Chapitre Trois
Lorsque je suis nerveux à ce point, j’arrête automatiquement de faire plusieurs choses à la fois et je concentre toute mon attention sur mon environnement, car il m’est arrivé de trébucher sur des objets autour de moi. Une fois, j’ai failli marcher sur le véritable meilleur ami de l’homme : le rat.
Cette concentration me donne un aperçu extrêmement complet de la pièce autour de moi. J’observe des détails pour lesquels il faudrait normalement dix minutes d’observation attentive. Je devine l’âge et la fabrication de chaque meuble, et j’estime à quel moment le filtre de l’air centralisé aura besoin d’être changé. Je sais à quel moment la pièce a été dépoussiérée pour la dernière fois et étant donné que la poussière est presque essentiellement faite de cellules de peau morte, je calcule combien de patients cette psy a vus depuis le dernier nettoyage. Enfin et pas des moindres, j’observe les étagères antiques en séquoia tout autour du bureau et je catalogue mentalement chaque titre afin d’y jeter un coup d’œil plus tard. J’aperçois également l’article que lisait le médecin dans le New York Times sur une petite table, puis j’observe enfin la psy elle-même et je ressens un soulagement instantané.
Si ma première maîtresse d’école, Lydia Petrovna, se reproduisait avec Marie Poppins et Mrs Doubtfire, cette étrange enfant hybride ressemblerait exactement au Dr Golovasi une fois qu’elle aurait atteint la ménopause. Au lieu de l’anxiété, j’ai soudain l’impression de devoir manger mes légumes et étudier ma géométrie, et cela me fait sourire. C’est étrange de voir à quel point il est difficile d’être nerveux lorsque l’on voit un éclat aussi aimable dans les yeux de quelqu’un.
Dr Golovasi remarque mon sourire et m’en fait un en retour. Ses dents sont si blanches qu’elles doivent être violettes à la lumière noire. Elle se lève et elle me tend la main.
— Ravie de vous rencontrer, monsieur Cohen.
— Ravi de vous rencontrer, Dr Golovasi. Je vous en prie, appelez-moi Mike.
Sa main est aussi chaude que son visage.
— D’accord, Mike. Appelez-moi Jane.
Elle indique le canapé moelleux très rembourré.
— D’accord, Madame, dis-je en m’asseyant et en me demandant pourquoi cela me semble si difficile de l’appeler Jane.
Dans la tradition russe, appeler un médecin plus âgé Jane au lieu de son nom complet avec le patronyme serait l’équivalent de ne pas s’adresser à elle en la vouvoyant. Dans les deux cas, ce sont des ruptures du protocole et cela ne semble pas bien du tout, d’autant plus qu’elle ressemble à ma maîtresse de maternelle.
La psy est assise confortablement sur sa chaise, son regard m’enveloppant comme une couverture chaude.
— Je… avant que nous commencions… euh… j’aimerais que vous signiez un accord de non-divulgation, dis-je en me relevant, faisant bruisser le papier dans mes mains.
Je me sens complètement idiot.
— Je sais que cela ne doit pas être orthodoxe, mais je suis une personne extrêmement secrète, et si cela ne vous ennuie pas…
Dr Golovasi lève les sourcils.
— Ceci est un endroit sûr. Tout ce que vous me direz ici est déjà protégé par le secret médical.
— Je comprends, dis-je en me sentant encore plus crétin. Mais ce document devrait renforcer le sérieux de mon besoin de discrétion. De cette façon, je pourrais prendre des mesures légales si…
Je ne finis pas ma pensée, car je vois un minuscule froncement de sourcils au coin des yeux de la psy.
— Bien joué, me parvient le message télépathique d’Ada, rempli de sarcasme. Tu viens de menacer une gentille vieille dame.
Quels que soient les doutes du Dr Golovasi, ils disparaissent de son visage et elle dit :
— Je vous en prie, laissez-moi voir ça.
Je lui tends le papier et je retourne à mon canapé rembourré.
Dr Golovasi met les lunettes de vue qui pendent à son cou. Cela me rappelle la deuxième personne la plus gentille que je connaissais quand j’étais petit : une bibliothécaire qui me réservait toujours les dernières publications de science-fiction au collège.
