Chapitre 1
Chapitre 1
Minuit venait de sonner à un clocher lointain, petite musique ténue dans le calme de la nuit. La lune dispensait une clarté blafarde sur la baie de Paimpol et la petite île de Saint-Budoc, posée sur une mer scintillante, se drapait dans un léger voile de brume.
Pas un souffle de vent, pas une ride sur la mer qui s’était retirée au loin, découvrant des îlets de roche invisibles à marée haute.
À gauche, l’anse de Launay étirait sa plage de sable blanc jusqu’à la pointe de l’Arcouest d’où l’on prenait le bateau qui faisait la liaison entre le continent et la merveille des merveilles, Bréhat, l’île aux fleurs.
Bien qu’il connût ces lieux - il y était né - depuis sa plus tendre enfance, Bodin était toujours saisi par la beauté irréelle de ce paysage auquel l’obscure clarté de la lune ajoutait une aura de mystère.
Il s’arrêta un moment pour jouir de la magie de l’instant, mais aussi pour souffler. Il revenait de la pêche à la crevette et, mine de rien, la pêche de nuit, ça vous crève son homme. Surtout quand on court sur ses soixante-dix ans, que côté poids on roule un peu en surcharge et qu’il faut, pour regagner le haut de la falaise, escalader un sentier de chèvres aussi raide à remonter que scabreux à descendre.
Pas étonnant qu’il fût seul. Déjà de jour, l’accès à sa zone de pêche était malcommode, pour ne pas dire dangereux, mais la nuit…
Bien peu s’y risquaient et c’est pour cela que Bodin y venait. Rien ne lui était plus pénible que de trouver un autre pêcheur en train de saboter ses trous. Car, qu’on ne s’y trompe pas, la pêche à la crevette telle que la concevait l’ancien bosco1 était un art ! Ce serait trop facile si le premier clampin venu connaissait la bonne manière de conduire son haveneau dans les failles de roche. Encore fallait-il les connaître, ces failles, le plus souvent masquées par un rideau de goémon, encore fallait-il savoir avancer son filet avec délicatesse, sans empressement, en épousant la découpe de la roche et ensuite le ramener lentement, mais fermement, sans à-coups.
Et là, quand on sortait le filet de l’eau, la récompense était d’entendre le floc, floc, floc… des bouquets qui se débattaient furieusement.
Non, ce n’était pas donné au premier venu…
Il s’appuya sur son haveneau comme en son champ le laboureur s’appuie un instant sur sa bêche pour récupérer d’un effort trop intense, en se demandant combien de temps encore il pourrait s’adonner à son passe-temps favori.
À chaque marée - il n’en manquait aucune - il lisait de l’inquiétude dans les yeux de sa femme.
— Firmin, lui disait-elle de sa voix douce, un peu geignarde, Firmin, tu n’es pas prudent…
Et Firmin Bodin, qui en avait vu d’autres sur le remorqueur de haute mer où il avait terminé sa carrière en qualité de bosco, haussait ses larges épaules en rigolant.
Quand on a affronté les tempêtes de force 12 en Manche ou en mer celtique avec un cargo en perdition au bout de la remorque, on ne peut pas envisager de laisser sa peau à la pêche à la crevette.
Mais les femmes, hein… Une femme de marin, ça passe sa vie à trembler.
Il rigola intérieurement : à trembler, ou à se consoler avec des gigolos pendant que le mari est en mer. Voilà ce que c’est que d’épouser des pin-up aux goûts de luxe.
Firmin, lui, avait pris pour femme Germaine Le Duc, une grosse fille placide de son village. Et sa Mémène, comme il l’appelait affectueusement, s’était révélée être une bonne épouse, et une bonne mère.
Dans son panier d’osier porté en bandoulière, il y avait une livre de bouquets et une demi-douzaine d’étrilles de belle taille. Comme d’habitude, Mémène apporterait les crevettes à ses petits-enfants, à Plouha, où son gendre était boulanger.
Les deux vieux, eux, se régaleraient des étrilles qui, tapies sur leur lit de goémon, attendaient leur triste sort en crachant un chapelet de bulles.
