Les Discrets-3

2002 Mots
Alors, je vis, en un éclair, trois silhouettes, juste derrière Pinson. Mais le choc ralluma ma conscience, et elles s’évanouirent en un tournemain. – Bon sang, Pinson, là, là, ils étaient là ! Derrière vous ! – Du calme, Spinoza, fit-il en souriant. Vous avez raison, ils sont toujours là, et vous les avez presque vus. Je suis content. Un à un, les trois hommes sortirent du néant, et me saluèrent. C’était trois pauvres types dans le style de Pinson, complètement et terriblement voués à l’anonymat, insipides, inodores, et sans relief. Trois petits génies. Inutile de les décrire plus avant : trois discrets, trois individus banals, si communs qu’on avait peine à les différencier les uns des autres. L’un d’eux se présenta : – Je suis Paul Durand, et voici mes collègues, Jean et Pierre. Nous vous remercions d’avoir favorablement réagi à notre demande. Nous craignions votre refus. – Les petites démonstrations de Pinson ont suffi à aiguiser ma curiosité. De quoi s’agit-il exactement ? La mine de Paul s’allongea : – Eh bien, monsieur, figurez-vous que… Nous avons un problème. – C’est ce que je me suis laissé dire. Donnez-moi des détails. – Suivez-nous. Je leur emboîtai le pas. Nous descendîmes la petite rue qui jouxtait le square. Ils s’évanouissaient presque à chaque pas, comme si le sol se dérobait sous eux, dévoilant d’improbables chausse-trapes. Forçant leur nature, ils s’évertuaient pourtant à ne pas se fondre totalement dans le décor, laissant assez d’eux-mêmes dans leur sillage pour que je ne les perde pas tout à fait. Dès que leur attention se relâchait, ils se confondaient avec les pierres, le trottoir, s’évanouissaient dans l’air, en vrais caméléons urbains. Mais, à la différence de l’ingénieuse bestiole, eux ne prenaient pas la couleur de leur milieu immédiat : ils faisaient dans la transparence, s’adaptant à tout et s’effaçant sur tout, comme des gants translucides qui glissent sur des mains de peau. Durand ouvrit une petite porte, et nous pénétrâmes à sa suite dans une cage d’escalier noyée d’ombre. – C’est au premier, dit-il d’un ton grave. Une pancarte ancienne précisait : « Il est interdit de grimper en sabots. » – Il n’est pas de première fraîcheur, votre gourbi, dis-je. Pinson me fit signe de me taire. En silence, nous gravîmes les marches, qui grinçaient comme des ressorts de matelas. C’était un immeuble commun : la cage d’escalier s’auréolait d’une lueur terne distillée par les fenêtres en gros verre qui formaient, dans le mur incolore, des sortes de vitraux exsangues. Au plafond pendaient des lampes passées de mode. Un méchant bouquet végétait sur le rebord de la fenêtre ; à chaque étage, des plantes vertes étiraient leur nullité caoutchouteuse. Arrivés au premier, au fond du couloir, dans un recoin, Durand ouvrit une porte avec une clef et, s’écartant, m’invita à entrer. – Après vous, dit-il simplement. Le spectacle qui s’offrit à moi me glaça d’effroi. C’était un intérieur quelconque, meublé avec peu, ternement tapissé, tristement arrangé. Sur les commodes, on avait réuni les objets les plus communs de la Création : un chien en porcelaine posé sur un napperon, une boule de neige évoquant La Grande-Motte, un volume du Reader’s Digest. Sur le canapé, triste et moche, une couverture à carreaux avait été disposée, vraisemblablement pour ne pas salir. Les fauteuils de vieux cuir étaient cloutés de laiton usé. Quant aux cadres, ils béaient sur des paysages mal peints, recuits, délavés, où les perspectives se rentraient dedans, dans des assauts de couleurs fades : des croûtes, mais sans ostentation. Juste de la vieille marine, de l’estampe ratée, de l’image d’Épinal. Plus loin, un abécédaire tricoté achevait de planter le décor. Au fond, un petit homme était cloué au mur. Cette vision d’horreur me poursuivit longtemps : ce pauvre type épinglé, agrafé d’un coup de poignard au fond de la salle à manger, semblait me regarder sans comprendre. Il se tenait raide, vidé, les yeux ébahis, comme surpris. Au-dessus de sa tête, une main criminelle avait écrit avec son sang un mot, qui détonnait singulièrement dans le contexte : « VU ! » – Qui est-ce ? demandai-je en me passant la main sur la nuque, pour dissiper le frisson. – L’un des nôtres. Il s’appelait Jean. – Comment avez-vous su ? – Les discrets ne se parlent pas, ou seulement en de rares occasions. Mais nous savons avec précision ce que fait untel, et où se trouve tel autre. Jean n’a pas donné signe de vie pendant deux jours, et nous sommes venus vérifier. – Vous êtes sous