Prologue

1465 Mots
PROLOGUE 9 avril 1826. C’était une journée superbe. Aucun nuage ne voilait les sommets. Michel-Gabriel Paccard revenait de promenade. On ne prend pas de retraite quand on est le seul médecin du village de Chamonix. Mais on prend son temps quand, malgré l’âge, on aime admirer la montagne, se remémorer les ascensions du passé. Il avait longé l’Arve, au-delà des Praz, jusqu’au hameau des Bois. Pour contempler la mer de Glace qui menaçait les plus hautes maisons du village. Il constata que les craintes des paysans du lieu n’étaient pas sans fondement : le fleuve de glace se répandait plus bas chaque année. À ce train, il finirait par engloutir les habitations. Le médecin allait sur ses soixante-dix ans mais il conservait la condition qui sied à celui qui, dans sa jeunesse, avait arpenté bien des cimes du massif du Mont-Blanc – jusqu’à son point culminant. Une femme l’attendait au seuil de sa maison. Il la pria de patienter. Il se servit un verre de génépi. Puis il la reçut. Il l’écouta. Il rédigea un certificat : Je soussigné docteur en médecine de l’université de Turin atteste traiter depuis quelque temps le sieur Anselme Tronchet, guide à Chamonix, alité et atteint d’une fièvre intermittente dont les causes lui ont paru avoir pour principe des obstructions de rhumatismes provenant des courses extraordinaires qu’il a été obligé de faire en sa qualité, soit au Mont Blanc, soit au fond de la Mer de Glace, et dans un jour à Martigny et au Brévent ce qui avec l’état de sa fortune et les embarras d’une famille paraît lui mériter aussi bien qu’à tout autre la participation aux secours accordés en pareils cas sur la masse des fonds mis en réserve par les guides pour de semblables motifs dont deux cent livres nouvelles seront capables de le défrayer, en foi de quoi, Chamonix, le neuf avril dix-huit cent vingt-six. M.G. Paccard Le médecin remit le document à la paysanne : — Donne ce certificat à Cachat-le-Géant. Il le présentera devant la caisse de secours de la Compagnie des Guides. Elle se réunit le 12 avril. Il n’est pas certain que vous récolterez deux cents livres. Il faudrait prouver que les rhumatismes d’Anselme sont uniquement dus à son métier de guide. Et ça... Mais vous êtes de braves gens. Ils vous accorderont bien quelque chose. La femme Tronchet remercia le docteur Paccard. Elle serra le certificat sous son paletot. En partant, elle croisa Jacques Balmat : — Tu viens voir le docteur ? Toi aussi t’as des rhumatismes à force de cavaler par la montagne ? Balmat ne répondit pas. Il gravit les quelques marches qui menaient au cabinet du médecin. Il ôta son chapeau. Le docteur Paccard l’accueillit en souriant : — C’est toi Balmat-Mont-Blanc ? Il y a bien longtemps que je ne t’ai vu... Aurais-tu quelque misère pour venir me visiter ? Mais tu me sembles fort bien portant... — J’ai encore bon pied bon œil malgré l’âge, Monsieur le Docteur. — Je sais... Assieds-toi donc... Je sais aussi que tu n’as pas été très aimable avec moi... Encore une fois... Le médecin déplia un exemplaire du Journal de la Savoie. Il conservait la collection du périodique dans un casier, près de lui. Il y publiait les comptes rendus des expéditions au mont Blanc pour peu qu’elles revêtissent un aspect scientifique, qu’elles s’assortissent de mesures de la pression atmosphérique au sommet, de la température, de l’hygrométrie... Les touristes qui désiraient faire l’ascension avec intelligence consultaient volontiers Paccard, un passionné de sciences physiques. Il avait relaté pour le Journal le périple du docteur Edmund Clark et du capitaine Markham Sherwill. Avec d’autant plus de fidélité que son gendre, Julien Devouassoud, faisait partie des sept guides qui les accompagnaient au mont Blanc. Le récit de l’expédition était paru dans la livraison du 7 septembre 1825. Les Anglais avaient comparé les mesures qu’ils avaient réalisées au sommet avec celles relevées par le docteur dans la vallée. Le baromètre à Chamonix à sept heures était de 25 p. 4 l. 2/10 précisait Paccard. Le Journal introduisait l’article en déclarant que les deux Britanniques avaient emprunté le cheminement que monsieur Paccard avait été le premier à découvrir. Jacques Balmat avait fait répondre par une lettre rappelant qu’il était le doyen des guides, qu’il avait gravi le mont Blanc douze fois et qu’il poursuivait les exercices périlleux de sa jeunesse. L’édition du 30 septembre le présentait comme l’homme qui avait vaincu le mont Blanc le premier. Balmat avait posé sa besace à ses pieds. Assis devant le médecin, il chiffonnait son chapeau entre ses mains : — Écoutez, Monsieur le Docteur, vous savez bien que la commune – Monsieur le Maire le premier – et la Compagnie des guides ont toujours voulu que ce soit moi... C’est notre gagne-pain, les touristes... Et la plupart ne viennent pas avec des baromètres... Paccard compléta son verre de génépi. Il le dégustait