« Mon pauvre père souffre toujours un vrai martyre, et la vieille Fanny et moi nous avons fort à faire pour le soulager un peu. Ker-Neven est triste, d’autant qu’on ne t’y voit plus, ma chérie. Le piano, que tu savais faire résonner si délicieusement, est toujours clos maintenant, et moi, sans entrain et sans gaieté, je ne chante plus, je néglige mon jardin. Oh ! Gaétane, un mot !... un seul petit mot de toi me fera tant de bien ! Et si, un jour, tu peux revenir à Ségastel, n’oublie pas que tu causeras un immense bonheur à ton Alix, qui t’aime et t’embrasse avec toute l’ardeur de son cœur.
« Je glisse dans ma lettre un brin de bruyère cueilli dans la lande d’Evonny, de cette bruyère si belle et si parfumée, dont nous avons fait ensemble tant de bouquets pour la petite chapelle de Notre-Dame-des-Marins. Où est cet heureux temps, ma Gaétane ? »
La seconde lettre commençait par un affectueux reproche de ne pas recevoir de réponse ; de nouveau, il était question de cette Georgina « au cœur faux et envieux », qui dirigeait tout au manoir de Bred’Languest, en commençant par le comte, son père. Cette fois, une branche de genêt venait rappeler à la marquise de Sézannek le pays natal et l’amie au cœur aimant.
Dans la troisième missive, le ton changeait. On devinait Alix de Regbrenz profondément et douloureusement froissée du persistant silence de sa cousine.
« Cette lettre est sans doute la dernière, puisque tu ne juges pas à propos de continuer nos douces relations d’autrefois. Que s’est-il passé en toi, Gaétane ? Je ne puis croire à ton oubli... Oh ! non, mon amie, mais pourquoi ?...
« As-tu su que l’esprit de ta pauvre mère se dérangeait complètement ? Peut-être est-ce ton absence, le remords de n’avoir rien tenté pour toi ? Je l’ai su par Mathurine, car je ne vois plus tes parents, que Georgina claquemure décidément. Ton père est, paraît-il, bien vieilli et tristement changé au moral !... Quant à Even, il fréquente beaucoup, depuis quelque temps, la villa Maublars et devient l’inséparable de Roger Maublars. Cette amitié m’effraye, car on dit cet homme absolument impie. Georgina est folle de cette famille et c’est elle qui y a entraîné son frère.
« Que tout cela est triste ! Je prie chaque jour, pour eux, pour toi, mon amie... Adieu ! donc, si tu ne veux plus de notre amitié, mais souviens-toi qu’Alix ne t’oubliera jamais, que, toujours, elle sera prête à te pardonner et à t’aimer, Gaétane, ma cousine tant aimée. »
Alix replia les lettres et les posa sur le chiffonnier... Un coin du voile s’était soulevé, lui montrant, dans ce manoir de Bred’Languest, sa mère en proie à quelque mystérieuse persécution, inconnue même de son intime amie, obligée de fuir son pays et sa famille pour trouver un peu de bonheur... Et avait-elle obtenu cette parcelle de félicité ?
Mais si les Regbrenz possédaient de telles natures, que deviendraient-ils, eux, faibles enfants sans défense ?... Là où l’énergique Gaétane, à vingt et un ans, n’avait pu résister, que feraient-ils ?...
Un frisson de crainte secoua Alix. Plus que jamais l’avenir s’ouvrait sombre et désolé devant elle... Pourquoi donc M. de Regbrenz s’empressait-il de demander la tutelle des enfants de cette fille qu’il n’avait jamais revue, à laquelle, sans doute, il n’avait pas pardonné ? À quel sentiment, bon ou mauvais, obéissait ce vieillard ?
– Maman, que vous ont-ils donc fait ? murmura-t-elle en levant les yeux vers le grand cadre où apparaissait la marquise en toilette de bal.
Le peintre célèbre, auteur de cette toile, avait admirablement rendu le caractère fier et grave de cette beauté, la teinte si riche de la chevelure blonde, l’attitude noble et souverainement gracieuse de Mme de Sézannek. Mais, bien que ce portrait datât de la première année de son mariage, il y avait déjà dans ses beaux yeux gris la mystérieuse mélancolie qu’Alix y avait vue aux jours de sa maladie... Et la jeune fille, qui avait jusqu’ici attribué la persistante tristesse de sa mère et son caractère taciturne aux souffrances physiques, eut tout à coup l’intuition qu’une autre cause, se rattachant à son séjour au logis paternel, avait ainsi transformé Gaétane de Regbrenz.
Toutefois, ceci n’expliquait pas son persistant silence vis-à-vis de sa cousine. Celle-ci prenant fait et cause pour Mme de Sézannek, les raisons manquaient, semblait-il, pour cesser les relations si intimes dont témoignaient les lettres d’Alix de Regbrenz. Gaétane avait-elle donc voulu rompre entièrement et à jamais avec sa famille et son pays, avec leur souvenir même, en sacrifiant jusqu’à l’amie si aimante et si dévouée ?... Mais, s’il en était ainsi, que lui avaient-ils donc fait, ces Regbrenz de Bred’Languest ?
Alix se laissa glisser à genoux et appuya sa tête brûlante contre le chiffonnier. Une invincible angoisse l’étreignait devant la perspective, maintenant terrible, de vivre au milieu de cette étrange famille. Elle serait seule... seule avec deux enfants, contre ceux qui avaient persécuté sa mère !...
– Seule ?... Oh ! non, mon Dieu, pardon ! Toujours, vous serez avec moi pour aider ma faiblesse ! s’écria-t-elle dans un élan de confiance ardente, levant son regard vers le grand crucifix dont les bras s’étendaient au-dessus de son lit.
Elle se releva, soudain consolée et raffermie. Comme une bienfaisante rosée, l’encouragement divin était descendu en elle... Reprenant les lettres d’Alix de Regbrenz, elle se mit en devoir de les remettre dans le coffret, mais elle s’aperçut alors qu’une enveloppe était demeurée au fond. L’ayant attirée à elle, elle lut cette suscription : « Pour remettre, après ma mort, à ma cousine Alix de Regbrenz, à Ker-Neven, près Ségastel.
Comment cette dernière volonté de Mme de Sézannek avait-elle été négligée ?... Volontairement ou non, la lettre avait été oubliée là. Sans doute était-ce une réponse tardive à la cousine justement froissée, un acte de réparation envers l’amie délaissée, peut-être une explication de cette conduite singulière... Un soulagement indicible s’empara d’Alix à cette pensée. Il lui était excessivement pénible de songer que sa mère était morte sans réparer ses torts.
Dès le lendemain, elle enverrait cette lettre à destination... ou bien, peut-être, irait-elle la porter elle-même, s’il lui fallait se rendre à Bred’Languest. Dans le cas où Alix de Regbrenz ne vivrait plus à Ségastel, elle saurait où lui faire parvenir le message de sa mère.
« Et puis, songea-t-elle, j’aurai là une occasion de connaître cette cousine qui aimait tant maman. Elle doit être très bonne et, près d’elle, nous trouverons un peu d’appui en cas de besoin... Soyez tranquille, chère maman, si votre amie vit encore, elle aura enfin votre lettre, elle saura que vous ne l’avez pas oubliée, pauvre maman ! »