I-3

2015 Mots
– Et j’emmène Xavier en gage ! s’écrie Jeanne en s’emparant du petit garçon, lequel était complètement éveillé et se laissa entraîner par l’exubérante jeune fille. Dans l’état d’esprit où se trouvait Alix, elle eût cent fois préféré déjeuner en famille, malgré la tristesse de la grande salle à manger où la place du père demeurait vide. Mais elle ne voulut pas désobliger l’excellent docteur et le suivit au second étage... Pendant ce repas, qui lui parut interminable, elle eut de continuelles distractions, ses pensées s’en allant toujours vers cet avenir troublant que venait de lui ouvrir la lettre de M. de Regbrenz. Qui était cette famille et qu’y avait-il eu entre elle et Mme de Sézannek ?... Un souvenir revenait maintenant à Alix. Un jour, elle avait aperçu entre les mains de sa mère la photographie d’une jeune fille un peu contrefaite, dont le visage sans beauté avait frappé son esprit enfantin par une délicieuse expression de bonté et d’extrême douceur. En le regardant, les yeux de Mme de Sézannek s’étaient remplis de larmes et, tout bas, elle avait murmuré avec douceur : « Alix !... ma cousine Alix !... » Et, tout à coup, avec un mouvement d’impatience et de brusque résolution, elle avait renfermé la photographie dans un tiroir de son bureau. Cette attirante physionomie de jeune fille, à peine entrevue, était demeurée fort nette dans l’esprit d’Alix. Aujourd’hui, elle se demandait qui était cette cousine que sa mère paraissait tant aimer et dont, cependant, elle ne lui avait jamais parlé, bien qu’elle lui en eût donné le nom... Et ce fut le désir de revoir cette parente inconnue qui guida, ce soir-là, la jeune fille jusqu’à la chambre de sa mère, lorsque miss Elson se fut retirée pour veiller au coucher des petits garçons. La pièce luxueuse où s’était éteinte la marquise demeurait telle que pendant sa vie. Près de la fenêtre, la chaise longue, fanée par un long service, offrait ses coussins de peluche bleu pâle ; sur une table d’ébène, le verre d’eau se montrait entouré du bataillon des flacons de cristal à monture d’argent, qui avaient remplacé près de la malade les fioles pharmaceutiques abhorrées du marquis, et, dans la bibliothèque portative, étaient toujours rangés les livres favoris de Mme de Sézannek. Alix s’arrêta un instant au seuil de cette pièce où, rarement, elle était entrée depuis la mort de sa mère... Ici, cette mère si belle avait enduré un long martyre. Dans l’excès de la douleur qui torturait son corps, elle avait éloigné d’elle ses enfants, n’ayant plus même, semblait-il, la force de les aimer. Alix aurait pu douter de cet amour maternel si, parfois, elle n’eût senti sur elle un rapide regard de tendresse passionnée qui la pénétrait d’une intense émotion, d’une tentation puissante de s’élancer vers la malade en lui criant : « Maman, vous m’aimez !... Oh ! laissez-moi vous aimer aussi ! » Mais, devant le masque d’indifférence sous lequel se dérobait Mme de Sézannek, l’élan d’Alix était refoulé. De plus en plus, elle s’était habituée à vivre dans le voisinage de sa mère, sans lui être unie de sentiments et d’affection, sans comprendre les contradictions de cette nature changée sans doute par la souffrance physique... peut-être aussi par quelque cause morale. La lueur de la lampe portée par la jeune fille éclairait le coin favori de la marquise et la chaise longue où elle avait vécu plusieurs années. Il sembla à Alix la revoir étendue, toujours vêtue d’amples robes gris pâle, sa couleur favorite, ses cheveux blonds déjà grisonnants réunis souvent en une natte épaisse pour décharger sa tête fatiguée, ses mains fines occupées à quelque ouvrage charitable... Dans les yeux gris si beaux, l’enfant, déjà observatrice, lisait constamment une profonde mélancolie. Aux heures de crises, elle avait vu ce visage trop blanc, extrêmement émacié, se contracter sous l’empire de la douleur et se cacher dans les riches coussins souvent arrosés de larmes. Dominant son émotion, Alix s’avança jusqu’au bureau d’ébène, mais elle recula avec une exclamation désappointée. Elle avait oublié les scellés encore posés là... Les b****s blanches s’étalaient sur les tiroirs du meuble, rendant impossible toute recherche. Là, à droite, se trouvait le tiroir où Alix avait vu sa mère renfermer la photographie dans un coffret de laque... Et, en le regardant, une clarté soudaine