PROLOGUE
Deux ans plus tôt,
Près de l’ancien Navy Yard, Washington, D.C. :
Amelia « la Puce » Thomas sentit son bonnet noir s’accrocher dans un bout de fil de fer alors qu’elle se glissait dans l’ouverture que quelqu’un avait pratiquée dans le haut grillage. De l’autre côté, elle marqua une pause et renfonça son couvre-chef sur ses oreilles puis fourra ses mains gantées dans ses poches pour tenter de les garder au chaud.
Un sac à dos noir contenant toutes ses possessions matérielles était solidement installé sur ses épaules. Elle s’arrêta un instant pour admirer la silhouette sombre des bâtiments avec en toile de fond le Capitole et son fameux fleuve. Ces entrepôts abandonnés le long du Potomac lui servaient de base depuis quelques mois. L’endroit semblait assez sûr pour y séjourner de longues périodes, mais elle finissait toujours par partir un moment. Les rares personnes à qui elle avait parlé dans la rue l’avaient prévenue qu’il était imprudent de trop s’attarder au même endroit et elle avait mis du cœur à suivre ce conseil. Il était dangereux de prendre ses aises.
Elle n’était pas la seule à vivre dans la partie oubliée de la capitale. Certains secteurs de l’ancien Navy Yard étaient redynamisés, mais celui-ci ne quittait pas la liste d’endroits dont la ville ne savait pas quoi faire, et ça convenait très bien à la Puce.
Nombreux étaient les sans-abri à séjourner dans les bâtiments à l’occasion, surtout pendant l’hiver. Chacun s’appropriait une partie des lieux… du moins, jusqu’à ce que quelqu’un de plus imposant et de plus méchant arrive. Dans l’ensemble, la plupart d’entre eux étaient inoffensifs et préféraient avoir le moins d’interactions possible avec le reste du monde.
Ce qui lui plaisait, c’était qu’ils étaient tous différents. Certains vivaient dans la rue parce qu’ils ne supportaient pas d’être confinés dans de petits espaces. D’autres étaient ici parce qu’ils étaient trop fauchés pour se permettre de se payer un toit. Ces raisons provenaient des quelques personnes qui avaient volontairement expliqué pourquoi elles n’avaient pas d’autre endroit où aller. Elle ne posait jamais de questions ; ça ne la regardait pas. Et puis, si elle commençait à le faire, quelqu’un pourrait décider de lui en poser et elle n’avait aucune envie de répondre.
Âgée de seize ans, elle vivait dans la rue depuis bientôt deux ans. La plupart des gens auraient pu croire que ça la dérangerait, mais il n’en était rien. Elle était son propre maître et ça lui convenait très bien.
Elle ajusta la bretelle à son épaule en attendant qu’une voiture la dépasse, puis elle s’immobilisa afin de ne pas être remarquée. Sa main se resserra sur la bretelle lorsque la voiture ralentit. Un soupir soulagé lui échappa quand elle la vit tourner et s’éloigner d’elle.
Ne pas avoir de toit au-dessus de la tête pouvait être dur, mais seulement si l’on avait besoin de beaucoup pour vivre. Ce n’était pas son cas… elle pouvait se passer des trucs matériels.
Enfin, sauf mon ordi. Je ne peux pas vivre sans, pensa-t-elle avec ironie.
Sa vie avait commencé dans la pauvreté, elle n’avait donc jamais connu l’opulence. Grâce à son père, même cette vie-là lui avait été enlevée. L’argent et l’avidité créaient des monstres et elle en avait rencontré déjà bien assez dès son plus jeune âge.
Elle n’aimait pas penser à quel point il pouvait être facile de perdre tout ce à quoi l’on tenait à cause de quelqu’un d’autre ; elle détestait ruminer à propos des choses qu’elle ne pouvait pas changer et essayait donc de ne pas le faire. C’était une perte de temps et d’énergie. Et puis, elle s’en sortait très bien toute seule.
Scrutant les alentours une fois encore pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les parages, la Puce commença à avancer tranquillement jusqu’à être engloutie par les ombres projetées par les bâtiments. Elle avait beaucoup appris pendant les années qui avaient suivi le meurtre de son père. À ce propos non plus, elle n’avait aucun regret. Parfois, elle se demandait si les thérapeutes avaient eu raison en affirmant que quelque chose ne tournait pas rond chez elle.
