Chapitre 3-2

2011 Parole
Je soupire et je fais de mon mieux pour lui raconter ce qui est arrivé cinq mois plus tôt. J’explique comment j’ai fait participer ma mère à l’étude des cerveaucytes et je décris l’enlèvement de ma mère et des autres patients, notre voyage en Russie, le sauvetage et toute la violence et la mort dont j’ai été témoin en chemin. J’édulcore une partie – en particulier les meurtres commis par mon cousin Joe et ses acolytes – et je ne parle pas de mes propres cerveaucytes. — J’ai lu un article sur l’enlèvement de votre mère dans le Times. Dr Golovasi s’agite sur sa chaise. — Votre histoire causerait des insomnies à n’importe qui. Je suis tenté de dire que Joe dort comme un petit bébé psychotique, mais à la place, je marmonne lâchement : — Oui, c’était assez dur. — Au moins, vous avez fait de nouveaux amis au cours de cette expérience. Ce Gogi et ce Muhomor me semblent être des individus intéressants. Je hoche la tête. — C’est vrai, bien que Gogi me traite comme un client la moitié du temps, et que Muhomor est simplement Muhomor. — Ah bon ? Elle se penche à nouveau vers moi. — Que voulez-vous dire ? — Muhomor était déjà brillant avant… J’étais sur le point de dire ‘avant les cerveaucytes’, mais je le change en : — Avant de suivre des cours d’informatique ici aux États-Unis. À présent, son ego ne passe plus les portes. — Mais vous arrivez à vous rapprocher au niveau du travail ? demande-t-elle en penchant la tête d’un air interrogatif. — Pas vraiment. La cryptographie, la passion de Muhomor, n’est pas mon domaine préféré de l’informatique. Alors nous ne nous rapprochons pas par ce domaine. En fait, Mitya et lui ont peut-être noué des liens, et j’aurais aimé être au-dessus de la jalousie, mais je ne le suis pas. Elle semble si particulièrement intéressée par ce que je dis que je me demande si cette jalousie entre potes est le sujet de sa thèse. — Que pensez-vous qu’ils font ensemble que vous ne faites pas avec Muhomor ? demande-t-elle en confirmant mes soupçons qu’elle s’est raccrochée à ce sujet. — Muhomor a développé un cryptosystème ingénieux que seul Mitya peut vraiment apprécier, dis-je en haussant les épaules. Ma petite amie ne s’y intéresse pas et en réalité, moi non plus. Ce que je ne dis pas, c’est que contrairement à Ada, j’ai essayé de comprendre le travail de Muhomor et qu’il était trop dense pour moi : une des rares choses à me défier intellectuellement depuis longtemps. Cela me donne littéralement mal au cerveau. Au lieu d’avoir les yeux vitreux en entendant le mot cryptosystème, Dr Golovasi semble venir de recevoir une injection d’expresso dans les globes oculaires. Je me souviens que nous avons décidé de garder secret le mot Tema – l’abrégé du mot russe ‘kryptosystema’, alors je dis : — Quoi qu’il en soit, je crois que j’ai un peu perdu le fil. — Vous avez raison. Elle tripote son stylo comme si elle ne savait pas si elle devait écrire sur son bloc-notes. — Dites-moi, qu’avez-vous fait pour gérer tout ce stress ? — Bon. La gestion du stress. Je me suis préparé à cette question au point de tendre un doigt pour chaque activité. — Je me suis occupé en aidant maman à récupérer, j’ai commencé quelques nouveaux passe-temps, je me soigne en prenant soin de mon rat domestique et j’ai entamé une nouvelle routine sportive. — C’est bien, en particulier le sport, dit Dr Golovasi, mais j’ai l’impression qu’elle retient certaines questions, telles que ‘Vous venez de parler d’un rat ?’ — Oui et non, dis-je. La programmation fait partie de mes loisirs, et cela peut parfois être frustrant. J’ai aussi commencé à apprendre le tir. Bien que ce soit thérapeutique, ce n’est pas un loisir apaisant typique. — Je vois. Elle joint à nouveau ses doigts sous son menton. — En ce cas, je vous encourage à considérer des choses comme le yoga, la méditation et les massages. Continuez à passer du temps avec votre animal domestique. Elle s’arrête, puis elle ajoute : — L’intimité est également cruciale dans le soulagement du stress. Je réfléchis à ses paroles. Il m’est facile de continuer la thérapie par animal de compagnie. Je sens M. Spock contre ma poche en ce moment même et je perçois ses pensées bienheureuses pendant que le petit gars mâche un morceau de mangue séchée. En ce qui concerne la méditation, nous avons récemment conçu une application qui nous aide à nous concentrer et Mitya prétend que cela fait des merveilles pour sa capacité à méditer, alors j’essaierai peut-être. J’avais une ex qui avait essayé de m’intéresser au yoga et Ada le pratique également, alors je me joindrai éventuellement à elle. Je déteste les massages, mais pour mon bien-être mental, je suis prêt à essayer. Je commencerai peut-être par un massage des pieds ? Heureusement, l’intimité est un aspect de ma vie que je maîtrise complètement. Ada et moi couchons tellement souvent ensemble que le manque de préservatifs est devenu un vrai problème, mais je ne crois pas vouloir en parler avec cette femme plus âgée qui est une totale inconnue. Comme si elle était médium, Dr Golovasi dit : — Je le comprends très bien si vous n’êtes pas prêt à me parler de votre relation romantique. Sachez simplement que c’est une partie importante de votre vie et que nous finirons par en discuter. — Non, ça ne me gêne pas, mens-je autant à elle qu’à moi-même. En vérifiant une nouvelle fois si l’application de partage est bien fermée, je poursuis : — Il n’y a pas grand-chose à en dire. De mon côté, je crois que la relation est très bien. Je l’aime. Je pense qu’elle est merveilleuse, attentionnée, brillante, magnifique. Elle me comprend mieux que n’importe quel ami ou petite-amie que j’ai pu avoir. Elle m’aime, bien qu’elle n’aime pas me le dire. L’intimité, le sexe en particulier, dépasse mes rêves les plus fous... Je m’inquiète juste qu’elle puisse un jour se lasser de mes problèmes. — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle le sera ? — Rien, réponds-je en croisant les bras sur ma poitrine. En fait, elle me soutient énormément. Par exemple, c’est elle qui a pris ce rendez-vous pour moi. Elle se soucie de moi et elle veut que je me sente bien. C’est juste que, enfin, cela revient à mon impression d’être suivi. Ce que je ne dis pas, c’est qu’Ada agit très étrangement dernièrement, et ce changement de comportement me terrifie. J’espère être tout aussi irrationnellement paranoïaque au sujet du comportement bizarre d’Ada que je le suis par rapport à l’idée d’être suivi. Malgré tout, je n’arrive pas à me débarrasser de l’impression qu’Ada veut avoir une conversation importante avec moi et quand les filles veulent parler, ce n’est jamais une bonne nouvelle. Mais je ne veux pas expliquer tout cela à cette psy. Je ne suis pas encore à l’aise avec elle. Se rendant compte que je n’ajouterai rien à ce sujet, Dr Golovasi dit : — Vous inquiétez-vous qu’elle rompe si vous avez développé la même maladie que votre demi-sœur ? Je baisse les yeux sur le tapis persan, content d’avoir fermé l’appli de partage bien avant. — C’est une de mes plus grandes craintes, oui. — Je peux vraisemblablement vous rassurer dans ce cas, dit la psy d’une voix exagérément apaisante. D’après ce que j’ai entendu, et en parlant ainsi avec vous, je ne pense pas que vous soyez schizophrène. Si je devais établir un diagnostic – et je ne le souhaite pas encore – dans le pire des cas, je dirais que vous pourriez souffrir du syndrome de stress post-traumatique. Cependant, il est bien plus probable que vous ayez une réaction normale à une situation terrible, si le mot ‘normal’ a un sens dans ce contexte. Je pense que quelques séances supplémentaires nous permettront de faire le tri plus en détail, mais je ne pense pas que vous ayez à vous inquiéter de devenir comme votre sœur. Je pousse un soupir de soulagement. — D’accord. Que recommandez-vous que