surgit dans l’esprit de la jeune fille. Le jour même de la mort de sa femme, M. de Sézannek avait apporté un coffret semblable dans la chambre d’Alix en lui disant : « Je te confie ceci, ma chérie. Ce sont des lettres, de chers souvenirs sans valeur devant la loi, et qui ne doivent pas être profanés par des yeux indifférents... » Elle avait aussitôt enfermé ce dépôt dans un tiroir de son chiffonnier et il y était demeuré depuis, oublié de la jeune fille qui ouvrait rarement ce tiroir. Elle sortit de la chambre de Mme de Sézannek et gagna la sienne, située à l’autre extrémité de l’appartement. Elle posa la lampe sur une table, alla au chiffonnier, y prit le coffret et l’apporta près de la lumière... La clef était dans la serrure, et Alix, en soulevant le couvercle, vit tout d’abord la photographie cherchée, posée sur une liasse de lettres. Elle la prit et considéra longuement cette sympathique physionomie, où elle découvrait de grands traits de ressemblance avec sa mère. Mme de Sézannek possédait une beauté remarquable, tandis que cette jeune personne était presque laide et, néanmoins, la ressemblance était indéniable pour un œil observateur. À l’envers de la photographie étaient tracés ces mots : « À ma chère cousine Gaétane. – Alix de Regbrenz, à dix-sept ans. » Les lettres soigneusement disposées en plusieurs liasses étaient celles adressées par M. de Sézannek à sa femme au cours de ses fréquents voyages... Mais, placées séparément, trois enveloppes attirèrent le regard d’Alix par leur suscription, évidemment due à la main qui avait écrit sur la photographie... Là se trouvait peut-être la clef de l’énigme et, après une courte hésitation, la jeune fille les sortit du coffret, en songeant que sa mère ne pouvait que l’approuver de rechercher tous les renseignements sur cette famille ignorée. Elle sortit de l’une des enveloppes une feuille couverte de cette même écriture élégante, signée de ce même nom d’Alix et datée de l’année du mariage de Mme de Sézannek. « Six mois, chère Gaétane !... six mois sans te voir, mon amie chérie ! Et pas un mot de toi !... C’est Mme d’Enguers qui m’a appris que tu étais à Nice, où elle t’avait rencontrée. Pourquoi ce silence ? As-tu donc oublié ta cousine, ton amie ?... Non, je ne le puis croire, mais, plutôt, dans le bonheur des premiers jours de ton mariage, tu n’as pas trouvé le temps d’envoyer quelque nouvelle à ta pauvre Alix, si isolée maintenant. J’ai bien deviné, n’est-ce pas, chérie ?... et je pardonne, oh ! bien volontiers, pourvu que je reçoive au plus tôt quelques lignes de toi, me disant que tu es heureuse, que tu penses à moi, que tu m’aimes encore, Gaétane ! « Oh ! oui, puisses-tu être enfin heureuse ! C’est le vœu quotidien de ta cousine, qui sait combien tu as souffert, pauvre amie !... Malgré ton courage, ton calme si rarement démenti, j’ai soupçonné bien des épreuves cachées dans ta vie, depuis le jour où, toutes deux, nous avons quitté le cher couvent de Vannes. Alors nous étions si gaies, si parfaitement confiantes dans le bonheur de la vie !... Et, à l’arrivée, tandis que je trouvais mon père chéri atteint d’une douloureuse et incurable maladie, tu devenais, Gaétane – je l’ai compris par bien des indices – la victime de ta sœur, cette Georgina au regard charmeur et perfide qui m’a toujours inspiré un instinctif éloignement. Tout lui obéissait à Bred’Languest, à commencer par ton père, si autoritaire autrefois. Dès lors, le sourire s’est fait plus rare sur tes lèvres, je t’ai vue parfois sombre et morne, comme aux jours de ton enfance, alors que tu possédais ce terrible caractère qui faisait dire à Mère Hildegarde, notre bonne Supérieure : « Cette enfant m’épouvante. Que deviendra-t-elle ?... Ange ou démon ?... » Grâce à Dieu, mon amie, tu n’es pas devenue démon. Ange, pas tout à fait encore, n’est-ce pas ? « Ma chérie, tout en devinant une partie de tes souffrances, j’ai respecté ton secret en priant chaque jour pour toi... Et songe quelle a été ma joie en voyant arriver à Bred’Languest le marquis de Sézannek, si digne de toi en tous points ! Je savais que son père avait été l’ami du tien, que rien, dans votre naissance et votre position, ne devait empêcher cette union, et, te connaissant si bien, je ne doutais pas qu’il ne fût attiré vers toi dès l’abord, ma belle Gaétane. Combien peu de femmes pouvaient t’être