Connards, pensa-t-elle calmement.
La seule chose qui clochait chez elle, c’était qu’elle était intelligente… trop intelligente pour son père, et trop dangereuse pour sa mère. Un psychologue scolaire avait suggéré qu’elle était une autiste savante ; l’une de ces étranges et rares personnes qui possédaient un don hors du commun. Tout ce que son père voyait en elle, c’était un moyen de se faire de l’argent, et peu lui importait la façon dont il y parvenait.
Sa mère avait été différente. Elle, elle l’avait comprise et acceptée pour qui elle était : une fillette capable de décrypter des zéros et des uns comme si c’était sa langue maternelle. Sa mère avait essayé de la protéger de l’exploitation de son père, mais à force de jouer avec les chiffres, de créer des logiciels illégaux et de pirater des comptes, les crimes s’étaient développés plus vite que la Puce.
Elle avait toujours été petite. Sa mère avait à peine atteint son troisième trimestre quand elle avait accouché. Un soir, alors qu’il était complètement saoul, son père s’était vanté de l’avoir fait sortir du ventre de sa mère à coup de torgnoles en un temps record… et qu’il était difficile de croire que ce fiasco s’était avéré une bonne chose grâce à la grande intelligence d’Amelia.
La Puce marqua une pause et s’adossa à la tôle ondulée froide de l’entrepôt. Elle resta immobile tandis qu’une nouvelle voiture avançait sur la route avant de tourner au coin du bâtiment. Quiconque se trouvait à l’intérieur cherchait probablement de la d****e ou une p**e.
Elle regarda les lumières des phares disparaître, mais ne bougea pas. Il était inutile de se précipiter vers le petit secteur reculé de l’entrepôt B11. La nuit lui appartenait, comme toutes les autres. Elle laissa plutôt les souvenirs remonter. C’était inutile de les combattre, cela, elle l’avait découvert la première année qu’elle avait passée dans la rue. Si elle essayait, ils se transformaient en cauchemars dès qu’elle s’endormait.
— Laisse les souvenirs venir, puis remets-les dans leur boîte, se murmura-t-elle.
Ce n’est pas lui qui a appuyé sur la détente, mais c’est lui le responsable, se dit-elle avec colère pour la millième fois.
Elle ne savait pas si elle serait capable de tourner la page un jour. Ses pires moments étaient maintenant gravés dans son esprit comme un tatouage. Chaque fois que les souvenirs refaisaient soudainement surface et qu’elle repensait à tout ça, ils la marquaient plus profondément.
Son père avait été assassiné par le même genre de criminels qui avaient tué sa mère. Son meurtre avait été un avertissement. Ils avaient cru pouvoir terrifier la Puce au point de la contrôler. Malheureusement pour eux, ces connards s’en étaient pris au mauvais parent.
Ils avaient cru qu’elle avait quelque chose à faire de ce qui arriverait à l’homme brutal qui avait fait de leurs vies, à sa mère et à elle, un enfer. S’ils l’avaient tué lui et non sa mère, eh bien, les choses auraient été différentes, du moins jusqu’à ce qu’elle se fasse assez d’argent pour vivre là où personne n’aurait jamais pu les atteindre, où personne n’aurait jamais pu se servir de nouveau d’elles.
Amelia releva la tête lorsqu’une procession de voitures passa devant elle et s’arrêta au portail. Elle s’approcha furtivement, se cachant derrière une benne à ordures renversée rongée par la rouille.
Elle s’accroupit et jeta un coup d’œil par un trou. Une file de SUV de luxe et une limousine franchirent le portail. La porte d’un entrepôt non loin s’ouvrit sur plusieurs gardes lourdement armés qui devaient attendre le cortège.
La limousine se gara à l’intérieur du bâtiment alors que les autres véhicules s’arrêtaient devant l’entrée. Trois hommes sortirent du premier SUV. Elle pinça les lèvres de dédain à la vue de leurs costumes hors de prix et de leurs armes. Ils ne ressemblaient pas à des gens du gouvernement, ils devaient donc faire partie des PCM, les Pires Connards du Monde.
