Chapitre 1
Plateau d’Assy, juillet 1911.
— Ainsi vous êtes le petit-fils de Herr Balmat ?
— Point du tout, monchu... Et puis, il se prénommait Jacques. Et puis, tous ses enfants sont partis là-bas, en Amérique. Il y a toujours des Balmat à Chamonix, mais aucun descendant de Balmat-Mont-Blanc. Moi, je suis un Charlet. Mon grand-père a bien connu Balmat-Mont-Blanc. Il l’accompagnait pour chercher de l’or dans les montagnes.
— Ach ! Ser erstaunlich !
— Vous dites ?
— Très étonnant... Und ser interessant...
Herr Pitschner et Joseph Charlet faisaient la causette côte à côte face au mont Blanc, emmitouflés dans leurs couvertures malgré le soleil généreux. Il faisait frisquet sur le plateau d’Assy ce matin-là, mais il fallait bien s’exposer vaillamment et sans relâche aux rayons de Phébus. Le docteur Morisoz y insistait. Il expliquait à ses patients les bienfaits de l’altitude mâtinée d’ensoleillement pour nuire à ce fichu bacille tuberculeux.
Pitschner reprit son interrogatoire, non sans subtilité :
— Sachez, cher compagnon d’infortune, que mon propre grand-père a gravi le mont Blanc...
— Vraiment, monchu ? Il s’appelait Pichnette aussi ?
— Pitschner, cher compagnon d’infortune... Pitschner... Herr doctor Wilhelm Pitschner était professeur à l’École royale polytechnique de Berlin. Il réalisa une ascension scientifique du mont Blanc en 1858. La seconde de cette nature après celle de Herr de Saussure...
— Ça me dit quelque chose ce nom-là, Pichnette...
— Pitschner ! On a nommé un pic en honneur de son nom... Au-dessus des Grands-Mulets...
— Oui, c’est ça... Le rocher Pichnette...
Le Prussien masqua son agacement. Il convenait de ne point froisser un homme qui pouvait posséder des informations sur les mines de Savoie... Mines d’or selon lui... Mais peut-être d’autres minerais... L’officier chargé du renseignement restait attentif malgré la maladie. L’état-major de Berlin avait manifesté une certaine satisfaction de le voir s’en aller se soigner en France. La tuberculose n’atteint pas les oreilles, Herr Pitschner, lui avait-on dit. Il poursuivit :
— Ainsi Jacques Balmat se faisait appeler Balmat-Mont-Blanc ?
— C’était normal. C’est lui qui avait gravi le sommet en premier.
— Tout seul ?
— Il avait guidé le docteur du village. Même que celui-ci prétendait avoir trouvé l’itinéraire. Un arrogant, ce docteur Paccard, tout le monde a oublié son nom... Sauf moi, car mon grand-père avait reçu les confidences de Balmat-Mont-Blanc.
— N’est-ce pas un peu prétentieux ce surnom ?
— C’était l’usage à l’époque chez les guides... Il y avait Cachat-le-Géant, Lombard-dit-Jorasse... Et il y avait autant de Balmat à Chamonix que de clarines au cou de vaches. Tenez, le docteur Paccard avait épousé une femme Balmat qui n’était pas de la famille de l’autre...
— Un kolossal ce Cachat ?
— Mais non ! Un habitué du col du Géant, voyons !
— Excusez-moi, cher compagnon d’infortune, je ne connais pas le massif comme mon grand-père... Voulez-vous une petite gorgée de génépi ?
Pitschner avait extrait une petite fiasque de dessous sa couverture.
— Oh là ! Monchu, comme vous y allez ! Dès le matin ? Vous savez bien que le docteur Morisoz interdit formellement toute boisson alcoolisée...
Après avoir jeté des coups d’œil furtifs alentour sur la terrasse, Charlet avala une lampée de l’eau-de-vie locale.
— En fin de compte n’y a pas que du mauvais chez vous, les Allemands...
— Je suis surtout Prussien, cher compagnon d’infortune. Mais, dites-moi, ce Balmat-Mont-Blanc avait trouvé de l’or dans la montagne ? Savez-vous dans quel endroit ?
— Je ne sais plus exactement.
— Une mine d’or ?
— Non, une mine sans intérêt en fin de compte... Du plomb, un truc dénommé pyrite, ça brille, on appelle ça l’or des fous... et un autre pour faire des mines de crayon...
— Ach ! Ser interessant...
— Ah, ça vous intéresse ? Et pourquoi donc ?
