Chapitre 2

2141 Parole
Chapitre Deux — Dr Golovasi va vous recevoir dans un instant, dit la réceptionniste rondelette en faisant une bulle avec son chewing-gum. Remplissez ceci pour l’instant. Je prends les formulaires, mais avant de les remplir, je trouve le wi-fi et je passe dessus depuis ma connexion mobile plus lente. Tout mon monde s’éclaircit et je soupire intérieurement en ayant une nouvelle fois la preuve que je suis devenu aussi dépendant du wi-fi et de la connectivité en général qu’une personne sévèrement myope et dépendante de ses lunettes. J’en suis venu à un point où j’aurais annulé cette consultation si le cabinet n’avait pas de wi-fi. Ce n’était qu’un scénario purement hypothétique, puisqu’Ada a pris le rendez-vous et qu’elle a les mêmes bizarreries à cet égard. En outre, ce cabinet se trouve à Manhattan, alors la présence de wi-fi est plus ou moins garantie. J’explique mentalement à M. Spock de rester dans ma poche au cas où les animaux de compagnie seraient interdits dans ce cabinet, puis je remplis rapidement les papiers et je les rends. Une fois que je suis de retour sur ma chaise, je sors deux Rubik’s cubes et je m’occupe en résolvant les deux le plus vite possible. Une fois que j’ai résolu et mélangé les cubes plusieurs fois, j’essaie de faire la même chose les yeux bandés, après avoir d’abord mémorisé l’emplacement des couleurs sur les deux cubes. La deuxième façon de résoudre les cubes est plus intéressante, mais cela ne m’occupe que quelques minutes, de plus, la réceptionniste me jette des regards étranges. Ennuyé par le monde physique, je retire le bandeau de mes yeux et je lance l’application de télépathie. L’application de télépathie fait la joie et la fierté d’Ada. C’est comme un chat sous amphétamines et stéroïdes. L’application utilise les cerveaucytes pour activer les zones du cerveau qui donnent l’impression étrange au destinataire que la pensée qu’ils reçoivent de l’expéditeur fait un bruit audible dans leur tête. L’expéditeur peut également imprégner cette pensée de plusieurs émotions très configurées, comme des emojis, mais beaucoup plus cool, car on peut les sentir. En plus de tout cela, Mitya, Ada, Muhomor et moi avons développé un langage statistique optimisé afin de nous exprimer plus vite et plus efficacement via les communications électroniques, et cela inclut cette application de télépathie. Nous appelons notre nouveau langage le Zik, ce qui est l’abrégé de yazik, le mot russe pour ‘langage’. Zik est aussi succinct que possible, alors, comme en russe, les articles et les déterminants n’existent pas. L’alphabet Zik, si on peut l’appeler ainsi, est simplement composé de nombres en base deux, c’est-à-dire en binaire. Nous avons pris les mots les plus couramment utilisés en russe et en anglais et nous les avons représentés par des nombres binaires dépendants de leur usage. Les mots les moins couramment utilisés ont des nombres plus gros, et donc de plus longues chaînes binaires, alors que les mots les plus couramment utilisés obtiennent des nombres plus petits, et donc des représentations plus courtes. Par exemple, le mot ‘avoir’, statistiquement le neuvième mot le plus utilisé par nous, est simplement le binaire de neuf : 1001. Quelque chose comme ‘ossifier’ bien que relativement court, devient le binaire de trente mille (111010100110000) en Zik. Le nombre serait plus élevé sans le penchant de Mitya pour les plaisanteries grivoises liées au durcissement, qui fait monter les probabilités de l’utilisation de ce mot. Par contraste, le mot ‘avoir’ lorsqu’il est représenté sous forme ASCII – ce qui est une des façons dont l’alphabet peut être encodé dans les ordinateurs – est un effarant 01100001 01110110 01101111 01101001 01110010. Cela ne paraît pas très grave lorsque l’on ne s’y connaît pas, mais utiliser des nombres binaires plus petits accélère grandement la communication des gens possédant un boost cérébral. Quoi qu’il en soit, maintenant que nous avons le Zik, parler avec des gens de manière verbale obsolète est pénible. Je suis constamment tenté d’interrompre le discours au ralenti de mes investisseurs, car en général je sais ce que la personne va dire au bout de trente pour cent de sa phrase. — Coucou, mon chéri, me salue Ada en Zik par télépathie. Une émotion chaleureuse – l’équivalent de l’application de télépathie