Chapitre 2
À la gendarmerie de Paimpol, le temps était à l’orage et le major Mercier dans ses petits souliers ; son patron, le colonel Dupuy descendu de Rennes aux aurores, venait de lui passer une soufflante de grande amplitude qui dénotait un profond désarroi.
— Trois morts dans la même nuit, tués de la même façon, et vos hommes n’ont rien vu, Mercier ?
Raide, au garde à vous, Mercier demeurait stoïque sous la bourrasque :
— Rien, mon colonel.
— Ils ont de la m… dans les yeux ou quoi ?
De tels excès de langage trahissaient l’angoisse qui taraudait l’officier supérieur. D’ordinaire, c’était un homme service-service, certes, mais toujours courtois.
Le major Mercier se raidit sous l’affront et répondit d’une voix glacée, mais mesurée :
— Les hommes ont strictement appliqué les directives, et s’ils n’ont rien vu d’anormal, c’est qu’il n’y avait rien à voir.
Et toc ! Ça renvoyait la balle dans le camp de l’officier car ces directives, c’est lui qui les avait données.
Droit dans ses bottes, le major Mercier, et un regard qui ne cillait pas. Vingt-quatre ans de gendarmerie sans avoir encouru un blâme, sans avoir mérité un reproche, tout ça pour se faire traiter d’incapable ? Ses états de service plaidaient pour lui, nom de Dieu !
Le colonel Dupuy qui était son cadet d’une bonne dizaine d’années le savait. Et pour qu’il s’exprimât de la sorte, il fallait qu’il ait eu, lui aussi, à subir les foudres de sa hiérarchie.
Mercier rompit son garde-à-vous et, une règle à la main, s’approcha d’une carte qui couvrait tout un pan de mur :
— Voici l’itinéraire suivi par le véhicule de patrouille, mon colonel. La voiture a longé la côte, ensuite ils ont planqué au port pendant deux heures.
— Deux heures ? s’étonna le colonel.
Le major, qui ne laissait rien au hasard, revint vers son bureau et, après avoir consulté un document, précisa :
— Exactement de minuit dix à deux heures cinq, soit une heure cinquante-cinq.
— Vraisemblablement l’heure à laquelle le malheureux Bodin a été égorgé, dit pensivement le colonel.
Sa colère paraissait être tombée.
— Ils n’étaient pourtant pas loin de la Croix des Veuves.
Mercier acquiesça laconiquement :
— Pas très loin, en effet.
— Pourquoi sont-ils restés immobilisés si longtemps au port ?
Le major réprima un mince sourire.
— Une note de service nous a enjoints de concentrer notre surveillance sur les ports de plaisance. Il y a de nombreux vols de moteurs hors bord en ce moment et…
— Je le sais ! dit sèchement Dupuy.
Comment aurait-il pu l’ignorer ? C’est lui-même qui avait signé cette directive.
— Bref, constata-t-il, on n’est nulle part !
Il fit trois pas en avant, un demi-tour réglementaire et revint en trois pas à sa position initiale.
— Récapitulons, Mercier. Bodin a été tué au pied de la Croix des Veuves peu après minuit… Il semble qu’on ne lui ait rien dérobé.
Mercier acquiesça en hochant la tête.
— Affirmatif, mon colonel.
— Cette même nuit, poursuivit Dupuy, madame Suzanne Lancien subissait le même sort à Kerraout. Et une autre femme, madame Bénédicte Guyon, était liquidée de la même manière rue de Lanvignec. Tout ça dans la même nuit, et à peu près à la même heure…
Il se retourna brusquement vers le major :
— J’espère que je n’en oublie pas !
— Oh, fit Mercier choqué, parlez pas de malheur !
— Ces trois personnes, ajouta le colonel seraient apparemment des gens sans histoires qui habitent Paimpol depuis longtemps.
— En effet ! fit Mercier, sombre. Rien ne les reliait semble-t-il. En tout cas, elles n’avaient aucun lien de parenté. Et, chez elles non plus, on n’a rien volé.