surveillance perpétuelle en somme. – Si vous voulez, mais nous préférons dire que nous nous reconnaissons, précisa Paul. Lorsque l’un d’entre nous déserte ses habitudes, la rumeur se répand instantanément. – Comprenez bien qu’un discret se doit d’obéir à des petits rituels, ajouta Pinson. Le quotidien est sa cachette. – Faudrait voir à alerter les flics, dis-je. – Ne vous inquiétez pas. Nous allons prévenir la police, dit Pinson, mais il y a tout un protocole à respecter. – Un protocole ? fis-je, sans parvenir à détourner les yeux de ce visage éteint, cette tête de cire à jamais figée. – Nous avons beau être discrets, précisa Pinson, nous n’en sommes pas moins inscrits sur les registres de l’état civil. C’est même un des traits saillants de notre méthode, ajouta-t-il. – C’est-à-dire ? demandai-je en commençant à détailler la pièce du regard, à la recherche d’un indice. – En forçant le trait, en disparaissant totalement de la circulation, en désertant les annuaires et les dossiers, nous attirerions invariablement l’attention. Ce n’est pas notre manière. Nous ne sommes pas des marginaux : il nous faut nous fondre dans les règlements, les paperasses. Et quand l’un d’entre nous vient à mourir, il importe de prévenir l’administration, et même la police. C’est l’un de nos points de dogme. L’évidence. Ce qui est évident n’est pas visible. Ce qui est évident se fond dans le décor. En évitant le secret, la dissimulation, en nous présentant à l’heure aux guichets, au travail, en montrant nos papiers, en obéissant aux règles et aux obligations sociales, nous évitons la singularité, qui est l’ennemi de la discrétion. Une mort naturelle déclarée dans les règles permet aux nôtres de partir en paix, en laissant le moins de traces possibles. Mais un meurtre met en péril notre confrérie. Voilà pourquoi nous devons suivre un protocole, monsieur Spinoza. Nous ne pouvons pas décrocher le téléphone comme si de rien n’était, car ce serait le poste, l’interrogatoire, les recoupements, et un véritable séisme pour notre communauté. C’est vous qui vous en chargerez. – Moi ? – Vous avez vos entrées dans la police, j’imagine ? C’est un lieu commun pour un privé. Faites croire que vous avez découvert le corps par hasard, lors d’une enquête de routine. Je vous recontacterai par la suite. Nous comptons sur vous. Un silence affreux régnait. Les quatre discrets retenaient leur respiration, visiblement pendus à mes lèvres : – Bon, dis-je, un peu gêné, c’est entendu, je vais m’en occuper. En voyant les traits de leurs visages se détendre, je me sentis soudain investi d’une mission qui dépassait le cadre de mes habituelles enquêtes. Il n’était plus question de filer le train de Madame, de surveiller Monsieur, d’arrêter l’abominable Untel, ou de protéger Machin : j’avais sur mes épaules le destin de cette petite confrérie tout entière. Moi seul pouvais écarter la menace qui pesait sur eux: vu le petit décor macabre que j’avais sous les yeux, je n’avais pas affaire à un rigolo, mais à un véritable artiste du crime, un de ceux qui tuent à l’esthétique comme on carbure aux excitants. Je tournai la tête. Ils avaient complètement disparu, comme s’ils s’étaient évaporés. Je passai un coup de fil aux flics et me mis au travail en attendant la cavalerie. Dans cet intérieur abyssalement commun, je ne trouverais sûrement pas de traces : le crime était l’œuvre d’un perfectionniste, pas le genre à laisser ses doigts traîner partout avec sa signature en filigrane, à écraser ses cigarettes pleines de rouge à lèvres dans le cendrier, à maculer le tapis de ses chaussures sanglantes. Ce que je cherchais, de toute façon, ce n’était pas une empreinte ou un cheveu, mais plutôt l’accroc dans la tapisserie d’une vie lisse, la petite anicroche biographique, l’infime élément problématique qui permettrait de comprendre pourquoi ce discret-là décorait maintenant les murs de son salon. Dans la penderie, des costumes gris repassés au millimètre dormaient sous des housses rectilignes ; à côté, sur une étagère, une dizaine de chemises beiges un peu amidonnées. Les cravates étaient pliées dans un tiroir. Ni trop sobres ni trop voyantes, elles étaient juste assez de mauvais goût pour qu’on les oublie. Dans leurs boîtes, d’impeccables chaussures cirées avec modestie, dans le carton à chapeau un couvre-chef sans envergure. Dans la salle de bains, une brosse à dents classique dans un classique verre à dents. Du savon. Des serviettes. Je m’énervais presque. Il n’y avait décidément rien à trouver là-dedans. Au fond du placard, je