– Il m’attend en bas, dans ma voiture. Le procureur regarda le jeune homme… longuement. Tant de confiance en soi-même finissait par le remplir d’admiration. Le silence qui régnait entre ces deux hommes était effrayant. La destinée de chacun d’eux se décidait pendant ce silence-là… Des paroles définitives allaient être échangées après ce silence-là… – Vous savez ce que vous risquez, en venant me braver ainsi, moi, procureur impérial, dans mon cabinet, au Palais de Justice ?… fit lentement Sinnamari… – Rien !… Sans quoi je ne serais pas venu… Je ne risque jamais rien !… Vous savez pourquoi je suis venu… Je viens chercher Mlle Desjardies, que vous avez fait enlever… Où est Mlle Desjardies ? – Là !… répondit Sinnamari. Et très calme, il montrait la porte qui donnait sur le bureau du substitut… Robert Carel fit un mouvement vers la porte. Sinnamari étendit la main. – Un instant, dit-il. – Je suis pressé, fit remarquer sur le ton du plus insistant mépris le roi des Catacombes. – Pas plus que moi, répliqua Sinnamari. Et cependant vous n’êtes pas encore arrêté !… Robert Carel pâlit comme sous une mortelle offense en entendant ce mot : « arrêté ». Il croisa les bras : – Je suis ici seul, sans armes, devant vous, qui avez l’armée et la police à votre disposition, et un revolver dans le tiroir de votre bureau. Et cependant, je vous jure que vous ne m’arrêterez pas ! – Pourquoi ? demanda Sinnamari se levant. – Parce que je ne le suis pas déjà !… Il y eut un nouveau silence. La réplique était terrible pour Sinnamari. Elle lui révélait à lui-même ceci qui était l’absolue vérité : qu’il avait peur de faire arrêter le fils de ses victimes !… Et pour la première fois, il douta de lui-même, car, jusqu’alors, il avait cru qu’il n’avait peur de rien !… Il se rassit, tête basse. Quand il releva le front, il semblait avoir pris une grave résolution. – Monsieur, dit-il, pas de paroles inutiles entre nous !… Vous savez qu’il me suffit d’un geste pour vous faire arrêter, d’un mot pour perdre Mlle Desjardies qui est derrière cette porte, et cependant que vous ne reverrez jamais, si je le veux !… Eh bien ! je vais vous proposer ceci, moi, procureur impérial : la liberté, la sécurité pour vous, pour Mlle Desjardies et… pour son père, si vous voulez disparaître à jamais… – D’où ? demanda R. C., avec un sourire que Sinnamari ne vit point, car il en eût été épouvanté. – De mon chemin ! R. C., entendant ces mots, s’assit au bureau de Sinnamari en face de lui… Et, le regardant dans les yeux, la voix basse et sifflante : – C’est tout ce que vous avez trouvé. Votre justice a assassiné mon père, vous avez torturé ma mère, ma sœur a été livrée, à cause de vous, à la plus vile prostitution… Et moi ?… Qu’avez-vous fait de moi ?… Quelque chose de formidable et de ridicule, un homme dont on ne peut pas parler sans trembler ou sans rire : le roi des Catacombes !… L’empereur et le paillasse du crime !… Et quand, pour la première fois, nous nous rencontrons face à face, sachant, moi, qui vous êtes, et apprenant enfin, vous, qui je suis, voilà ce que vous trouvez à me dire : « Disparaissez de mon chemin !… » Voilà tout ce que vous me proposez… Un pacte qui me donne à moi la liberté et qui vous donne à vous, au nom du père assassiné, de la mère violée, de la fille flétrie et du fils maudit, le pardon !… L’oubli de vos crimes !… Insensé !… Et Robert Carel rit, rit effroyablement. Il reprit, farouche : – Savez-vous pourquoi je suis venu vous trouver aujourd’hui, monsieur le procureur impérial ?… – Pour chercher Gabrielle Desjardies, que je ne vous donnerai jamais… – Oui, pour chercher Gabrielle Desjardies, qui va descendre, tout à l’heure, de ce palais, à mon bras… et aussi pour autre chose de très important. Pour vous apprendre ceci : « Monsieur le procureur impérial, je vous ai condamné à mort ! » – Monsieur ! gronda Sinnamari. J’ai grande envie de vous tuer !… Et il fouilla dans son tiroir… – Ici ! railla R. C. Vous auriez tort !… Cela ferait beaucoup de cadavres dans vos bureaux, monsieur le procureur impérial !… On finirait par se douter de quelque chose, et ce nouveau scandale ne serait certainement point du goût de M. le procureur général, qui sera ici dans trois minutes… R. C. avait tiré sa montre. – Que voulez-vous dire ? interrogea Sinnamari… Et que vient faire dans tout ceci le procureur général ? – Mais c’est vous qui l’avez fait demander, monsieur le procureur impérial. – Moi ? – Vous-même !… Et d’urgence encore, vous excusant de ne pouvoir aller vous-même chez lui. – Vous êtes fou !… Je n’ai pas besoin de lui !… – Vous, non… Mais moi, oui… – Pour quoi faire ? demanda, inquiet cette fois, Sinnamari. – Pour lui remettre ceci… Robert Carel tira alors de la poche de son pardessus un étui dont la vue produisit sur le procureur impérial un effet foudroyant… C’était pour cette boîte de cuivre plate qu’il n’avait pas hésité à commettre un assassinat et à laisser condamner à mort Desjardies, la boîte de cuivre de Didier, dans laquelle se trouvaient tous les documents qui prouvaient son infamie et la preuve du rôle joué par lui dans l’affaire des décorations !… Comment cet étui se trouvait-il dans les mains de son pire ennemi… Voilà ce que, dans le désarroi de son esprit épouvanté, il ne pouvait comprendre. Il le croyait toujours au fond de son coffre-fort, chez lui, à son domicile, dans son cabinet de travail, dans lequel personne ne pénétrait quand il n’était pas là. Non seulement, il avait, lui seul, la clef et le secret de son coffre-fort, mais, lui seul, il avait la clef de son cabinet de travail… Était-il possible qu’un pareil larcin ait été commis chez lui sans qu’il s’en fût aperçu ?… Voilà aussi ce qu’il se serait refusé à croire si l’étui de cuivre n’avait été là, devant ses yeux !… Quand donc le vol avait-il été commis ?… Il essayait de se rappeler… Depuis quarante-huit heures il n’avait pas ouvert le coffre-fort. Quarante-huit heures auparavant l’étui était encore dans le coffre-fort. Et cependant, depuis deux jours, nul n’avait pénétré chez lui – nul n’était venu chez lui… Personne excepté, cette nuit même Liliane… Or, il ne pouvait même pas soupçonner Liliane, qui ne l’avait pas quitté un instant ! Et puis, comment soupçonner cette femme amoureuse d’une pareille trahison ?