Pitschner regretta son imprudence. Il fut sauvé par la survenue du docteur Morisoz, accompagné d’une dame d’un certain âge qu’il présenta :
— Messieurs, Miss Alicia Hudson est notre nouvelle pensionnaire. Chère miss, voulez-vous prendre place sur un transatlantique ? Cette couverture en shetland vous protégera de la fraîcheur matinale.
— Dear doctor, vos attentions me touchent mon cœur... Les îles Shetland sont chères à mon âme. Et l’écossais décor de ce plaid est plaisant parce que mes origines... Et j’ai aussi connu les transatlantiques voyages.
— Indeed ? questionna Morisoz qui avait failli apprendre l’anglais au lycée du Parc.
— Absolutely ! Savez-vous que je m’initiai au français langage au Mexique ? Un voyage qui me faisait connaître Mr Holmes1... So doctor Morisoz, you speak english ?
Morisoz avait à faire. Il abandonna l’Écossaise chenue qui prit place aux côtés de Pitschner et de Charlet.
Malgré un grand âge affiché, elle ne manquait pas d’allure. Les ans n’avaient pas altéré une taille que l’on devinait fine. Elle devait porter sous sa robe quelque corset afin de laisser à songer aux trésors d’antan, poitrine avantageuse et postérieur dodu. Une magnifique chevelure immaculée, soulignée par quelques mèches mauves, était réunie en un chignon impeccable, un topknot serré par des barrettes dorées. Ses yeux d’un bleu lavande étaient magnifiques. Les yeux ne vieillissent pas, quand bien même des ridules les entourent qui altèrent un regard jadis en amande. Son teint était d’albâtre. Son délicat visage s’ornait de veinules bleues qui traversaient ses tempes comme autant de cheminements sous la peau diaphane.
La survenue de l’intruse avait éloigné Charlet d’une suspicion que Pitschner regrettait d’avoir étourdiment suscitée. Il décida de remettre à plus tard son interrogatoire. D’autant que le Savoyard s’était assoupi. Miss Hudson tomba également dans les bras de Morphée, et le Prussien se décida à les rejoindre. Tout en songeant aux mines de crayon...
*
London, 221B Baker Street, july 15, 1911,
Dr. Michel Morisoz,
to the care of Miss Alicia Hudson
Dear colleague, cher Michel,
Je me propose d’écrire à vous en français. Vous pardonnerez mes fautes, je sais votre indulgente nature depuis que vous aviez reçu ma personne dans votre chalet de Guébriant, sur le plateau d’Assy, face au mont Blanc. Quel bon souvenir tandis que Mr Holmes poursuivait ses aventures vers la Suisse. Je vivement espère que vos projets de la construction d’un sanatorium seront exaucés bientôt. Je suis pleinement admiratif déjà des splendides installations organisées par vous pour soigner les chlorotiques et les phtisiques dans votre montagnard cottage transformé en établissement de soins. Avez-vous appliqué les nouvelles méthodes du dottore Carlo Forlanini qui font merveille, prétend-on,.pour soigner la pulmonaire tuberculose ? Vraiment, nous Britanniques, nous nous méfions des Italiens, mais ils sont des artistes, ne sont-ils pas ?
Je vous remercie d’accueillir Miss Alicia Hudson. Elle est notre logeuse ancienne à Mr Holmes et à moi-même. Sur mon opinion, elle souffre de chlorose, son teint est pâle, ses conjonctives des yeux sont décolorées et elle avoue une fatigue. Je suis certain que le bon air de vos montagnes pourra réconforter sa complexion. Mr Holmes et moi-même prenons les frais à notre charge absolument.
Sincèrement à vous,
Dr. Watson, MD
member of the Royal College of Physicians.
Le docteur Morisoz, installé dans son bureau lumineux, relisait la lettre de Watson. Il songeait à l’octogénaire assise devant lui la veille. Une bien belle ancêtre, vraiment. Elle s’était tenue droite, empesée dans un tailleur de tweed de bonne coupe. Un sourire avenant flottait sur son beau visage ovale. Quelques rides attestaient de la cruauté du temps qui passe, pattes d’oie autour des yeux, fanons discrets sous le menton, mais il était difficile de croire qu’elle avait franchi les quatre-vingts ans. Certes, sa peau semblait crayeuse mais, quand il avait procédé à son examen, le médecin n’avait découvert aucun stigmate de chlorose avérée. Cette forme d’anémie est fort répandue chez les femmes de tous âges. Il décida de procéder à une prise de sang afin d’examiner les globules rouges de la vieille Écossaise. Cet âne bâté de Watson s’était contenté d’un examen clinique dans la pénombre de son cabinet londonien ! Il avait sans doute confondu la pâleur pathologique de l’anémie avec le teint éthéré des habitants de Calédonie... Morisoz, lui, pratiquait une médecine scientifique, moderne...