Avant de reprendre sa marche vers son cyclomoteur qu’il avait posé contre une haie, non loin de la Croix des Veuves, Firmin Bodin jeta un dernier coup d’œil sur l’immense champ de roches que, tout à l’heure, le flot montant recouvrirait à une vitesse incroyable. Tous les ans, des imprudents se laissaient surprendre par le flux et tous les ans il y avait des victimes.
Le marnage, sur cette côte, était particulièrement important. Il pouvait, aux grandes marées, aller jusqu’à 14 mètres, ce qui générait des courants particulièrement violents dont il convenait de se méfier.
Cependant, toutes les mises en garde que les autorités préfectorales publiaient dans la presse à chaque période de vives eaux n’évitaient pas les drames. Des imprudents faisaient toujours fi de ces recommandations et en payaient le prix fort.
Bodin, lui, n’ignorait pas ces dangers. Il commençait à pêcher deux heures avant l’étale de basse mer, et décrochait dès que le premier flot se faisait sentir.
Il avait ainsi une bonne marge pour se mettre à l’abri des courants les plus violents.
Derrière lui, le sentier pierreux qui menait à la côte entre les touffes d’ajoncs était désert. Cependant, Firmin avait cru entendre quelque chose. Une pierre qui roulait, peut-être…
Bizarrement, il frissonna. Ce n’était pas de froid, le temps était doux, ce n’était pas de peur. Peur de quoi ? Firmin, qui avait parcouru cette côte en long et en large depuis sa plus tendre enfance la connaissait jusque dans ses moindres recoins… Non, c’était un sentiment bizarre, une sourde inquiétude comme on peut en ressentir devant un danger que l’on ne fait que percevoir sans pouvoir l’identifier.
Les vieilles femmes aux coiffes blanches avaient rebattu les oreilles du garçonnet avec la sombre histoire de l’Ankou, ce squelette grimaçant qui, armé de sa faux, parcourait la lande dans sa sinistre carriole aux essieux grinçants, toujours en quête d’une âme à emporter.
Des conchennou2 de grand-mère, tout ça, qui faisaient trembler le petit Firmin sous la grosse couette de plumes.
Mais bien vite, il n’avait fait qu’en rire. Le maître d’école, un redoutable gaillard qui avait la main leste et lourde à la fois, leur avait expliqué péremptoirement que tout ça c’était des superstitions de l’ancien temps que les lumières de la science du vingtième siècle avaient éradiquées pour toujours. Pourquoi en cette nuit de septembre ces racontars lui revenaient-ils en mémoire et mieux, parvenaient-ils à le troubler ?
Ça devait être la lune. Elle brillait pleine, comme un soleil mort, et sa face blême qui jetait une clarté funèbre sur cette lande déserte ravivait tout soudain ses terreurs d’enfance.
Pourtant elle permettait de voir où on posait les pieds sur cette sente escarpée et ravinée qui coulait entre les prunelliers sauvages et les ajoncs défleuris.
Par moments, un nuage cachait l’astre et c’était comme si on coupait le courant. Les ténèbres s’appesantissaient soudain et Bodin ne pouvait plus alors se fier qu’au maigre faisceau jaunâtre de sa lampe frontale pour voir devant lui.
Ce qui n’était pas fait pour apaiser son malaise.
Il se secoua et reprit sa marche en s’efforçant de rire. On n’allait tout de même pas le dépouiller, ici, sur SA lande, pour deux poignées de crevettes et quelques crabes !
Mais il se rendait compte que son rire sonnait faux.
Il s’arrêta brusquement et se retourna d’un bloc. Rien… Il respira fort. La végétation rase de bruyère, d’ajoncs et de genêts embaumait, mêlant son odeur de campagne aux senteurs plus âcres de la marée basse.
Allons, il était presque rendu. Dans un quart d’heure il serait à la maison où Mémène l’attendrait comme d’habitude auprès de sa cuisinière sur laquelle une marmite d’eau frémissait, prête à accueillir les petites victimes.
Et, pendant que sa femme cuirait sa pêche, Firmin, les pieds dans ses pantoufles, allumerait une pipe et s’octroierait un petit whisky, un night cap3 comme disait un de ses commandants, un English qu’il avait connu à la marchande quand il était novice et qui prétendait que cette médication lui assurait un sommeil paisible.
