Chapitre premier
Lundi 4 juin.
Au volant de sa Mini Cooper blanche, Nathalie conduisait à vive allure sur la route côtière coincée entre la petite mer de Gâvres et l’Océan. D’un côté, le décor rude et dépouillé de la rive sud de la petite mer ; de l’autre, le bleu vif de l’Océan orné du blanc de l’écume qui écrêtait les vagues. Mais de ce panorama Nathalie n’avait cure. Elle fulminait contre les premiers touristes de ce début de saison qui prenaient tout leur temps, n’ayant aucune raison de se presser. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Déjà dix-huit heures trente ! Le geste la fit dévier vers le milieu de la chaussée, et lui valut le coup d’avertisseur rageur d’un camping-car venant en face. Nathalie se rejeta promptement sur la droite. Comble de malchance, l’armée lui avait fait perdre trente minutes supplémentaires en fermant l’accès à la langue côtière en raison d’essais de tirs. Elle tapota nerveusement sur le volant. Toujours la même histoire : au début, on a l’éternité devant soi, puis tout s’accélère. Julien l’avait pourtant mise en garde contre le retard qu’elle allait prendre. À l’évocation du nom aimé, Nathalie sentit un poids au milieu de sa poitrine et la tristesse l’envahir. Il lui faudrait patienter une semaine avant de le revoir, autant dire des siècles.
Elle aperçut sur la droite les premières fortifications de Port-Louis. Elle était proche de Gâvres, à cinq minutes de L’Éolienne, sa demeure située au sud de la pointe, mais elle aurait dû être rentrée pour dix-sept heures. Qu’allait penser Georges ? Bien sûr, elle aurait pu le prévenir depuis son portable, mais le courage lui avait manqué. La peste, ce tracteur qui maintenant se traînait devant elle ! À ce rythme, ce n’était pas cinq, mais au moins dix minutes qui lui seraient nécessaires pour regagner le home familial. Nathalie déboîta, aperçut au loin, en sens inverse, une caravane qui lui semblait ne pas avancer bien vite. Avait-elle le temps de doubler ? Elle se porta à la hauteur du tracteur, appuya sur l’accélérateur ; la caravane se rapprocha dangereusement. Nathalie écrasa le frein, se rabattit derrière le tracteur. Mon Dieu ! je suis inconsciente, j’allais me tuer, s’affola-t-elle, alors que la caravane la croisait tous phares allumés, le conducteur lui adressant un doigt vengeur. Une sueur froide lui baigna le dos, tandis qu’elle frissonnait de peur rétrospective. Elle dut presser ses mains sur le volant pour les empêcher de trembler. Enfin, après de longues minutes, collée prudemment à l’arrière du tracteur, celui-ci lui laissa le champ libre à l’entrée de Gâvres. Devant l’église Saint-Gildas, elle prit à gauche vers la côte, doubla l’ancienne ferme du XVIIIe siècle en cours de rénovation, et deux cents mètres plus loin s’engagea sur le chemin de Porh-Kemen qui menait à L’Éolienne.
Nathalie se gara devant l’imposante demeure traditionnelle au toit en ardoise, remit prestement de l’ordre dans sa longue chevelure noire, et quitta sa Cooper. Dans le silence de cette fin de journée, ses pas résonnaient d’une façon qu’elle jugea sinistre sur les gravillons du jardin, comme les pas de quelqu’un qui va se présenter devant un implacable examinateur.
Instinctivement, elle chercha Ranko du regard. Mais son épagneul ne répondrait plus jamais. Sa trop courte existence s’était achevée trois semaines plus tôt, quand le camion d’un livreur trop pressé avait fauché l’animal. Georges lui avait suggéré de le remplacer au plus vite, mais elle s’y était refusée : il n’y avait et il n’y aurait jamais qu’un seul Ranko.
Nathalie poussa la porte d’entrée, pénétra dans la maison silencieuse. La gorge sèche, elle se rendit à la cuisine pour se servir un verre d’eau. Elle portait le verre à ses lèvres, contemplant la jetée de galets qui s’étalait en contrebas, quand elle entendit la voix derrière elle.
— Alors, ma chérie, c’est à cette heure que tu rentres ?
Nathalie se retourna brusquement. Elle n’aimait pas lorsque Georges l’appelait « ma chérie », cela ne présageait rien de bon.
— J’étais très inquiet. Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné pour m’annoncer ton retard ? poursuivit-il.
— Je suis stupide, Georges, j’étais avec Corinne à Étel, et nous avons papoté comme de vraies commères, sans regarder l’heure. De plus, au retour, je suis restée bloquée un bon moment à cause des essais de missiles.
— Je sais que tu étais avec Corinne. Comme souvent le lundi. J’ai appelé plusieurs fois, j’ai même laissé un message, mais ton portable était sans doute éteint, comme d’habitude…
Nathalie s’efforça de réfléchir le plus sereinement possible. Georges, ne la voyant pas rentrer, avait vraisemblablement téléphoné vers dix-sept heures quinze ou dix-sept heures trente. Elle jugea prudent de se justifier.