Un jour, sa mère lui avait dit que si elle avait reçu son don, c’était peut-être pour combattre ceux qui s’en prenaient aux autres mais étaient intouchables eux-mêmes. Amelia avait trouvé un moyen de les atteindre. L’argent était tout pour eux. Même la famille n’était jamais vraiment sacrée, chaque membre n’étant qu’un pion pour celui qui en était à la tête — et dès qu’ils n’étaient plus utiles, fiables ou loyaux, ils étaient jetés comme des déchets. L’amitié était un mythe. Ces gens-là n’avaient aucun ami. Cette leçon, elle l’avait apprise à ses dépens.
Le plus triste, c’était que l’argent était relatif à l’individu. Elle avait vu des personnes avec moins d’un dollar en poche mieux traiter les autres que ceux qui possédaient des millions.
À vrai dire, elle ne se rappelait plus depuis quand elle volait les criminels de la sorte. Avec le temps, Amelia Thomas avait disparu, remplacée par la hackeuse connue sous le nom de la Puce. Sa mère avait eu raison. Le but de sa vie était de faire tomber les PCM, et c’était ce qu’elle faisait avec des compétences qui rivalisaient avec celles des membres les plus éminents du monde technologique.
Mais en mieux, pensa-t-elle avec satisfaction.
Elle se releva en silence et commença à avancer vers la file de voitures. Pour découvrir de qui il s’agissait, elle devait examiner ça de plus près.
Alors qu’elle approchait de l’entrepôt, elle entendit des voix coléreuses. Parcourant du regard le mur du bâtiment, elle trouva une fenêtre brisée sous laquelle s’entassaient plusieurs vieux fûts en acier et quelques palettes en bois et par laquelle elle pourrait jeter un coup d’œil. Elle s’y dirigea et grimpa en haut du monticule de détritus aussi silencieusement que possible. Par chance, la personne qui parlait maintenant était assez énervée pour étouffer le peu de bruit qu’elle faisait.
Agrippée au côté du cadre de la fenêtre, elle vit un grand groupe de gardes se disperser autour de la limousine qui s’était garée à l’intérieur. Elle écarquilla les yeux de surprise lorsqu’un homme puis une belle femme en robe de soirée descendirent du véhicule, suivis par un second homme dont le nez saignait abondamment. L’expression satisfaite de la femme apprit à la Puce qui en était responsable.
Elle raffermit sa prise sur le cadre de la fenêtre et se redressa légèrement afin de ne rien rater. Elle s’apprêtait à ouvrir un peu plus la vitre quand quelqu’un l’attrapa par-derrière sans ménagement et la tira brusquement. Un cri surpris lui échappa avant qu’elle ne puisse le retenir. Alors qu’elle tombait, elle se retourna et atterrit lourdement sur le flanc pour tenter de protéger son ordinateur portable.
— On dirait bien qu’on a trouvé un rat d’égout en train de fouiner, Manny, ricana l’homme qui l’avait attrapée.
— Bute-le, Rick. On n’a pas le temps, lui ordonna l’autre.
— Allez vous faire foutre, grogna la Puce.
Elle balança sa jambe vers le dénommé Rick et son pied botté entra en contact avec son entrejambe. Elle s’était déjà remise en mouvement avant qu’il ne se rende compte de la douleur et qu’il lâche un grand juron. À peine debout, elle repartit, mais fut arrêtée net. S’efforçant de se libérer, elle fit glisser les bretelles de son sac de ses bras.
L’homme qui avait agrippé son sac perdit alors l’équilibre. Malheureusement, Rick se remit plus vite qu’elle ne s’y était attendue. Elle sentit une explosion de douleur dans le côté de son visage au moment où il lui mit un coup à la mâchoire. L’impact la fit décoller. L’un des gardes, elle ignorait lequel, la frappa dans les côtes.
Elle roula afin de s’éloigner d’eux et elle siffla lorsque le sol trembla sous l’effet d’une déflagration à l’intérieur de l’entrepôt. Cela suffit à distraire les deux hommes… mais seulement une seconde. Elle parvint à se mettre à genoux avant de relever le nez et de voir que Rick pointait son pistolet vers sa tête.