cruauté dont les hommes semblaient capables. — Les décolorations de la peau, des cheveux et des yeux sont beaucoup plus intéressantes. L’absence de mélanine peut être la conséquence de nombreuses maladies génétiques, mais les dépigmentations de l’épiderme sont irrégulières, tout comme sa blondeur anormale. Tout cela dénote que la fusion des deux génotypes est inachevée, voire incomplète. On en viendrait presque à croire que cet homme est le fruit d’une expérience ratée. Kessler s’étrangla. — Une expérience ? Vous voulez dire que son état ne serait pas… naturel ? — J’en doute fortement. Les rares cas de chimères complètes connus à ce jour ne présentent pas de tels signes extérieurs, si bien qu’il est impossible de les détecter sans examens approfondis. De quel pays avez-vous dit que le patient venait ? — Du Chili. L’avion duquel il est descendu était en provenance directe de Santiago. Vous pensez qu’il y a un rapport ? — Comment savoir ? Encore faudrait-il connaître précisément de quel endroit il sort et… Rosenberg s’interrompit subitement. L’une des photos du dossier à laquelle il n’avait pas prêté attention jusqu’alors semblait le clouer sur place. Le regard totalement absorbé par le cliché, l’ancien médecin, bouche entrouverte, donnait l’image d’un boxeur qu’on aurait mis K.O. debout. En s’approchant, Yann Kessler découvrit alors ce qui retenait tant l’attention de son mentor, une photo de profil du « patient X » réalisée par la police des douanes, sur laquelle on distinguait, juste derrière l’oreille droite, une petite brûlure de forme triangulaire. ***
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