comparées pour le charme, l’intelligence et la bonté ! « Et il en fut comme je l’avais pensé. M. de Sézannek fut conquis, et toi, chère Gaétane, tu devins plus aisément souriante : un rayon de bonheur traversait souvent ton regard, et tu t’animais parfois, comme jadis, en répondant au causeur intéressant et brillant qu’était le marquis. « Mais que se passa-t-il alors dans ce vieux Bred’Languest ?... Pourquoi M. de Sézannek le quitta-t-il plus tôt qu’il n’avait été convenu ?... Retenue à cette époque près de mon père malade, je ne l’ai jamais su, mais je n’oublierai jamais ton arrivée à Ker-Neven, ce soir d’automne sombre et pluvieux, ton entrée dans la chambre de mon père, le rapide b****r de tes lèvres brûlantes... Et ces mains tremblantes, ce regard étincelant de douleur et de résolution farouche, cette voix brève et dure qui répondait à mes questions anxieuses : « Je pars... Oh ! ne me demande rien, par pitié ! Je souffre un tel martyre, Alix !... C’est un adieu absolu que je dis à ce pays, à tout ici ! » « Et tu allais t’élancer au-dehors... Mais si je te retins en t’adjurant de réfléchir. Je te savais, ma Gaétane, sujette aux résolutions brusques, et me rappelais les effrayants emportements de ton enfance, corrigés à grand-peine par les soins de nos maîtresses... Mais à ta réponse je compris que, seul, un motif grave te réduisait à cette extrémité et que rien n’ébranlerait ta décision. « Nous nous embrassâmes alors, promettant de nous aimer toujours, et tu t’éloignas dans la nuit humide. Depuis, je n’ai eu de toi qu’un court billet m’annonçant la célébration de ton mariage... hélas ! sans le consentement de tes parents. « Mon amie si chère, jusque-là nous avions été unies comme des sœurs et, maintenant, je ne sais plus rien de toi ! Reviendras-tu jamais dans ce pays où tu as tant souffert, ou ton Alix sera-t-elle réduite à ne plus te revoir ?... En parcourant nos landes, nos bois de chênes et la grève où, si souvent, les soirs d’été, nous avons contemplé le soleil s’abaissant sur la mer illuminée et empourprée, je me répète que tu ne seras plus là, jamais, et cette pensée me navre, Gaétane. Cependant tu aimais Ségastel, et la mer, le vieux manoir, jusqu’aux ajoncs et aux bruyères de notre pays. Oui, tu aimais tout cela avec passion, tu me l’as dit, amie... Ah ! pourquoi cette Georgina est-elle ici ? Sans ce mauvais conseiller, ton père n’eût jamais pris envers toi, sa fille préférée, cette attitude hostile que j’ai bien remarquée ; il ne t’eût pas poussée à bout comme cela est arrivé certainement, et, peut-être, serait-il possible de tenter une réconciliation. « Je ne vais plus à Bred’Languest. Il me serait impossible de voir ton père et Georgina sans que mon indignation se fasse jour... D’ailleurs, que serait pour moi le manoir, sans toi, la vie et le charme de cette vieille demeure ?... Quelquefois, je rencontre ta mère ; elle me parle de choses insignifiantes, mais jamais il n’est question de toi. Pourtant je suis bien certaine qu’elle te regrette et qu’elle souffre, la pauvre tante. Dominée par son mari et Georgina, elle a pris, au premier moment, fait et cause pour eux, mais, maintenant, ses sentiments ont changé, j’en suis sûre. « Even est venu passer quelques jours à Bred’Languest. Il travaille pour le Borda et a obtenu au collège de brillants succès... Oh ! ma Gaétane, s’il était seulement plus âgé, tu aurais pu trouver en lui un défenseur, un appui, et Georgina n’eût pas osé te persécuter. Il a, lui, un noble cœur, une intelligence si remarquable ! Le Père Le Gallec, qui est venu voir mon père l’autre jour, l’appelle son preux chevalier. Il ne lui reproche qu’un soin un peu exagéré de sa tenue et, parfois, trop de fierté, mais cela lui va si bien !... Et comme il te ressemble au physique, mon amie !... Hélas ! il est bien jeune, il admire et croit aveuglément son père et, à lui aussi, on a sans doute raconté à ton sujet une histoire forgée de toutes pièces, te représentant comme une ingrate, une révoltée, que sais-je ?... car – je souffre de te dire cela, amie – il ne veut plus entendre prononcer ton nom ; il nous a déclaré qu’il ne se connaissait plus qu’une sœur. Mais jamais nous n’avons pu lui faire dire de quelle accusation on te chargeait. Il faut que ce soit une bien affreuse calomnie : il t’aimait tant !
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