Comme j’ai un peu de temps pendant que la psy lit, je relis le code de l’application de Mitya, j’écris une fonction pour le projet open source auquel je donne un coup de main dernièrement, je fais ma compta, quelques courses sur sss, je me renseigne sur plusieurs entreprises pour le portefeuille de mon fonds d’investissement, je parcours les versions numériques des livres les plus intéressants que j’ai aperçus sur les étagères de Dr Golovasi, je lis quelques articles dans le IEEE Journal on Selected Areas in Communication, je lis un article dans Advances in Physics, et j’écris une idée que j’ai eue.
— Hé, Ada, regarde ce que j’ai rédigé. Je crois avoir trouvé comment nous pouvons fabriquer un transistor pouvant récupérer l’énergie de son environnement. Si mes calculs de tête sont corrects, cela pourrait mener à une consommation d’énergie très basse.
— Elle a terminé.
La voix d’Ada est si forte que j’ai l’impression que mes oreilles tintent.
— Concentre-toi sur ton rendez-vous pour l’instant. Les transistors peuvent attendre.
— D’accord, Mike.
Dr Golovasi remonte ses lunettes sur son nez, sort un stylo et signe l’accord de non-divulgation.
— J’espère que de cette façon vous vous sentirez en sécurité ici.
Je récupère le papier, je me rassois et je regarde la psy.
— Bien que cela puisse être redondant, je dois vous expliquer vos droits concernant le secret médical, dit-elle avant de détailler le fait qu’elle est éthiquement, professionnellement et légalement obligée de ne rien divulguer de ce que je lui dis, sauf si j’ai l’intention de faire du mal à moi-même ou aux autres. Elle termine par :
— Avez-vous des questions à ce sujet ?
— Non, Dr Golovasi, je comprends.
Ce que je n’ajoute pas, c’est que mon accord de non-divulgation me couvrirait sans doute dans le cas peu probable où je lui disais avoir l’intention de faire du mal à quelqu’un.
— Je vous en prie, appelez-moi Jane, dit-elle en ôtant ses lunettes.
— D’accord, Madame, réponds-je avant d’envoyer mentalement à Ada : Sans vouloir te vexer, c’est ici que nous nous quittons.
— Bonne chance, dit Ada qui ne semble pas vexée.
J’éteins mon application de partage et l’équivalent de M. Spock, puisqu’Ada peut avoir accès à lui, et je dis à voix haute :
— C’est maintenant que je m’allonge et que j’examine ce que je ressens ?
Dr Golovasi me fait un sourire désabusé.
— Si cela peut vous mettre à l’aise. Pour commencer, pourquoi ne me diriez-vous pas ce qui vous amène ici ?
— En réalité, je ne suis pas sûr d’avoir besoin d’être ici.
Je décide que je préfère rester assis, finalement.
Elle attrape un bloc-notes et un stylo.
— Le simple fait que vous êtes ici prouve que vous avez besoin d’être ici, dit-elle avec douceur.
Pour moi, c’est le fait que je ne me moque pas de sa maxime de carte postale qui prouve que j’ai vraiment besoin d’être ici, mais je ne le dis pas. À la place, je choisis de dire en faisant plus attention :
— Mon plus gros problème, c’est ma difficulté à dormir.
Elle demande quelques clarifications et j’avoue avoir eu de gros cauchemars chaque nuit depuis des mois.
— Nous y reviendrons bientôt.
Elle griffonne quelque chose, sans doute : oui, un taré, avant de relever les yeux.
— Êtes-vous gêné par autre chose ?
— Dernièrement, je suis bien trop facilement angoissé, avoué-je. Parfois, cela arrive sans raison, mais je pense que ce n’est que la conséquence d’un mauvais sommeil. Je me sens également sur le qui-vive et facilement irrité, et ma petite amie pense que j’exagère les aspects négatifs de ma vie. Mais toutes ces choses peuvent être causées par les insomnies.
J’arrête de parler, mais le Dr Golovasi me regarde en attendant la suite, sa patience m’évoquant un moine bouddhiste. Sa posture dit : D’accord, c’est un bon début, mais à présent, racontez-moi les détails croustillants.
Je reste silencieux pendant quelques secondes encore, puis je décide de tout raconter.
