Les Discrets-2

2009 Mots
Au moment même où je la posais, je me rendis compte de l’absurdité de ma question. Il y répondit, haussant légèrement les épaules : – Nous sommes les discrets. Il est tout à fait naturel que vous n’ayez jamais entendu parler de nous. – Soit. Imaginons que vous soyez membre d’une sorte de confrérie, ou que sais-je encore. Tout se sait, mon cher. Même les grands prêtres des ordres les plus mystérieux sont fichés dans le Who’s Who, et leur nom s’étale dans les magazines. – C’est qu’ils ont intérêt à procéder de la sorte, monsieur Spinoza. Ils vivent de cette semi-obscurité. Le marécage où ils s’enfouissent les protège et les révèle. Ils aiment le chien et loup. L’obscurité les tuerait net. Nous ne visons pas ce genre de compromis : l’anonymat sûr et intégral est notre couverture. Nous ne cherchons pas à la soulever, jamais, car notre but n’est pas d’exciter les fascinations et les jalousies des autres, mais de disparaître du monde. Nous sommes plus absents aux yeux du commun que la plus occulte des sociétés secrètes. Il ajouta : – Vous connaissez forcément un commerçant sur le visage duquel vous ne jetez jamais le moindre regard, un buraliste fantôme, un boulanger anonyme. C’est nous. Vous avez parfois l’impression de remarquer quelqu’un dans une foule, puis de ne pas réussir à le retrouver. C’est nous. Neutres, effacés, insignifiants. Nous sommes tout cela, et c’est notre force. – Soit. Et quel est le but ? – Le but ? Il n’y a pas de but. Il n’y a qu’un sens, mais nous seuls sommes en mesure de l’appréhender. – La nuance est subtile. – Pas tant que ça. Les sociétés secrètes dont vous parliez nourrissent, effectivement, des buts : elles tentent de provoquer des événements, d’agiter un peu l’eau du bassin. Elles ont partie liée avec les lobbies, elles intriguent dans les coulisses. Pas nous. Nous nous contentons de laisser le monde glisser sur nos vies comme l’eau sur les plumes d’un canard, c’est tout. Nous ne troublons rien, ne soulevons rien. Nous ne faisons pas de politique, n’avons nul intérêt en commun. Nous n’échangeons pas d’argent, et nous ne faisons, jamais, le moindre prosélytisme. – C’est presque trop joli pour être honnête, dis-je en ricanant. – Vos plaisanteries ne vous mèneront nulle part, dit Pinson d’un air affable. Êtes-vous cynique au point que vous ne puissiez imaginer qu’il existe, quelque part sur cette Terre, ou même dans cette ville, des gens sincèrement désintéressés ? – Vous faites tout cela pour l’amour de l’art, en somme ? – Si vous voulez. Il ne souhaita pas m’en dire plus. – Nous ne discuterons ni vos tarifs, ni vos méthodes, dit-il au bout d’un temps de silence. Nous glisserons une enveloppe dans votre boîte aux lettres. C’est comme ça que nous procédons. Juste du liquide : nous n’avons pas de compte commun. – Je m’en serais douté. – Et j’oubliais : si vous acceptez notre proposition, il faudra vous libérer sur-le-champ. Nous avons besoin de vous dès maintenant. L’heure est grave. Je hochai la tête : – Juste une question, si ce n’est pas trop abuser de votre patience. – Je vous en prie. – Pourquoi m’avoir choisi, moi, plutôt que n’importe lequel de mes confrères ? Son visage se fendit d’un large sourire : – Parce qu’il me semble que vous êtes le seul à occuper votre singulier créneau, dit-il. Que diraient vos aimables collègues de tout ce dont je viens de vous entretenir ? Sans doute, ils me prendraient pour un fou. – Pas si vous alignez la monnaie. On s’accommode de tout, vous savez. – Acceptez-vous ? – J’accepte, dis-je, trop heureux, dans le fond, d’échapper à mon marasme du moment. Lorsque ma secrétaire sera revenue de ses pérégrinations, elle vous communiquera mes tarifs. Pour l’heure, je suis à vous. Nous réglâmes les consommations. Tandis que nous franchissions les portes coulissantes, je lui demandai : – J’imagine que vous comptez me présenter vos petits camarades ? – Quelques-uns, oui, ça tombe sous le sens. Nous n’aurons pas de secrets pour vous. – Ça ne risque pas de les traumatiser, au moins, si je leur pose quelques questions ? – Nous verrons cela. De toute façon, n’ayez aucune crainte là-dessus : nous vous laisserons faire à votre guise. Nous ne sommes pas là pour vous apprendre votre métier. Mais il faut que vous sachiez quelque chose : si nous nous sommes résolus à vous contacter, c’est bien malgré nous. Nous n’avons pas le choix. Il nous a fallu surmonter bien des pudeurs. – Bel exploit. Je l’agaçais. – Nous ne sommes pas si folkloriques que vous le