Chapter 3

1585 Mots
II Mardi 5 juin, fin de matinée. Étel. Loïc Guermeur remisa dans le tiroir de son bureau la flasque de whisky dont il venait de vider un bon tiers. Une multitude de vaisseaux éclatés marbraient ses pommettes et son nez. Il se renversa dans son fauteuil, rota bruyamment. La matinée ne lui avait apporté que des satisfactions. Le chantier de Carnac serait terminé dans les temps, ce qui n’était pas gagné d’avance, et, pour une fois, le rapport de l’inspecteur du travail ne l’avait pas trop esquinté. Dieu sait qu’il s’était pourtant méfié du petit nouveau, ce Maréchal, un gauchiste teigneux qui ne pouvait pas blairer les patrons. Maintenant, il allait pouvoir lancer l’opération sur Erdeven. Là, c’était le gros morceau pour la Guermex, entreprise de travaux publics dont il était P-DG et actionnaire majoritaire. La Guermex avait remporté l’appel d’offres à la surprise générale, soufflant le marché aux Constructions du Morbihan, pourtant bien implantées dans le secteur. Oui, tout allait pour le mieux pour Loïc Guermeur, à part l’histoire avec cette petite s****e de Marinette, son ancienne secrétaire. Elle avait démissionné pour un simple pelotage de fesses, et maintenant elle l’attaquait aux prud’hommes pour harcèlement s****l. Guermeur poussa un juron. Quand on ne veut pas se faire mettre la main au panier, on ne porte pas un string ! Et puis, il était de notoriété publique qu’elle ne faisait pas la fine gueule pour couchailler à droite et à gauche. Si elle voulait lui faire cracher du pognon, elle se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au fond de sa petite culotte. L’évocation de l’épisode Marinette lui rappela de fil en aiguille qu’on était mardi et qu’après-demain, jeudi soir, aurait lieu la réunion mensuelle du club. Guermeur consulta sa montre : midi moins le quart. C’était le moment d’appeler ce fainéant de Mangin qui, à cette heure, devait quand même être réveillé. Il s’empara du téléphone. Au bout de quelques secondes, on décrocha. — Allô ! C’est toi, Lisette ? C’est Loïc. Est-ce que ton homme est debout ? J’ai à lui causer. — Ne quitte pas, je vais chercher Dédé, lui répondit une voix cassée par des camions de cigarettes. Guermeur dut patienter de longues minutes. Pour tuer le temps, il eut recours à son tic favori qui consistait à se pétrir consciencieusement l’entrejambe. Il en profita aussi pour écluser une nouvelle portion du liquide malté. Enfin il perçut la voix de Dédé. — Salut, Loïc. Comment va ? — Comme c’est mené, Dédé, comme c’est mené. Tu m’excuseras de t’arracher à tes multiples occupations, mais tu sais pourquoi je t’appelle ? — Bien sûr. Pour qui me prends-tu ? Il est des rendez-vous qu’on n’oublie pas. — Bon. Y aura du matériel ? — Tout ce qu’il faut. Et une nouveauté dont vous ne me direz que du bien. Vous serez tous les quatre ? — A priori, pas de défection. Ah, au fait, l’Angliche voudrait une « spéciale » comme il y a deux mois. Tu peux lui préparer ça ? — Hum ! celui-là, avec ses idées tordues, il va finir par me causer de sérieuses emmerdes… Enfin, je vais voir… Je vais faire mon possible, mais je ne promets rien. Il se rappelle du tarif ? Je veux du cash. — T’en fais pas. Le fric, c’est pas un problème pour ce mec. — Bon. C’était juste une réflexion comme ça. Vous vous pointez comme d’habitude, à vingt et une heures ? Et pour le repas, la même chose ? — Surtout ne change rien au repas ni à ce qui suit, mon Dédé d’amour. Car c’est comme ça qu’on t’aime… Sur ce, Loïc Guermeur raccrocha et absorba une nouvelle lampée de son breuvage favori. Il regarda de nouveau sa montre-bracelet. Midi. Il reprit le téléphone et composa le numéro de Yann, un de ses conducteurs de travaux. — Yann ? C’est Loïc. Dis donc, tu rentres chez toi, ce midi ? Non ? Alors, retrouve-moi sur le parking, on va bouffer chez Jeannette. * * * Me Richard Doucy achevait la lecture du compromis de vente. Les jeunes mariés qui lui faisaient face paraissaient ravis. Devenir propriétaire constituait sans doute un des premiers objectifs de leur jeune vie maritale. Il caressa le lobe de son oreille droite qu’il ornait depuis peu d’un petit anneau d’or. Il avait longuement hésité à se parer de cette fantaisie, la jugeant peu digne de son statut, mais Soizic, sa jeune maîtresse, avait su le convaincre. « Avec tes sempiternels costumes noirs et ton crâne rasé, tu as l’air sinistre. Un anneau à l’oreille, ça fera plus décontracté, plus jeune, quoi ! » Sa femme, en revanche, n’avait pas apprécié et lui avait fait la gueule ; mais, de toute façon, elle lui faisait toujours la gueule. Les jeunes mariés apposèrent leur paraphe au bas des pages de l’acte, se confondirent en remerciements envers le notaire. Lui, n’avait qu’une hâte : voir disparaître ces amoureux transis dont le conformisme lui donnait la nausée. D’ailleurs, tout lui donnait la nausée en ce moment. Il leur donna pourtant congé de son allure la plus solennelle, car il savait que c’était ce que ces deux godiches attendaient d’un notaire digne de ce nom, et, après tout, pourquoi décevoir les tourtereaux ? Sitôt le jeune couple parti, Me Doucy se tourna vers son clerc : — Vous pouvez me laisser, Robert, nous nous en tiendrons là pour l’instant. — Vraiment, Maître ? Mais nous devions traiter le dossier Gabourieux qui a déjà pris du retard et… — Eh bien, j’ai changé d’avis, nous verrons cela plus tard. La voix cassante du notaire n’incita pas Robert à persister dans son zèle professionnel. Hâtivement mais sans bruit, comme à son habitude, il rangea ses affaires et, plus rat de couloir que jamais, quitta le bureau de son patron. Une fois seul, le notaire se laissa aller dans son fauteuil et porta la main à sa poitrine. Il percevait les battements précipités de son cœur. Depuis peu, à cause du manque, les crises d’anxiété avec leur cortège d’appréhensions en tout genre étaient bien plus fréquentes. À cela, il ne connaissait qu’un seul remède efficace : Peter Allison. Me Doucy se saisit de son portable. Comme de coutume, il tomba sur la boîte vocale. Peter ne répondait jamais directement. S’appliquant à prendre un ton détaché, il demanda qu’on le rappelle le plus rapidement possible. Son message déposé, Me Doucy frotta ses mains humides l’une contre l’autre. Il était prêt à prier Dieu, Vishnou, ou n’importe quelle autre divinité pour que Peter lui réponde sans tarder. Il alluma une cigarette, obligé de tenir son briquet à deux mains pour contenir leur tremblement. Enfin, au bout de quelques minutes d’attente, la tonalité de son portable se fit entendre. C’était Peter. — Peter, mon Dieu ! Vous ne pouvez savoir à quel point je suis content que vous me rappeliez. J’ai terriblement besoin de vous. Me Doucy se rendait compte que sa voix était hachée, tendue, et cela l’irritait au plus haut point. Il s’en voulait de se présenter dans un tel état de soumission. — Hello, Richard. Que vous arrive-t-il ? Je vous sens crispé, mon vieux. Pourquoi êtes-vous si nerveux ? Peter Allison prononçait « Ritchard », à l’anglaise, et s’exprimait avec lenteur, son léger accent donnant un ton caustique à son phrasé. — Peter, vous devez me dépanner. Je ne me sens pas bien du tout. — Oh déjà, mon cher ! Mais votre dernière commande date à peine de la semaine dernière ! — Et alors ? C’est mon problème, non ? (Oh oui ! c’était son problème, il ne pouvait mieux dire…) Mais il me semble que vous y trouvez votre compte, n’est-ce pas ? — Je vous en prie, gardez votre calme, je sens que vous allez devenir vulgaire. Les questions d’argent sont secondaires entre deux gentlemen comme vous et moi. Rassurez-vous, le club se réunit jeudi soir, et je vous apporterai ce que… — Il est hors de question que j’attende jusque-là ! Pour obtenir ce qu’il désirait, Me Doucy, notaire respecté à Étel et dans ses environs, était prêt à abdiquer toute dignité, jusqu’à supplier s’il le fallait. — Peter, il faut me livrer aujourd’hui. Bon Dieu ! ne me laissez pas tomber, vous savez bien que votre prix est le mien. — OK, Richard, calmez-vous. Tonton Peter répond toujours présent quand ses amis sont dans le besoin. Je vais vous remettre sur les rails, mon vieux. « Caroline » sera dans votre boîte aux lettres personnelle cet après-midi, vous avez ma parole. Et vous me paierez jeudi soir au Cormoran, ça vous va comme ça ? — Oui… euh… je vous remercie, Peter. Merci beaucoup. Je savais que je pouvais compter sur vous. À l’autre bout, il entendit Peter Allison émettre un petit rire moqueur. Exténué mais soulagé, Me Doucy éteignit son téléphone. Il promena son regard sur le bureau lambrissé, la moquette épaisse, les fauteuils en cuir, puis sur le portrait du père dominateur qui lui faisait face. Enfin, il s’attarda sur la grande glace, et, une fois de plus, ce qu’il vit lui fit honte. * * * La porte du bureau de Christian Mercillac, directeur de l’agence ételloise de la Morbihannaise de Crédit, s’était refermée avec fracas. Chris, comme il aimait à se faire appeler par ses amis, ne décolérait pas. Sous prétexte qu’il venait de refuser une nouvelle ligne de crédit, il lui avait fallu endurer insultes et intimidations. Non mais, quel culot ! Il avait dû l’éconduire sans ménagement. Mercillac tritura nerveusement les poils de sa moustache. Au bout du compte, il se trouvait victime de sa réputation. Le bouche à oreille le disait peu regardant pour lâcher du crédit. Il est vrai qu’il s’était montré complaisant avec beaucoup trop de gens en échange de compensations variées. Le dernier audit diligenté par sa direction lui avait valu une sévère mise en garde : retour rapide à l’orthodoxie, sinon il s’exposait à une mutation express avec rétrogradation, le tout assorti d’une mise à l’épreuve d’une année. Heureusement, la Guermex avait décroché l’appel d’offres pour la construction du complexe de loisirs à Erdeven. Guermeur pourrait ainsi faire face à ses échéances, ce qui améliorerait sérieusement la situation de ses encours. Cependant, il lui faudrait être plus prudent à l’avenir. Et l’autre qui s’était permis de le menacer. « J’ai besoin de cet argent ! Accordez-moi ce que je vous demande, sinon je raconte tout ce que je sais sur vous et vos copains, ainsi que sur vos soirées spéciales. C’est pas joli, joli… ça pourrait faire du boucan ! » Non mais ! pour qui se prenait-il ? À quoi faisait-il allusion ? Au club ? Une bouffée de colère l’envahit. Christian Mercillac détestait plus que tout qu’on lui dictât sa conduite.
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