Chapitre 1

1705 Parole
Chapitre Un Je traverse Times Square à pied avec l’impression non confirmée que quelqu’un me suit. C’est devenu un problème récurrent pour moi. Où que j’aille, je pense qu’il y a quelqu’un ou quelque chose qui traîne juste en dehors de ma perception. C’est comme un aphte que l’on ne peut s’empêcher de toucher avec la langue. Peu importe la situation, je ne peux pas me détendre et arrêter de m’inquiéter au sujet de la surveillance secrète. Le problème, c’est que je connais le nom de cette maladie : la schizophrénie paranoïaque, et cette connaissance m’effraie davantage que mes harceleurs invisibles. Je lève les yeux vers les panneaux d’affichage éclatants, mais les mannequins des publicités ne sont pas les coupables. Ensuite, je regarde autour de moi et je vois des milliers de touristes contents regardant le Cowboy Nu et prenant des selfies avec tous les personnages Disney et Marvel non autorisés. Je décide qu’ils ne sont pas non plus mes mystérieux espions – ce qui est aussi bien. Si je pensais que Mickey ou Spider Man me poursuivaient, je m’enfermerais tout de suite dans un établissement de soins. Je ne pense pas non plus qu’il s’agisse de quelqu’un parmi la multitude de natifs new-yorkais irrités qui me suivent, car tout ce qu’ils veulent, c’est traverser la foule et retourner à leur bureau. Je me fige soudain sur place, car, depuis le début de ma paranoïa, c’est la première fois que je crois apercevoir un de mes harceleurs. C’est un homme dont je ne peux discerner le visage. Le seul détail que je parviens à distinguer, c’est qu’il est vêtu d’un costard parfaitement taillé. Dès que j’en aperçois un, j’en vois une douzaine de plus : tous vêtus de costards noirs identiques. Quand les Costards remarquent que je les ai vus, ils abandonnent toute discrétion et commencent à avancer vers la foule, pressés de me rattraper. Comme je mettrais trop de temps à m’échapper à travers le brouillard épais d’humains, je me précipite vers la route à la place. Ma démarche devient rapidement un sprint en direction de la sixième avenue et je me fraye un chemin en poussant et en donnant des coups de coude jusqu’à l’asphalte abîmé par les voitures. Une limousine noire freine brusquement, bloquant ma route. La fenêtre de la limousine descend et je vois d’autres Costards à l’intérieur. En reculant, je jette un coup d’œil en direction de la circulation et j’aperçois une file de voitures descendant vers moi : toutes conduites par des Costards. Je me retourne pour regarder de l’autre côté de la rue et je vois un embouteillage impénétrable. Je me tourne encore et je fais face à un mur de Costards qui courent, sauf que je remarque à présent que quelque chose ne va pas du tout chez ces hommes. Alors que j’essaie de comprendre ce que je vois, le bruit omniprésent de Times Square s’estompe, créant l’impression que tous les gens et toutes les voitures autour de moi se sont figés sur place, peut-être aussi choqués par les Costards que moi. Il y a une raison à cela. Les Costards n’ont pas de visage. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Ils n’ont pas d’yeux, de nez ou de lèvres et à l’endroit où devrait se trouver leur visage, je vois une surface réfléchissante à la place. Leurs mains sont également brillantes, comme si leur peau était faite d’aluminium et couverte de verre. Ce qui me choque encore plus, c’est mon reflet dans les miroirs sphériques. J’ai l’air encore plus fou que le SDF avec le syndrome de Tourette que je vois souvent lors de mon trajet jusqu’aux bureaux de Techno. J’ai les cheveux longs et pleins de graisse accumulée sur une année. Il me manque des dents, mes yeux injectés de sang avec des pupilles de la taille de pièces d’un centime regardent dans des directions aléatoires et mon visage est maigre comme si je sortais d’un camp de concentration. Les Costards s’approchent de moi et je n’ai d’autre choix que d’adopter une posture de combat. Cependant, avant que je puisse asséner le moindre coup, des bras solides me saisissent et me jettent vers le bâtiment One Times Square. Alors que la trajectoire impossible de mon vol plané me conduit jusqu’à la fenêtre du quarantième étage, je remets encore ma santé mentale en question, car toutes les personnes de Times Square ont maintenant perdu leur visage, leurs traits étant remplacés par des surfaces réfléchissantes lisses. Je frappe la fenêtre et le verre brisé en mille morceaux déchiquette ma peau. D’autres Costards m’attendent dans la pièce. Ils lèvent les mains et des lames brillantes sortent de leurs doigts. Une douzaine d’entre eux s’approche de moi. Je donne un coup de poing dans le ventre du plus proche et je regrette que Gogi ne soit pas là pour voir la perfection de mes mouvements, car il serait fier. Malheureusement, je n’ai pas le temps de m’attarder là-dessus. Au lieu de se plier en deux de douleur comme un être humain normal, le Costard griffe mon visage avec ses doigts crochus. La douleur est exquise et je me rends compte de ce que j’aurais dû comprendre il y a longtemps. Je fais un cauchemar. Encore. — Vous avez dormi pendant quatre heures, rapporte Einstein quelque part dans mon cerveau groggy. Il est 4 h 37. Je suis sur le point de faire une réflexion sarcastique mentale à l’IA, mais je décide de ne pas le faire. Je lui ai demandé de surveiller l’activité consciente de mon cerveau, car j’avais une espèce d’idée bancale pour m’occuper de mes cauchemars en posant une question à Einstein du genre : ‘Einstein, suis-je en train de dormir maintenant ?’ Le problème, c’est qu’il est difficile de se souvenir d’Einstein à l’intérieur d’un cauchemar. En outre, si mon cauchemar est particulièrement créatif, je pourrais potentiellement rêver la réponse d’Einstein. J’ouvre les paupières et je plonge dans les yeux ambrés d’Ada. — Un autre cauchemar ? chuchote-t-elle en prenant mon visage entre ses mains, ses traits délicats déformés par l’inquiétude. — Da, réponds-je en chuchotant, essayant de lutter contre le sommeil. Puis, me rendant compte que je viens de parler en russe, je reviens à l’anglais : — C’est le deuxième cette nuit. Ça doit être une sorte de record. — Es-tu suivi à nouveau, ou bien ton père a-t-il essayé de te tuer ? Elle s’assoit et la vue de sa poitrine ferme me distrait du cauchemar mieux que tout ce qu’elle aurait pu dire. — Suivi. Je me force à me reconcentrer sur son visage. Je sais ce qu’elle est sur le point de dire, mais la vérité peut être une habitude irritante, alors j’ajoute également : — J’ai souvent eu cette impression, dernièrement. — Alors, vas-tu enfin consulter un professionnel ? Comme elle l’avait fait lors de ses tentatives implorantes précédentes, Ada utilise la tactique des yeux de chiot pour me donner beaucoup de mal à dire non. — Les psys n’ont rien fait pour ma mère quand elle avait besoin d’aide, je lui rappelle. Et si j’étais vraiment suivi ? Nous avons déjà eu cette dispute. Pas besoin d’intelligence augmentée pour savoir que je suis sur le point de perdre cette bataille. — Gogi ne croit pas que tu sois surveillé. Ada redresse tant bien que mal ses cheveux en une triste caricature de sa crête habituelle. — Et les cauchemars au sujet de ton père sont… — Très bien, dis-je. D’une certaine façon, je m’étais préparé à céder et à voir un psy depuis plusieurs jours. — J’irai le voir. — La voir, me corrige Ada. Dr Golovasi. — Évidemment. Je ricane, car le nom de la psychologue ressemble au mot russe golova, qui signifie ‘tête’. — Ton médecin a de la chance de ne pas être proctologue. Ada glousse faiblement. Son russe s’est amélioré au cours des cinq derniers mois, alors elle a certainement compris ma plaisanterie. — Ton rendez-vous est à onze heures ce matin. Maintenant, dormons afin que tu puisses te reposer suffisamment. Je ne suis pas surpris qu’elle ait déjà prévu un rendez-vous. Soit elle vient de le prendre grâce à l’interface AROS, soit, et c’est plus probable, elle l’avait déjà prévu avant dans l’espoir – ou la certitude – qu’elle allait me convaincre de m’y rendre. En fait, elle a certainement pris un rendez-vous qu’elle a déplacé tous les jours pendant des mois, le temps qu’elle fasse céder mes réticences. Nous bâillons tous les deux et nous nous allongeons dans notre position imbriquée habituelle, sa carrure menue parfaitement entourée par mon corps. Comme à point nommé, je sens un petit corps chaud s’installer dans ma nuque. C’est M. Spock. Il grince paisiblement des dents, ce qui m’indique qu’il est au nirvana des rats. Je lance la nouvelle version de l’application EmoRat et elle me permet de ressentir ce que ressent mon ami à fourrure : un calme merveilleux que nous autres humains, du moins les New-Yorkais, ne pouvons qu’envier. Il est heureux d’être dans le lit avec nous et les autres rats pour la nuit, bien que les autres soient installés devant Ada. — Bonne nuit, dis-je. J’ajoute presque ‘Je t’aime’, mais je m’arrête avant. Avant d’emménager ensemble, Ada et moi nous sommes dits que nous nous aimions, que c’était la première fois que nous ressentions cela pour quelqu’un d’autre. Malheureusement, j’ai également appris qu’Ada est un peu bizarre en ce qui concerne le mot amour. Elle veut voir des actes qui montrent cet amour et non pas entendre une répétition constante de ces mots. Pour une raison incompréhensible, elle les trouve cucul. Je pense que ce problème indique que c’est elle qui devrait voir un psy, mais si elle ne veut pas m’entendre user l’expression, je veux bien jouer le jeu. De cette façon, lorsque je le dis pour une occasion importante, comme notre vingtième anniversaire, ce sera plus puissant. Je pense que c’est ce qu’elle veut dire. Me sentant plus détendu, je me concentre afin d’atteindre une respiration régulière et après une trentaine d’inspirations des cheveux sentant la noix de coco d’Ada, je m’endors. Si j’ai eu d’autres cauchemars cette nuit-là, je ne m’en souviens pas.
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