— Après avoir quitté Corinne, je me suis rendue à Rosavel. Notre expo de peinture est proche, et il y a plein de choses à préparer. Ensuite, je suis descendue jusqu’au port. J’ai fait quelques vérifications sur notre bateau, puis me suis promenée. Il faisait tellement beau que j’ai voulu en profiter. Bientôt, on sera envahi de vacanciers, ça va être une cohue pas possible, surtout si ce beau temps se maintient.
Georges la considéra, un léger sourire sur les lèvres.
— Voyons, tu n’embrasses pas ton pauvre mari qui se fait tant de souci pour toi ?
Nathalie s’avança, se pencha sur Georges, lui effleura les lèvres.
— C’est curieux, tes cheveux sentent le tabac.
Julien ! Julien qui n’arrivait pas à renoncer à ses sacrées cigarettes ! Les cigarettes après l’amour sont irremplaçables, prétendait-il. Résultat : elle se retrouvait tout imprégnée de leur odeur.
— Ce sont les cigarettes de Corinne. Elle vient de recommencer à fumer. Elle prétend que ça lui calme les nerfs. Elle stresse, car sa boutique de fringues ne marche pas aussi bien qu’elle l’espérait. En voici une, par contre, qui attend l’arrivée des touristes avec impatience.
Nathalie se reprenait tout doucement. Elle s’en voulait de son attitude résignée, presque fautive. Après tout, que Georges aille au diable, lui et ses maudites questions ! Elle décida de couper court.
— Dis-moi, Georges, et si je nous préparais un apéritif ? Que dirais-tu d’un petit whisky ?
Et sans attendre la réponse, Nathalie se dirigea vers le salon. Au passage, Georges tendit le bras, lui entoura les hanches, appuya sa tête contre elle.
— Il faut me comprendre, ma chérie. Depuis mon accident, j’ai toujours peur lorsque tu prends le volant. Je ne parviens pas à me raisonner, c’est plus fort que moi.
Nathalie passa la main dans les cheveux de son mari, essayant de mettre dans cette simple caresse toute l’affection dont elle était capable, puis se dirigea vers le bar. Georges, pendant quelques secondes, observa d’un air pensif la silhouette de sa femme qui s’éloignait, puis mit son fauteuil roulant en mode de marche automatique.
* * *
Le repas du soir fut morne. Nathalie entretenait une conversation languissante à laquelle Georges ne participait le plus souvent que par monosyllabes. Il fallut en attendre la fin pour que Georges consente à se fendre d’une phrase complète :
— Tu ne me demandes pas pourquoi j’ai essayé de te joindre cet après-midi ?
— Mais tu m’as dit toi-même que tu t’inquiétais pour moi.
— Je ne me suis inquiété qu’à partir du moment où tu n’étais pas revenue à l’heure dite.
Nathalie se mit sur ses gardes. Avait-elle commis un impair ? Ce serait bien dans le style de Georges de la laisser mijoter tout le repas avant de lui assener une phrase assassine de son cru. Affectant un air détaché, elle se leva de table.
— Je vais préparer le café. Et alors, que voulais-tu donc me dire ?
— Sophie nous a appelés. Elle rentre d’Angleterre dans trois semaines. Je voulais te mettre tout de suite au courant. Je pensais que ça te ferait plaisir d’avoir des nouvelles de notre fille, de savoir qu’elle nous reviendrait plus tôt que prévu.
Dans l’instant, Nathalie se sentit soulagée.
— Eh bien, en voilà une bonne nouvelle ! Et comment s’est passé son dernier trimestre ?
— Encore mieux que prévu. Désormais, elle parle couramment anglais. Je crois qu’elle a hérité de mes facilités pour les langues. Tu sais que tu devrais t’y remettre sérieusement, ma chérie. Ne pas parler anglais, aujourd’hui, c’est une véritable infirmité.
Cause toujours ! Question infirmité, ça ne vaut pas la tienne, mon pauvre Georges, rumina Nathalie qui s’en voulut aussitôt. C’était odieux de sa part. Georges avait vu sa vie brisée à la suite de son accident d’auto, il y avait de cela presque deux années. Une période de cafard s’était ensuivie, remplie de pulsions suicidaires. Puis, tant bien que mal, après une longue psychothérapie, il avait réussi à faire face. Il s’était plongé dans l’écriture, une histoire de Port-Louis, ce qui, disait-il, constituait son meilleur remède. Elle devait le comprendre : lui, si actif, avait dû renoncer à tant de choses qu’il aimait. N’était-il pas normal que son humeur fût parfois si sombre ? Elle reconnaissait qu’il faisait le maximum pour dépasser son handicap, vivre sa vie de la façon la plus autonome. À sa place, comment aurait-elle réagi ? Elle préférait ne pas y songer.
* * *
Plus tard, au lit, incapable de trouver le sommeil, Nathalie sentit la culpabilité refaire surface. Tromper Georges alors que depuis son accident leurs échanges amoureux étaient devenus presque inexistants, n’était-ce pas ignoble ? Et pourtant, à trente-cinq ans, elle avait bien le droit de vivre sa vie. Elle repensa au texto que lui avait envoyé Julien, qu’elle avait lu et relu avant de se coucher : « J’espère que tu es bien rentrée, mon amour. Je t’aime de tout mon corps. Tu me manques déjà. » Oui, elle avait bien le droit de vivre sa vie. Il fallait juste que Georges n’en souffrît pas.