— Je revis également certains événements horribles qui me sont arrivés récemment. Je ressens beaucoup de culpabilité, bien que je pense que c’est une réaction justifiable.
Le sourcil gauche de Dr Golovasi se lève légèrement, comme pour dire : D’accord, il me faudra en savoir plus sur ces événements horribles, mais on dirait que vous ne me dites toujours pas tout.
J’inspire et je continue.
— Je suppose que le plus gros problème, c’est que je me sens souvent comme si j’étais suivi, dis-je.
Cela traverse sa carapace calme.
— Pourquoi dites-vous cela ? demande-t-elle avidement en se penchant en avant –ce que je prends pour un mauvais signe.
Réalisant apparemment qu’elle a montré trop d’émotion, le médecin pose ses doigts les uns contre les autres devant son visage en un geste qui aurait pu tromper quelqu’un dont le cerveau n’était pas aussi amélioré que le mien.
— Pourquoi dites-vous que l’impression d’être suivi est votre plus gros problème ? clarifie-t-elle.
— Eh bien, pour commencer, personne ne croit que je suis suivi, dis-je en regrettant de ne pas pouvoir avoir cette conversation en Zik, ce qui m’aurait permis d’ajouter plus d’hésitation à mes paroles, et aussi d’accélérer tout ceci.
— Vous avez parlé à vos proches de cette impression ?
Son ton semble être approbateur.
— Mais vous n’êtes pas satisfait de leurs réactions ?
— Je n’en ai parlé qu’avec mon garde du corps et ma petite-amie, dis-je. Oui, c’est nul qu’ils ne me croient pas.
Elle doit avoir d’autres patients avec des gardes du corps, car elle me regarde simplement dans l’expectative, sa contenance semblant dire : Crache le morceau.
— D’accord, je n’ai même pas avoué cela à ma mère.
J’inspire encore et je souffle.
— Le souci, c’est que j’ai récemment appris que ma demi-sœur souffre de schizophrénie paranoïde.
Dès que les mots quittent ma bouche, je me rends compte que je n’ai jamais admis cette vérité. Je n’ai jamais osé relier la sensation d’être suivi à mes recherches sur mes demi-frères et sœurs : les enfants que mon père décédé a eus avec celle qui est sa femme depuis quarante ans. Après les événements en Russie, j’ai appris que j’avais un demi-frère appelé Konstantin, ou Kostya, et une demi-sœur prénommée Masha. Kostya s’est avéré être un des nouveaux Russes. Il avait beaucoup d’argent dans l’industrie pétrolière, puis il a investi dans une start-up Internet qui s’est ensuite énormément développée. Il n’est pas marié, sans doute parce qu’il passe beaucoup de temps et d’argent dans les soins psychiatriques de Masha.
Ma demi-sœur croit être poursuivie par des esprits frappeurs. Je l’ai appris lorsque Muhomor a piraté les ordinateurs à la clinique dans laquelle Kostya l’a placée. Pour la défense de Masha, il y avait une époque dans les années quatre-vingt où de nombreux Russes croyaient aux esprits frappeurs, sans doute en partie parce que le folklore russe contient une créature mystique appelée Domovoi, un esprit de maison souvent espiègle, mais gentil. Les esprits par lesquels ma demi-sœur croit être poursuivie sont cependant plus effrayants que les Domovoi relativement bénins. L’année dernière, Masha a essayé de se suicider, mais elle a dit que c’était la faute des esprits. Il s’agissait de sa sixième tentative de suicide. Lorsque Kostya lui a appris le sort de notre père, Masha a griffé le visage de Kostya au point de laisser des cicatrices permanentes.
Alors oui, ma plus grande peur, c’est que les événements stressants qui ont mené à la mort de mon père ont déclenché quelque chose en moi, quelque chose comme ce que traverse la pauvre Masha.
Après tout, nous partageons un quart de notre ADN.
— Je vois qu’il y a une histoire derrière tout ceci, dit Dr Golovasi en me sortant de ma rêverie. Vous sentez-vous assez à l’aise pour la partager ?
— C’est vraiment une longue histoire…
— Le but de cette première séance est que j’en apprenne davantage sur vous, dit-elle. Je suis là afin que vous me racontiez de longues histoires.