d’un smiley avec un petit cœur – accompagne ses mots. Les emojis sont également des nombres en Zik. Cela peut paraître froid, jusqu’à ce que l’on se souvienne que le smiley standard que tout le monde s’envoie est simplement composé des caractères ‘:’ et ‘)’, ou le nombre 00111010 00101001 en binaire. En fait, en Zik nous pouvons ajouter de l’intensité à nos emojis, permettant une large gamme de subtilités dans les sous-entendus émotionnels que nous utilisons. — Salut, ma belle, réponds-je en imprégnant mon message de l’équivalent Zik d’un clin d’œil confiant. Je suis dans le bureau de la psy, au cas où tu pensais que j’allais me dégonfler à la dernière minute. L’avatar d’Ada apparaît dans les airs devant moi. Elle a choisi l’apparence d’un lutin malveillant, alors ce doit encore être un mauvais lundi. — Ça t’ennuie de partager ? demande-t-elle en faisant un grand geste de la main. Elle demande que je lance l’application relativement récente que nous appelons le partage. Lorsqu’elle fonctionne, cette application permet à Ada de voir ce que je vois et d’entendre ce que j’entends, ce qui ressemble assez à la version pour rats développés par elle pour M. Spock et ses collègues. J’active l’application et le diablotin examine la pièce. — Tu n’es pas encore dans son bureau. La voix d’Ada résonne dans la salle d’attente. Évidemment, sa voix n’est pas réellement présente : il s’agit simplement des cerveaucytes qui stimulent le centre auditif de mon cerveau. Plus précisément, il s’agit d’un message Zik que notre nouvelle version améliorée de l’application de téléconférence convertit en discours oral. C’est ainsi que nous ‘parlons’ maintenant, même lorsque nous sommes à portée de voix et que nous ne sommes pas en public. En public, nous parlons à voix haute, afin que les gens ne pensent pas que nous sommes un couple de muets étranges qui ne se servent même pas de la langue des signes. — Le rendez-vous est à onze heures. Il est 10 h 58 sur l’horloge. J’indique l’horloge murale digitale. Du côté d’Ada, mon avatar ressemble à Misha, l’ours russe mascotte des jeux olympiques d’été à Moscou en 1980 portant le même prénom que moi. — Je suppose que la psy est ponctuelle. — Merveilleux, il nous reste deux minutes. Assez de temps pour bavarder, dit Ada à voix haute, mais elle doit également avoir utilisé l’application de télépathie, car je reçois une émotion qui est sans doute l’autosatisfaction. Je ne suis toujours pas aussi fort qu’Ada pour interpréter les sous-entendus émotionnels. Avec nos boosts cérébraux actuels, deux minutes suffisent à avoir une vraie conversation, bien que légère. Au cours des cinq derniers mois, Mitya a pillé plusieurs de ses entreprises de serveurs sophistiqués pour donner leurs ressources au projet de boost cérébral. Cela nous a tous donné des capacités cognitives que nous apprenons encore à exploiter. Nous avons accepté les serveurs de Mitya, car il nous est devenu si facile de faire de l’argent grâce à notre intelligence boostée que nous pouvons compenser les entreprises affectées. Même sans cela, ces entreprises s’en sortiront mieux, car nous avons utilisé notre intelligence améliorée pour concevoir des serveurs de remplacement qui se placeront loin au-dessus de ce que nous avons. En fait, beaucoup de ces super serveurs sont en ce moment même en projet chez des fabricants majeurs. Parmi les nouveaux hardwares disponibles aujourd’hui, les plus intéressants sont sans doute les serveurs Braino, construits avec les puces informatiques neurosynaptiques personnalisées et fortement expérimentales d’IBM. D’un autre côté, si on posait la question à Muhomor, il dirait sans doute que le meilleur hardware dont nous disposons est le Qecho. L’ordinateur quantique de 100 – qubit n’est pas encore utilisé pour les boosts cérébraux, mais il nous aide à résoudre plusieurs problèmes importants et difficiles, comme entre autres le cryptage et le décryptage de messages sécurisés, un domaine de l’informatique qui donne à Muhomor l’équivalent de ce que les types normaux appelleraient une érection. — Oui, on peut discuter, dis-je à Ada. Je m’ennuyais, de toute façon. L’avatar d’Ada semble particulièrement espiègle. — Ah bon ? Tu n’es pas en train de faire plusieurs choses à la fois ? — Bien sûr que si. Je programme en binôme avec Mitya en ce moment même. Un des avantages les plus