*
Les trois pensionnaires se trouvèrent réunis pour déjeuner. La table était dressée sur la terrasse du chalet, ombragée par un vaste parasol. Il faisait chaud désormais, et miss Hudson avait abandonné son plaid. En revanche, Pitschner et Charlet conservaient des gilets de laine. Une accorte servante présenta les entrées (une salade de bœuf vinaigrette assaisonnée à l’estragon, des tranches de terrine de cerf) que les phtisiques contemplèrent avec dégoût tandis que miss Hudson approuvait qu’on la resservît. Elle dévora le steak saignant qui était le plat principal. Morisoz vint saluer ses ouailles. Il félicita la miss de son bon appétit. Elle lui sourit en déclarant que la viande était presque aussi bonne qu’un sirloin steak en provenance d’Écosse. Le médecin insista :
— La viande saignante est nécessaire pour soigner votre supposée anémie, chère Alicia, si vous permettez...
— Je permets cher docteur... Mais que dites-vous ? Suposed ?
— Nous en aurons le cœur net. Je procéderai à une prise de sang demain matin.
— What ? A blood puncture ? Awfull ! répliqua miss Hudson, subitement vraiment pâlichonne.
— It is... heu... Vraiment necessary, ajouta Morisoz avant de se retirer.
Pitschner et Charlet s’efforcèrent de rassurer la miss. Le Prussien assena une confidence qu’il pensait réconfortante.
— Vous savez, liebe mademoiselle, ce bon docteur Morisoz me plante régulièrement son aiguille dans le thorax pour appliquer la méthode de Forlanini. Böse italiener !
Miss Hudson faillit tourner de l’œil. Les mauvais traitements infligés aux autres ne sauraient apporter un quelconque réconfort. Elle se retira à l’intérieur du chalet. Les deux tubars restèrent seuls.
— Un génépi, cher compagnon d’infortune ? proposa Pitschner.
— Pas de refus, monchu ! Mais vous avez charrié avec l’Anglaise...
— Elle est Écossaise, ne confondez pas... Le pays du whisky...
— Vous croyez qu’elle en a ?
— Je ne serais pas étonné qu’elle en sirote un peu pour se remettre... Encore ein fallen de génépi ?
Charlet accepta. Son esprit s’embrumait... Le Prussien l’observait attentivement :
— Dites-moi, cher compagnon d’infortune... Vous n’avez vraiment aucun souvenir de l’endroit où se trouve cette mine dont vous me parliez ce matin ?
— Là où Balmat-Mont-Blanc avait trouvé une mine ? Sa mine de crayons ? Quelle blague ! Je sais plus bien... Un Grand chais plus quoi... ça commence par un « M ».
Charlet commençait à divaguer. Il regardait le mont Blanc, yeux mi-clos...
— La mine.... Il en avait causé à Paccard vous savez... Paccard était familier du baron von Gersdorff, un savant allemand qui avait observé Balmat avec le docteur vers le sommet du mont Blanc avec sa longue-vue... Un savant... Un gélologue... Un expert en gélologie...
Pitschner avait pris un calepin, un crayon. Il prenait des notes...
— Un « M » dites-vous ? L’aiguille de l’« M » ?
Charlet s’entretenait avec les montagnes :
— Même qu’il connaissait bien Paccard, le docteur Gressdorff, heu Gersmachinchose, y causaient cailloux entre eux à c’qui paraît... Mais le boche, y connaissait pas le coin comme Paccard... Enfin moi j’y étais pas, c’est mon grand-père qui m’a raconté... Faut pas croire, mais Balmat et Paccard y s’étaient pas tant fâchés à la fin... Y paraîtrait que Balmat-Mont-Blanc y avait fait une carte d’où que se trouvait sa mine de mines de crayons... Quoi qu’on ait pu dire, c’était un sacré montagnard, le Paccard... Si Mr Whymper était là, il vous donnerait plein de détails. C’est lui le spécialiste de cette histoire.
— Qui est ce Whymper ?
— Un Anglais, un alpiniste devenu écrivain. Vous devriez lire son Guide de Chamonix. Il est devenu obsédé par l’histoire de Paccard et Balmat.
Pitschner nota « Whymper » sur son calepin. Il poursuivit :
— Ce monsieur Whymper saurait s’il s’agit de l’aiguille de l’«M » ?
— Non, chrois pas... Vous-z-y êtes pas... Plutôt un Grand kèkchose qui commence par un « M »...
— Les Grand-Mulets ?
— Allez savoir...
Charlet s’assoupit.
1. Voir, des mêmes auteurs, Sherlock Holmes et le Monstre de l’Ubaye, Ginkgo éd., 2017.