Il y eut un silence et il ajouta :
— Pas de traces de lutte, pas de témoins, pas d’arme restée sur les lieux et même mode opératoire : un coup d’une extrême précision au cœur, suivi d’un égorgement… Et dans les trois cas, comme pour signer son crime, l’assassin a pris soin d’essuyer sa lame sur les vêtements de ses victimes.
Il souffla, découragé :
— À croire que ces crimes ont été commis par un fantôme !
— Je ne crois pas aux fantômes, grinça Dupuy, et aux fantômes portant un couteau, encore moins. Quant aux fantômes qui signent leur crime…
Il haussa les épaules, fit de nouveau trois pas dans un sens, puis trois pas dans l’autre et constata :
— En fait, tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait rien !
Il répéta rageusement :
— Rien !
Il écarta ses bras et claqua ses mains contre ses cuisses en signe d’impuissance :
— Eh bien continuez, Mercier, mettez tous vos hommes disponibles sur le terrain, creusez un peu la personnalité des victimes, leurs relations… Et l’enquête de proximité… ne négligez pas l’enquête de proximité, qui sait si un témoin de dernière heure ne pourrait pas nous apporter des éléments intéressants ?
— À vos ordres, mon colonel, dit Mercier en claquant les talons.
Il raccompagna l’officier supérieur jusqu’à la porte et serra la main qu’on lui tendait :
— Je compte sur vous, Mercier !
Quand la porte fut refermée, le major revint vers son bureau : il en avait de bonnes, le colon !
Il pressa un bouton d’interphone et jeta dans l’appareil :
— Leblanc, vous pouvez venir ?
Moins d’une minute après, un grattement se fit entendre à la porte.
Mercier commanda d’une voix forte :
— Oui !
La porte s’entrebâilla et une silhouette athlétique entra :
— Alors ?
— Alors, je me suis fait remonter les bretelles, pardi ! À quoi pouvais-je m’attendre ? Il paraît que mes hommes ont de la m… dans les yeux !
— C’est la meilleure ! s’exclama le nouveau venu d’une voix de basse. Je commandais la patrouille, j’aime autant vous dire que nous n’avons pas dormi une seconde !
— Je le sais bien, fit Mercier avec humeur, je le sais bien ! Dupuy est furax parce qu’il s’est fait assaisonner par la hiérarchie. Alors il répercute l’engueulade sur les hommes de terrain…
Il haussa furieusement les épaules pour constater :
— C’est de bonne guerre.
Puis il secoua la main droite énergiquement tout en faisant une moue qui en disait long :
— J’aime autant vous dire qu’il a dû s’en prendre plein la tronche pour être aussi agressif. Je ne l’ai jamais vu comme ça.
— De bonne guerre, de bonne guerre, marmonna Leblanc, je veux bien me faire engueuler quand je fais une connerie - encore que ce ne soit pas agréable - mais c’est encore plus déplaisant quand on n’a rien à se reprocher !
— Je ne vous le fais pas dire, fit Mercier sarcastique. Mais enfin, ce n’est pas vous qui étiez sous l’orage.
— Peu importe qui a servi de paratonnerre, cette engueulade valait pour tout le monde, même si vous étiez seul en première ligne, major.
— Ça va de soi, encore que je n’ai pas l’intention de renvoyer ça sur mes gars.
— Ça ne changerait rien au problème, assura Leblanc.
Il y eut un temps de silence, et il rajouta :
— Bon alors ?
— Alors quoi ?
— Quels sont les ordres ?
Mercier eut un bref rire sans joie :
— Les ordres ? Tenez-vous bien, Leblanc : creuser la personnalité des victimes, faire une enquête de voisinage… chercher le témoin miracle…
L’adjudant Leblanc haussa les épaules :
— Il n’y avait pas besoin de nous envoyer un colon pour nous dire ça, c’est l’ABC du métier !
Il eut une moue dubitative :
— Quant au témoin miracle, je ne demande qu’à le voir et surtout qu’à l’entendre.