cool d’avoir une puissance cérébrale supérieure, c’est la possibilité de diviser mon attention d’une façon qui ne serait pas possible sans amélioration. C’est cela qui me permet d’observer virtuellement la programmation de Mitya et de lui fournir un retour sur l’application qu’il est en train d’écrire tout en étant assis ici à parler avec Ada. L’application de Mitya permettra à quelqu’un possédant les cerveaucytes de déplacer le dernier modèle de robot nettoyeur Roomba avec l’esprit. La programmation en binôme et mon boost cérébral m’ont permis de beaucoup m’améliorer en programmation, bien que je me sois essentiellement concentré sur l’aide de projets open source en ligne au lieu d’écrire des logiciels pour cerveaucytes. — Fais-le-moi savoir si tu veux que je te remplace, m’envoie Ada par télépathie, mais ses lèvres bougent comme si elle parlait. Discuter avec le médecin pourrait nécessiter toute ton attention. — Il se pourrait que je le fasse, lui dis-je. Je pourrais utiliser ce temps pour en apprendre un peu plus dans le domaine de la psychologie. L’autre jour, quand j’ai commencé à penser qu’Ada allait gagner notre dispute ‘va voir un psy’, j’ai lu plusieurs manuels de psychologie, mais c’est un domaine vaste et j’aurais pu être mieux préparé. — Tant que tu ne fais pas le malin, dit Ada d’un visage trop sérieux pour un lutin. D’après Google, c’est la meilleure de New York. — Très bien, pourtant je reste sceptique, réponds-je mentalement. Que puis-je lui révéler ? D’après ce que je sais du secret médical, il n’y a que les plans criminels qui n’y sont pas soumis, mais tu sais à quel point c’est compliqué avec… L’avatar d’Ada vole plus près de moi. — Dis-lui ce que tu as besoin de lui dire pour qu’elle puisse faire son travail. — Mais cela pourrait inclure la mention du Club des Cerveaucytes, l’avertis-je. Le Club des Cerveaucytes est le nom que Mitya, Ada, Muhomor et moi nous sommes donnés. Comme dans Fight Club, la première règle du Club des Cerveaucytes est de ne pas parler du Club des Cerveaucytes. C’est une règle facile à suivre puisque nous utilisons l’application de télépathie à la place. — Si nécessaire, je pense que cela peut être intéressant de lui parler des cerveaucytes, répond Ada par la pensée. D’un autre côté, si le sujet n’est pas abordé, n’en parle pas. — Juste au cas où, j’ai pris l’accord de non-divulgation rédigé par Kadvosky. Je sors le papier de ma poche arrière et j’examine le jargon légal que même mon intelligence boostée a du mal à déchiffrer. Le cabinet d’avocats Kadvosky est le plus connu et – ce n’est pas une coïncidence – le plus coûteux au monde. Maître Kadvosky est le meilleur des meilleurs et Mitya leur a parlé de moi en bien, ce qui me permet d’utiliser Kadvosky chaque fois que j’ai besoin de conseils légaux. Lorsque j’ai demandé cet accord de non-divulgation, j’ai appris plus que nécessaire au sujet de mes protections par défaut aux yeux de la loi ainsi que la protection supplémentaire que fournit ce document. L’avatar de lutin croise les bras et fronce les sourcils. Elle ne veut pas que je sabote ce rendez-vous. — C’est peut-être de l’overkill et elle pourrait ne pas vouloir travailler avec toi. Promets-moi de faire de ton mieux afin que cela se passe sans heurts. La réceptionniste fait éclater son chewing-gum. — Dr Golovasi va vous recevoir. — Sauvé par le gong, marmonne Ada. Je me lève et je m’approche de la porte du bureau avec une anxiété disproportionnée. J’ai l’impression de venir voir un dentiste au lieu d’une psy. J’hésite à lancer BraveChill, l’application anti-anxiété sur laquelle Ada et moi avons collaboré. Elle fonctionne grâce aux réseaux neuraux reliant le cortex cérébral à la moelle surrénale : la partie interne de la glande surrénale située au-dessus de chaque rein, un organe responsable de la réponse rapide du corps dans des situations stressantes. Puis je me ravise. Utiliser BraveChill dans une situation comme celle-ci serait comme déclencher des missiles balistiques pour faire des feux d’artifice. Les médicaments par application peuvent être aussi addictifs que les médicaments, et la dernière chose dont j’ai besoin, c’est bien d’une addiction. Prenant la voie naturelle, j’inspire profondément, j’expire, puis j’entre dans la pièce où se tapit Dr Golovasi.
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