doctement. Il répondit : — Je comprends bien... Moi aussi j’ai été maire de Chamonix. Et juge de paix. Et même que ça ne te plaisait guère la République, hein Balmat ! Mais tout ça, le Département du Mont-Blanc, la confiscation des biens du clergé, c’est de l’histoire ancienne. Quand je pense que j’avais encouragé le financement d’un navire de guerre baptisé Mont-Blanc pour aller combattre les Anglais... Ils ne sont pas rancuniers... Mais tout est rentré dans l’ordre. Un ordre qui te convient, n’est-ce pas, Balmat-Mont-Blanc... Un génépi ? Balmat refusa en roulant des yeux ronds tandis que le médecin le regardait avec ironie. Il lui désigna la fenêtre. On apercevait le mont Blanc dont la calotte resplendissait au soleil en cette fin d’après-midi. Le glacier des Bossons léchait les villages au pied de sa langue terminale. Paccard semblait se parler à lui-même : — Notre aventure au mont Blanc aussi c’est de l’histoire ancienne. Il y a quarante ans cette année... Tu te souviens, Jacques Balmat ? — Je ne viens pas pour ça Monsieurr le Docteur, je vous jure que je ne suis pour rien dans la réponse au Journal de la Savoie. Et puis, tout le monde sait que vous n’avez pas écrit votre narration malgré l’appel à souscription que vous aviez lancé, répliqua Balmat, le regard par en-dessous. — Je l’ai rédigée, Balmat-Mont-Blanc... Mais ne t’inquiète pas, je ne la diffuserai pas, elle est conservée en lieu sûr. Mais dis-moi, pourquoi viens-tu me voir ? Balmat, en apparence soulagé, expliqua le motif de sa visite : — Voilà, Monsieur le Docteur. Vous êtes un savant. Je me rappelle que le baron von Gersdorff vous rendait souvent visite encore après notre ascension. C’est lui qui nous avait vus au sommet avec sa longue-vue. C’était grâce à lui que les gens étaient bien certains qu’on y était arrivés... — Pourquoi me parles-tu du baron, Balmat ? — C’était un fameux géologue, comme vous Monsieur le Docteur... Minéralogiste qu’il disait. — Bien supérieur à moi ! Il trouvait ma collection de pierres insignifiante. Mais j’étais meilleur botaniste. Et je pense m’être amélioré durant ces quarante dernières années. Viens voir... Paccard invita Balmat à l’accompagner vers une vitrine. Des spécimens de minéraux amassés au gré de ses parcours en montagne s’y trouvaient exposés : quartz fumé et quartz à âme limpide, byssolite, hématite, rutèle en inclusion, fluorine verte, fluorine rose, sidérite, pyrite de fer, et bien d’autres encore. Le docteur Paccard s’abandonnait parfois à la vanité qui affecte volontiers les collectionneurs. Balmat, bouche bée, admirait les pierres qui luisaient dans la vitrine sous les rayons du couchant qui transperçaient la croisée. Il ne les lâchait pas du regard : — Eh bien voilà, Docteur. Le baron est mort depuis bientôt vingt ans. C’est vous l’expert en minéraux par ici maintenant. Vous avez un assortiment formidable. On ne flatte bien qu’à la louche. Balmat se plaisait à jouer les benêts mais il était fils de fermier, paysan lui-même, cristallier et chasseur de chamois avant de devenir guide. Il conservait le savoir-faire des ruraux madrés qui négocient leurs prix avec les bourgeois acquéreurs de cuissots pour leurs tables ou de cristaux destinés à décorer les boucles de leurs élégants souliers. Paccard se rengorgeait. Balmat poursuivit : — Vous savez mieux que moi qu’il y a des mines par chez nous. Des mines de charbon – et beaucoup – et de gypse, et de calcaire. Mais aussi de métaux... — Oui, oui... commenta le médecin. Celles de Peisey sont parmi les plus importantes. Des mines de plomb argentifère. Quand la Savoie était encore en France, Napoléon y avait installé l’École française des Mines. Et je connais Monsieur Despine qui dirige celle installée à Moûtiers. — Justement, Monsieur le Docteur. Et des mines d’argent, il y en a bien d’autres par ici. Le village d’à côté s’appelle L’Argentière, pas vrai ? Et il y a aussi Argentine, en Maurienne, et L’Argentière-la-Bessée, dans le Briançonnais. — Où veux-tu en venir, Balmat ? — Vous savez, Docteur, guide, ça paye pas tant qu’on le dit. Et puis, je cours encore la montagne mais j’ai fait mes soixante-quatre ans... Les jeunes poussent... Il n’y a pas que les cristaux à cueillir par là-haut. Je peux vous demander conseil ? Votre collection de minéraux est sans doute la plus belle du royaume de Piémont-Sardaigne. Sans attendre la réponse, Balmat prit sa besace. Il en sortit un vaste linge replié qu’il ouvrit. Il l’étala sur la table. Au sein d’une terre noirâtre se trouvaient des cailloux aux éclats métalliques brillants et opaques, d’une pâle couleur dorée. — Dites-moi, Monsieur le Docteur, ce serait-y pas de l’or ? Paccard observa attentivement la chose. Il avait pris sa loupe. Il répondit : — Où as-tu trouvé ça, Balmat ? — Ça serait-y pas de l’or, Monsieur le Docteur ? Paccard se versa un nouveau verre de génépi.
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