pensez, monsieur Spinoza, et le problème qui nous préoccupe ne mérite pas d’être traité sur le mode de l’ironie. – Je ne prends jamais mes clients pour des imbéciles, dis-je sèchement, et quant à ma manière, rassurez-vous, ce n’est qu’une insolence de façade. Vous n’avez qu’à y voir un trait de ma méthode. Dehors, devant les bâtiments boursouflés de vitrines, des gens pressés allaient et venaient en poussant leur Caddie. De la publicité s’étalait ici et là : pancartes, banderoles, oriflammes claquant au vent. Dans le ciel, saturé de couleurs hystériques et d’ampoules clignotantes, un dirigeable ridicule vantait les mérites d’un soda. Nous marchions de concert à travers le labyrinthe immense du parking. La toile de mon imperméable frottait contre les carrosseries, je cognais parfois contre les rétroviseurs ; Pinson, lui, filait là-dedans comme s’il ruisselait : rien ne le heurtait, rien ne venait le perturber. Il était aussi fluide que l’air. – Ne me quittez pas des yeux, monsieur Spinoza, sans quoi nous courons le risque de nous perdre à tout moment. – C’est un combat perdu d’avance, ironisai-je. Vous êtes trop fort pour moi. – Je ferai en sorte de ne pas vous semer, dit-il en se fendant d’un mystérieux sourire. Tâchez seulement de ne pas vous égarer tout seul. – C’est promis, je ne vous lâcherai pas d’une semelle. – Nous allons prendre les transports en commun, indiqua-t-il. – On a vu plus discret, si vous voulez mon avis. J’ai une voiture garée sur ce parking. Il s’arrêta et haussa les épaules : – Que croyez-vous, monsieur Spinoza ? Que votre véhicule nous protège de la curiosité ? Avez-vous encore ce fantasme d’automobiliste ? Chaque voiture est une cage, dans laquelle on est plus sûrement cerné que dans la foule. Le pare-brise est une loupe. Je ne parle même pas du bruit, qui signe chaque engin et fait pétarader l’identité de ses occupants à des kilomètres à la ronde. – Maintenant que vous le dites… – Les transports en commun sont des forêts touffues. On y voyage sous le couvert des pardessus et de parapluies. On s’y camoufle plus efficacement qu’un militaire dans ses replis de jungle, car on est fait de la même étoffe que cette foule qui flue et reflue. On en est la chair même, monsieur Spinoza. – C’est une cachette paradoxale, tout de même. Il sourit. – Le paradoxe est la demeure du discret. Telle est sa condition. Il ne se repose que dans l’ambiguïté, ne se promène qu’entre deux eaux. Le doute est son manteau. Il rejette ce qui va de soi et tout ce qui a trait au bon sens, ce puissant toxique. La certitude est une clairière où l’on peut vous tirer comme un lapin. Je n’opposai plus de résistance. En quelques dizaines de minutes, son discret magnétisme avait presque eu raison de ma volonté. Tout ce que j’avais avancé, toutes mes provocations, il les avait dégommées d’une pichenette, affectant ce petit air amusé. Il avait dans le regard cet éclair affûté, ce doute plus acéré qu’une certitude. Pinson savait des choses que j’ignorais ; à côté de ses finesses, ma propre manière d’appréhender la réalité m’apparaissait comme un paquet confus. Je le suivis jusqu’à l’arrêt de bus. Il se fondit dans la file d’attente et s’y effaça. Un gros type essoufflé qui voulait passer à travers le tout manqua de le renverser. Mais Pinson était un maître de l’esquive et l’autre le frôla sans même le soupçonner. Lorsque le véhicule ouvrit ses portes et que le flot des passagers s’ébranla, il s’y faufila avec une rare souplesse, sans toucher ni heurter personne, sans coup d’épaule ni piétinement. Pour ma part, je jouai des coudes comme je pus, tentant de surnager dans le bouillon de gabardines et de chapeaux qui clapotait tout autour de moi, glissant à demi sur le marchepied, me rétablissant de justesse pour enfin le rejoindre, dans la pâtée humaine jusqu’au fond du véhicule. Je pris d’un coup pleinement conscience de ma balourdise et ce sentiment de volume ne me quitta pas durant tout le voyage. Tout autour de nous, les gens se compressaient, s’avachissaient les uns sur les autres. Ça formait des paquets humains, des blocs. Seul, Pinson était libre. Je respirais mal, mais lui semblait à son aise, relâché, parfaitement imbriqué dans le décor. Son visage respirait l’ordre et le calme, la concentration et l’apaisement. Il avait tout du moine zen perdu au cœur de la métropole mais, à la différence des religieux, Pinson ne luttait pas contre le monde, ne lui opposait nulle forme de sagesse ou nul secret dont il aurait été le détenteur : il se contentait