je fasse ? — Commencez par venir me voir une fois par semaine. Nous parlerons comme aujourd’hui et nous essaierons la thérapie cognitive pour contrôler vos pensées négatives. Je vous apprendrai également quelques techniques de relaxation qui vous aideront à gérer les situations stressantes. Vos devoirs pour aujourd’hui, ce sera de réduire autant que possible le stress dans votre vie. Envisagez de passer plus de temps avec vos amis et votre famille. Continuez à faire du sport. Faites des recherches sur la méditation, bien que ce soit également quelque chose que je serais ravie de vous apprendre plus tard. Développez des habitudes de sommeil saines en n’utilisant la chambre que pour le sexe et pour dormir, pas pour regarder la télé, et couchez-vous à une heure régulière. Ne buvez pas de boissons caféinées ou d’autres stimulants. Et assurez-vous qu’il fasse assez sombre dans votre chambre et qu’il n’y ait pas de bruits indésirables. — D’accord. J’enregistre tout ce que je viens d’entendre et de voir au cours de la dernière heure sur les serveurs de données au cas où je voudrais rejouer plus tard ce que le docteur m’a dit. Puis j’envoie mentalement un texto à Gogi, expliquant mon désir de m’entraîner aujourd’hui, puisque c’est ce que le médecin a conseillé. J’envoie également un texto à ma mère, lui disant que je viens la voir dans la journée et je demande une réunion du Club des cerveaucytes pour la fin de la journée, puisque cela fait également partie de l’ordonnance du docteur. Penser à maman me rappelle une plaisanterie que j’ai très envie de raconter à la psy, alors je dis : — Vous savez, Dr Golovasi, cela fait presque une heure et nous n’avons toujours rien mis sur le dos de ma mère. — En tant que mère, je trouve ce stéréotype insultant, répond-elle, de petites rides de rire apparaissant au coin de ses yeux. — Ma mère est incroyable, dis-je pour m’assurer qu’elle sache que je plaisantais. Si je suis perturbé, c’est soit de ma faute, soit par hasard. — En ce qui me concerne, si vous pouvez être excellent dans votre travail, avoir des relations satisfaisantes avec vos amis et votre famille et maintenir une relation romantique, vous n’êtes pas formellement ‘perturbé’, m’assure-t-elle. Si je devais utiliser une métaphore automobile, je dirais qu’il vous suffit de faire quelques réglages, c’est tout. Je souris et je secoue la tête. — Les gens normaux n’ont pas besoin d’aller voir un psy. — Tout le monde devrait suivre une thérapie, réplique-t-elle. Je rends visite à ma thérapeute moi-même, tout comme mon fils. — Pardonnez-moi de rester sceptique lorsqu’un professionnel me dit que tout le monde devrait utiliser ses services, dis-je d’un ton léger. Une alarme retentit doucement et Dr Golovasi regarde sa montre. — J’ai peur que ce soit la fin de notre séance. Nous devrions avoir plus de temps lors de la prochaine. — Ce n’était pas si terrible, lui dis-je en me rendant compte que vraiment, ça ne l’était pas. Je sais que c’est sûrement purement l’effet placebo, mais je me sens déjà un peu mieux. J’ai lu cela dans un des livres de psychologie que j’ai étudiés pour ce rendez-vous. Le fait d’accomplir des changements dans notre vie donne l’impression de mieux contrôler sa destinée et soulage souvent de façon remarquable. Je me demande si j’aurais l’impression que quelqu’un me suit au cours du reste de la journée. — Pour prendre le rendez-vous suivant, veuillez vous adresser à Monika. Dr Golovasi se lève et me tend la main. — Merci, Dr Golovasi, dis-je en lui serrant fermement la main. — Je vous en prie, appelez-moi Jane. — Bien sûr, Madame. Je suppose que si nous continuons ceci, dans un an et quelques, je serais capable de lui parler de façon aussi informelle. — À la semaine prochaine.
Lettura gratuita per i nuovi utenti
Scansiona per scaricare l'app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Scrittore
  • chap_listIndice
  • likeAGGIUNGI