IIDebout devant l’une des glaces de sa chambre, Alix finissait d’attacher son long voile de crêpe. Ses doigts tremblaient et des larmes coulaient sur ses joues pâlies... Le jour du départ, cet instant si redouté, était enfin arrivé. Malgré toutes les tentatives du docteur, la tutelle n’avait pu être refusée à M. de Regbrenz, les renseignements pris à diverses sources concordant à prouver l’inattaquable honorabilité de cette famille, seulement fort bizarre et sauvage, ajoutait-on toujours. Mme de Regbrenz était en proie à une folie douce et, de même que son mari perclus de rhumatismes, ne sortait jamais de Bred’Languest ni ne recevait aucune visite. Leur fille, Georgina, devenue veuve après deux ans de mariage, et demeurée sans fortune par suite de la ruine de son mari, se renfermait aussi dans cette solitude, non aussi étroitement toutefois, car elle se rendait fréquemment à Nantes ou à Vannes – pour contracter des emprunts, prétendaient quelques-uns. Mais on n’avait pu trouver la preuve de cette assertion... Dans le pays, elle avait rompu avec les anciennes connaissances de sa famille, mais gardait la réputation d’une femme sérieuse et d’intelligence remarquable, malheureusement possédée d’un extrême orgueil et complètement dépourvue de croyances religieuses, Quant au fils du comte, Even de Regbrenz, revenu au logis paternel après bien des années de vie folle à Paris et à Vienne, il demeurait à peu près invisible, vivant en solitaire et sortant seulement pour accomplir de longues courses en mer.
En résumé, déclarait-on unanimement, la famille de Regbrenz, devenue presque inconnue à Ségastel, n’y est pas aimée, mais on ne lui reproche rien ; sa pauvreté est très digne, ses habitudes sont paisibles. Quant aux convictions religieuses, il n’en est pas question au manoir, où tous, depuis le père jusqu’au domestique, vivent absolument en païens.
Ce dernier renseignement provenait du curé de Ségastel, par l’intermédiaire du prêtre qui avait assisté Mme de Sézannek au moment de sa mort. Celui-ci, connaissant l’énergie cachée sous la délicate apparence d’Alix, ne lui cacha pas la vérité, jugeant nécessaire de la prémunir contre ce terrible danger moral. Ce fut là, en vérité, la plus pénible appréhension de la jeune fille, le continuel sujet de ses supplications vers le Ciel pendant les jours qui la séparaient de l’instant où elle entrerait dans cet effrayant inconnu. Mais Dieu ne l’exauçait pas : il lui fallait aller jusqu’au bout de la coupe amère.
Pour l’y aider, la Providence lui donnait cependant un soutien en la personne de miss Elson qui consentait à suivre ses chers élèves dans ce trou perdu de Bretagne... Alix, ardemment désireuse de conserver cette amie si dévouée sous ses dehors froids, avait écrit à ce sujet un mot charmant à son grand-père. Quelques lignes sèches lui répondirent, l’informant que M. de Regbrenz acceptait cette combinaison, du moins pour la première année, au lieu d’envoyer Gaétan au collège et elle en pension... En cette brève missive, pas une allusion au père et à la mère disparus, dont la jeune fille avait délicatement parlé dans sa lettre.
Cette lecture fit verser à Alix quelques larmes amères. Plus elle avançait dans cette voie qui la conduisait inexorablement à Bred’Languest, et plus la répugnance, la crainte, l’effroi vague et troublant se faisaient invincibles... Pour mettre le comble à ses épreuves, il lui fallut essuyer les emportements de Gaétan à l’annonce du départ de Paris et de l’abandon du riche appartement de l’avenue du Bois-de-Boulogne... et pour quoi ? Un pauvre village breton et une demeure vraisemblablement austère et maussade !... Cette pensée était insoutenable à l’orgueilleux enfant, fier de ses brillants succès de collège et déjà épris de luxe et d’artistique élégance.
Un sentiment plus élevé agitait encore cette âme enfantine, complexe et précoce. Gaétan, ayant beaucoup aimé son père, éprouvait une souffrance inconsciente, mais très vive, à l’idée de quitter cette demeure où vivait le souvenir de M. de Sézannek... et, de plus, cet enfant, à l’apparence altière et froide, s’était attaché avec passion aux Jésuites, ses maîtres, et à quelques camarades. Pour lui aussi ce départ était un déchirement.