Allons, il y était. La Croix des Veuves, un très ancien monument de granit couvert de lichen, se découpait sur un ciel constellé d’étoiles. Elle était dédiée à toutes ces veuves de pêcheurs d’Islande qui, jour après jour, avaient en vain guetté depuis ce promontoire le retour d’un être cher.
Firmin Bodin appuya son haveneau contre la barrière d’ajoncs et de prunelliers sauvages dans laquelle il avait enfoncé son cyclomoteur pour le dissimuler aux convoitises des malfaisants. Il se faisait des idées, le pauvre Firmin… Quel galapiat aurait eu l’idée de « tirer » cet engin antédiluvien sans encourir les sarcasmes de ses « potes » ?
Bodin ne se déplaçait qu’en vélomoteur. Embarqué la plupart du temps, il n’avait jamais jugé utile, comme bien des marins de sa génération, de passer le permis de conduire.
C’était Mémène qui tenait le volant de la petite 4L Renault. Quand il était encore en activité, elle le conduisait à Brest, au port de commerce, où son remorqueur était basé. À cette époque-là, ils avaient une 2 CV Citroën.
Ennemi des folles dépenses, l’ancien bosco changeait de voiture tous les vingt ans, quand elle tombait en botte et que le mécano le mieux intentionné déclarait son impuissance à la prolonger encore un peu.
Quand il avait fini son service, c’est Mémène qui venait chercher son homme pour le ramener à la maison.
Le temps de la retraite venu, son cyclomoteur lui suffit pour descendre jusqu’au port où son canot était amarré sur sa bouée, pour aller sur la côte pratiquer la pêche à pied, ou encore courir les bois à la saison des champignons.
Il avait même fait un panier pour Kiki, son chien qui, d’ordinaire, le suivait partout. Cependant Kiki n’aimait pas trop les bords de mer et Bodin le gourmandait :
— Tu n’es pas un chien de marin, mon pauvre Kiki !
Kiki n’aimait pas le bateau non plus et quand il voyait son maître prendre son aviron ou son haveneau, il se réfugiait dans la cuisine et il boudait sous la table.
Cependant, tout à l’heure, quand il entendrait la pétarade du vélomoteur annonçant l’arrivée de son maître, il le saluerait d’abois enthousiastes qui, inévitablement, déclencheraient une réponse des chiens du voisinage.
Pendant quelques minutes la nuit serait troublée par cette sérénade, puis tout retomberait dans le calme.
Cette pensée fit sourire le bosco, mais tout soudain son sourire se figea et se transforma en mimique stupéfaite : une ombre noire fonçait sur lui. Était-ce l’Ankou ? Son cerveau se vida, une main de glace étreignait son cœur. Il ne put même pas esquisser un geste de défense. De l’acier brilla dans l’ombre et il sentit un trait de feu lui brûler les poumons.
La respiration coupée, le vieux marin émit une plainte rauque, eut un mouvement réflexe pour arracher le fer qui perçait sa poitrine, mais ses bras retombèrent, privés de toute force. Un voile noir s’abaissa devant ses yeux et ses genoux ne le portant plus, il s’effondra, inerte.
Son agresseur se pencha sur lui et retira la lame de sa plaie. Puis il examina rapidement les alentours. Rien. La lande était toujours paisible et les lapins, insensibles au drame qui venait de se jouer, continuaient de gambader sous la lune.
Rassuré, l’assassin retourna sa victime sur le dos et, d’un geste assuré, lui ouvrit la gorge d’une carotide à l’autre.
Un flot de sang jaillit et, avec un rictus méchant, le tueur essuya sa lame sur les vêtements de sa victime.
Après quoi, il reprit le sentier et disparut aussi silencieusement qu’il était apparu.
Bodin, étendu sur le dos, les yeux grands ouverts sur le ciel étoilé, était entré dans l’éternité sur la terre de ses ancêtres et la Croix des Veuves en comptait une de plus.
1. Bosco : maître d’équipage.
2. Radotages.
3. Un bonnet de nuit.