d’en faire partie, de s’effacer en lui. Je le regardais, en plissant des yeux pour ne pas le lâcher : lentement, il semblait s’absenter, et la matière même de son corps me parut subitement s’alléger, s’évaporer. Le monde glissait sur lui sans même le décoiffer, ni chiffonner les plis de son veston. À l’arrêt suivant, il traversa la foule comme un rideau de brume et sortit à l’air libre. À force de bousculades et de coups divers, je parvins à grand-peine à le rejoindre. Il filait sur le trottoir, en slalomant entre les gens comme un serpent. Je dus courir pour ne pas le perdre. – Bon sang, Attendez-moi ! Je n’ai pas votre agilité ! – Je voulais simplement vous faire une petite démonstration, dit-il en souriant. – C’est convaincant. – Je ne vous le fais pas dire. – La modestie n’est pas votre fort, lâchai-je perfidement. Il s’arrêta d’un coup, et me toisa. – La modestie n’a rien à voir là-dedans, monsieur Spinoza, et notre savoir n’est pas de l’orgueil. C’est une maîtrise objective, une science véritable. Nous ne prétendons pas avoir plus de génie que les autres, nous nous félicitons simplement d’avoir mis au point une méthode, d’avoir dégagé des Lois du quotidien, comme un sculpteur tire du bloc de marbre le visage qui y était caché. Voilà notre seul titre de gloire. – Je ne voulais pas vous vexer. – La discrétion, poursuivit-il en reprenant la marche, est un art martial. Un combat. Mais il n’y a personne d’autre à vaincre que soi-même. Progressivement gagné par le soyeux anonymat de mon guide, je m’absorbais dans notre déambulation, m’enfonçant peu à peu dans son marécage d’effacement. Les gens autour de nous glissaient comme des ombres. – Sur un champ de bataille, poursuivit-il, si un homme triomphe de cent autres, on le déclare vainqueur. Mais s’il se vainc lui-même, c’est une plus grande victoire encore. Tel est le précepte sur lequel se fonde notre méthode, patiemment ciselée au cours de nombreuses années. Tout en marchant, nous arrivâmes dans un square au centre duquel glougloutait une fontaine publique. Il s’arrêta brusquement, et déclara : – Monsieur Spinoza, ils sont trois, repérez-les. – Trois quoi ? – Trois discrets, voyons. Trois de mes collègues sont là, dans ce square, et vous regardent en ce moment même. Trouvez-les. – C’est un jeu de devinettes ? Une charade ? Un rébus ? demandai-je. – C’est une introduction à notre philosophie, monsieur Spinoza. Je crois que vous gagneriez à chercher : cela vous renseignera sur la nature même de notre « pouvoir ». Le désagréable sentiment d’être pris pour un enfant, ou de repasser mon certificat d’études, m’envahit. Mais l’assurance de Pinson, je l’ai déjà dit, commençait à me fasciner, et ses mots sonnaient comme des ordres. Il avait raison : si j’arrivais à repérer les trois drilles qui s’étaient embusqués dans le décor, peut-être trouverais-je aussi le truc. Car il y avait là quelque ficelle, j’en étais sûr : une manipulation confinant à l’hypnose, à laquelle j’avais pourtant toujours été réfractaire. Je me concentrai, décidé à faire de mon mieux. Qu’y avait-il exactement dans ce square ? Sur un banc, derrière la fontaine, un vieil homme lisait. À ma droite, une femme poussait un landau. Bientôt, elle quitta les lieux. Il n’y avait personne d’autre. J’eus beau fouiller les massifs du regard (« N’insistez pas par là, ils ne sont pas cachés. »), inspecter brin par brin les pelouses et les parterres, je ne parvins pas à repérer qui que ce soit. – Vous ne trouvez pas ? demanda Pinson avec un petit air de triomphe. – Laissez-moi encore un peu de temps, je vais y arriver. – Il faut s’en donner les moyens. Concentrez-vous un peu, que diable ! Il eut un petit rire espiègle. Je m’éloignai de quelques pas. Bon sang, ça ne devait pas être si sorcier. Comment faisaient-ils ? Je ressassai l’image de Pinson dans le bus, son regard vide, ses traits relâchés. À mon tour, je me détendis, et tentai d’oublier qui j’étais. Autour de moi émergèrent des sons autres que ceux que j’étais accoutumé à déceler. J’entendis les pages que le vieux, là-bas, sur son banc, tournait de ses doigts ridés, qui froissaient le papier. J’entendis le vent qui sifflait dans les taillis. Un regard. Personne. Ne pas me déconcentrer. Je fermai les yeux. Mes tempes bourdonnaient comme une ruche. Lentement, je m’évaporais. Au bout d’un moment, je me sentis seul, profondément seul, terriblement abandonné, et j’ouvris les yeux sans conviction, presque par lassitude.
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