Au prix de quelle patience Alix réussit à ramener un peu de paix dans cette petite âme révoltée, Dieu seul le sut ! Miss Elson, qui avait complètement échoué dans cette tâche ardue, sentait ses yeux se mouiller en entendant les douces exhortations de la jeune fille, en la voyant serrer son frère entre ses bras avec une tendresse maternelle. Gaétan, à demi soumis, consentit enfin à se rendre aux raisons de sa sœur, mais demeura sombre et taciturne, se réfugiant fréquemment dans un coin du salon, où il demeurait des heures entières, plongé dans une rêverie farouche qui désolait Alix.
Le seul content de la maison se trouva être le petit Xavier. Son âge, joint à son caractère naturellement insouciant, lui faisait un bonheur de ce remue-ménage et de la perspective d’un changement, sans cesse, il trottait sur les pas de sa sœur et de miss Elson, tandis qu’elles organisaient tout pour ce départ qui serrait d’angoisse le cœur d’Alix... Et le jour douloureux était arrivé. Pour la dernière lois, Alix avait couché dans sa chambre si fraîche, si jolie avec ses tentures pâles à grandes fleurs roses, ses boiseries blanches et ses glaces Louis XVI. Dans quelques heures, les meubles encore restants seraient emballés et expédiés par les soins du docteur Sérand à destination de Bred’Languest, M. de Regbrenz ayant décidé que tout le mobilier de ses petits-enfants trouverait place au manoir.
– Il est l’heure, ma chère, dit miss Elson en passant devant la porte de son élève.
Alix prit le sac de voyage déposé sur une chaise et vint appuyer son front contre la vitre de l’une des fenêtres. Une dernière fois, elle contempla la vue familière que ses yeux apercevaient chaque matin depuis dix ans... Au-delà de la cour banale et froide, par une échappée entre deux hautes et orgueilleuses maisons, on distinguait un étroit jardin, en cette saison véritable corbeille de chrysanthèmes aux nuances exquises. La vigne vierge escaladait les murs, mettant une note de pourpre dans la pâlissante verdure automnale, et, au-delà, les arbres de l’avenue dressaient leurs frondaisons encore vertes, rafraîchies par la pluie.
Car il pleuvait, ce matin-là, et l’intense tristesse de ce jour gris augmentait la douleur d’Alix... Une fois encore, elle jeta un regard sur ce jardinet qui avait été pour elle une échappée de poésie et une sensation de la nature dans le prosaïsme ambiant. Si souvent, elle s’était assise pour travailler près de cette fenêtre, en reposant parfois son regard charmé sur le parterre fleuri, inondé de soleil ou dégageant une mystérieuse attirance aux heures du crépuscule ! Qu’il était loin, maintenant, ce passé paisible et heureux, où elle était protégée et aimée !... Aujourd’hui, encore enfant elle-même, il lui fallait diriger et préserver ses jeunes frères, et, peut-être, lutter contre des volontés puissantes.
Elle s’arracha à ses mélancoliques réflexions et, sans jeter un regard autour d’elle, se dirigea vers le vestibule. Miss Elson attendait, debout au milieu des bagages. Xavier furetait partout dans l’espoir de découvrir un objet oublié, et son rire argentin résonnait étrangement dans les grandes pièces où s’entassaient les caisses et les meubles prêts à être expédiés.
Les domestiques, tous demeurés jusqu’au dernier moment, étaient réunis là pour adresser leurs adieux à leur jeune maîtresse. En leur répondant, Alix ne put retenir ses larmes. Déjà elle en avait tant versé pendant ces derniers jours !... Malgré sa force d’âme, il lui était souvent impossible de dominer sa sensibilité naturelle, et les brisements de cœur ne lui faisaient pas défaut depuis un mois.
Il fallait maintenant faire le pas décisif et quitter le cher appartement où les souvenirs surgissaient de toutes parts... Mais miss Elson fit tout à coup observer que Gaétan avait disparu. Elle l’appela sans recevoir de réponse... Ce que voyant, Alix, sans hésiter, alla droit à la chambre de sa mère et entra.
Gaétan était là, debout au milieu de cette pièce vide, où les grandes glaces aux cadres superbes reflétaient son image. Il attachait son regard sur la place où se trouvait la chaise longue, disparue aujourd’hui et emballée dans une autre chambre... cette chaise où il avait toujours vu sa mère, où, parfois, elle l’avait serré contre elle dans un élan d’amour passionné... Gaétan semblait avoir été de sa part l’objet d’une secrète prédilection, peut-être parce que, seul de ses trois enfants, il lui ressemblait parfaitement de visage, d’attitudes et de goûts.
– Que fais-tu ici, mon Gaétan ? demanda doucement Alix.
Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et tourna vers elle ses yeux gris où brillait une douleur un peu sauvage.
– Maman !... C’est maman que je veux voir ! cria-t-il en crispant les poings.