mis la main sur un sac, que je vidai sur la table. Il était farci de cartes postales. Mon rythme cardiaque s’accéléra : enfin une passion, même infime, une marotte. Ce genre de vice renseigne plus sûrement que toute autre chose. Untel s’avère un redoutable monomaniaque, tel autre un romantique transi, et le masque lisse de l’existence se fissure soudain, dévoilant les contours d’un visage. J’auscultai ces cartes, guettant les signatures, les mots doux, mais dus déchanter bien vite. C’était des cartes neuves, achetées par lots, jamais postées, jamais manipulées. Certaines n’étaient pas déballées, et dormaient dans leur sac en papier. Les flics déboulèrent une heure plus tard. Le lieutenant Tringlet, adjoint à chapeau mou, flanquait l’imposante silhouette du commissaire Augustin Pélage. Que dire de Pélage ? Ce policier tout en ballottements nerveux, tout en contractions rebondies, ne connaissait que moi. À chaque fois que nos chemins se croisaient, cela tenait du télescopage. On s’emboutissait sur les scènes de crime, s’y arrachant des indices, s’épiant de travers, lui pour m’extorquer mes talents, moi pour guetter le coup de Jarnac. Nos intérêts divergeaient par nature. Lui cherchait à étouffer l’affaire sous le poids de touffues procédures. Moi, je fouillais au scalpel pour trouver le détail. J’étais l’angle aigu et lui l’obtus. Quant à Tringlet, il avait l’œil en oignon et le front plissé de soupçons. Son petit menton lui faisait un nœud. Il portait les cheveux plaqués sur les tempes, à grand renfort de brillantine et se parfumait, chose horrible, avec un mélange d’arnica et de papier moisi. Dans le sillage du commissaire, il apportait une touche toute personnelle à cette persistante odeur de police – faite de vieux cuir de chaussure, du tweed de pardessus mouillé, de tabac froid et d’alcool de prune – que Pélage ingérait pour s’éclaircir l’esprit quand il fallait penser. Il s’épanouissait à l’ombre de son maître, comme une sorte de champignon, et dissimulait son inquiétante maigreur dans un imperméable flou, repassé avec les genoux, qui accentuait ses tristes contours de caricature. – Alors Spinoza, racontez-nous ça. Pélage s’assit sur le petit sofa, qu’il remplit généreusement, et me sourit, prêt à tout entendre, à tout comprendre, à tout pardonner. Dans un coin, les pandores s’activaient. On décrochait la victime. On époussetait les traces de doigts. – J’ai reçu hier au soir un coup de fil de ce type, commissaire, et je suis venu dès que j’ai pu. – Pour quelle raison, ce coup de fil ? – Je n’en sais rien, il n’a pas voulu s’expliquer plus avant. Il a tenu à me rencontrer au plus vite. – C’est un peu maigre. – Désolé commissaire, je ne sais rien de plus. – Ça m’aurait étonné, ironisa Pélage, ce n’est pas votre genre de savoir quelque chose, pas vrai ? – Je ne vois pas ce que vous voulez dire… J’étais désarmant de bonne foi, d’honnêteté, de candeur. Pélage, se fiant à son instinct et au démon subtil de l’intime conviction, me crut. – Allons, ne m’en veuillez pas d’être aussi tatillon, mais je sais que vous ne rechignez pas, de temps à autre, à dissimuler. – Pas cette fois commissaire, quel intérêt aurais-je… ? – Pas la peine de me faire votre numéro, Spinoza ! Vous savez très bien ce que je veux dire. Mais je vous comprends, d’une certaine manière, et même, je vais vous éclairer. Tringlet ! – Commissaire ? – Mettez Spinoza au parfum. – Mais… – Faites ce que je vous dis ! Me jetant un regard de biais, où se lisait toute la méfiance du monde, l’adjoint sortit de la poche de son pardessus un papier qu’il déplia. – Jean Dupont, lut-il, comptable chez Batillon, célibataire, sans enfant. Collectionne les cartes postales. Pratique le tennis. Puis il se tut, ponctuant son silence d’une reniflade. – Alors Spinoza ? fit Pélage en levant les sourcils d’un air professionnel. – Alors, si vous voulez mon avis, commissaire, il faut chercher du côté des passions de la victime. Les cartes postales, c’est louche. Pélage tapa des mains. – Et en plus, il cherche à nous égarer ! Il jeta un regard entendu à Tringlet. – Ça ne vous vient pas à l’idée, mon bon Spinoza, que la comptabilité peut être une activité dangereuse ? – Maintenant que vous le dites… – Batillon, les chaudières Batillon, ça ne vous dit rien ? – Je… Pélage se leva, didactique : – Il y a de l’argent, chez les Batillon, mon bon Spinoza, beaucoup plus d’argent que vous pouvez imaginer. Comptable, c’est un poste sensible, voyez ? – Je commence à entrevoir….
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