En entendant cette voix brisée, vibrante de désespoir, Alix frissonna... Elle ignorait que ce souvenir fût demeuré aussi vivace et profond chez son frère, si jeune à la mort de Mme de Sézannek. Jamais, de lui-même, il n’avait parlé de celle qui n’était plus... Et voici qu’aujourd’hui ce nom jaillissait de ses lèvres comme un cri de détresse. Instinctivement, dans l’angoisse, le fils appelait sa mère, et Gaétan, si fier de ses dix ans, redevenait petit enfant. Ce jeune être concentré et indépendant avait conservé intacts l’amour de la mère à peine connue et le souvenir de ses rares, mais ardents baisers.
Alix se pencha vers lui et, maternellement, l’entoura de ses bras.
– Mon chéri, calme-toi, je t’en prie ! Notre chère maman ne peut pas te répondre ni t’aider, mais je tâche de la remplacer un peu, et tu sais comme je t’aime, mon Gaétan !
– Alors, restons ici ! dit-il d’un air sombre, sans regarder le doux visage baissé vers lui.
– Mais c’est impossible, Gaétan ! Notre grand-père nous attend... Et tu verras comme le pays est beau, là-bas ! Bientôt, j’en suis certaine, tu ne regretteras plus Paris.
– Si, toujours ! dit-il, les dents serrées. Je déteste mon grand-père, je déteste la Bretagne, je ne veux pas partir ! cria-t-il en frappant du pied avec fureur. Je suis bien certain que maman ne nous laisserait jamais aller là-bas !
– Gaétan !
Elle s’était redressée, pâle et tremblante. L’enfant venait de rouvrir la secrète blessure qui la torturait, ce doute pénible du sort les attendant à Bred’Languest. Elle aussi, pendant le mois qui venait de s’écouler, s’était souvent demandé avec angoisse si sa mère ne tressaillait pas de terreur dans sa tombe en les voyant partir pour la demeure qu’elle avait fuie.
Devant le visage contracté de sa sœur, Gaétan s’arrêta net. Ses grands yeux étonnés où la colère s’était évanouie la fixèrent quelques instants, ses poings crispés se détendirent et, saisissant la main de la jeune fille, il s’écria :
– Qu’as-tu, Alix ?... Es-tu malade ?
Elle avait déjà réagi contre ce fugitif saisissement et répondit en essayant un faible sourire :
– Non, je ne suis pas malade... mais tu me fais tant de peine par tes révoltes, enfant ! Songe que tu es l’aîné et que ce titre, dont tu es si fier, t’impose l’obligation de donner l’exemple à Xavier.
Un pli se creusa sur le front du petit garçon, ses épais sourcils blonds se froncèrent violemment... puis, d’un brusque mouvement, il s’élança vers la porte et gagna le vestibule. La tête haute, il sortit le premier de l’appartement et entra de même chez le docteur, où les jeunes voyageurs allaient prendre leur dernier repas avant de quitter Paris.
Combien fut triste ce déjeuner ! Alix et Gaétan y touchèrent à peine, Jeanne, les yeux gros de larmes, ne songeait pas à lancer ses boutades coutumières, et le docteur ne parvenait pas à dissimuler son émotion. Malgré leur égoïsme, Mme Sérand et sa fille aînée se sentaient elles-mêmes prises de pitié pour ces trois enfants en route vers l’inconnu... Seul, Xavier gazouillait joyeusement de jolies petites phrases et riait en montrant ses dents fines.
– Voilà un petit qui ne se fait pas de tracas, au moins, fit observer Mme Sérand à la fin du repas. Je l’ai toujours vu invariablement gai et insouciant, malgré toutes les tristesses de son entourage.
– Bah ! il aura bien le temps de s’attrister, ma chère amie, dit le docteur en caressant la chevelure frisée du petit garçon qui venait se blottir contre lui en riant aux éclats... Je voudrais voir à celui-ci un peu de cette gaieté, ajouta-t-il en désignant Gaétan, toujours sombre et silencieux.
L’enfant tourna vers le docteur son regard étincelant.
– Je pars pour ne pas faire de peine à Alix, mais on ne peut pas me demander d’être content... Non, non, cela, jamais ! dit-il avec une énergie farouche qui fit tressaillir Alix.
– Eh ! qui sait si vous n’arriverez pas à tant aimer ce pays breton que vous ne vouliez plus nous revenir ? dit le docteur moitié plaisant, moitié sérieux. Vous oublierez là-bas vos amis parisiens, et il faudra que ceux-ci aillent vous y trouver, n’est-ce pas, Alix ?
– Oh ! oui, docteur, venez aux prochaines vacances... si nous sommes encore là !