V

2598 Parole
V Angelo« Or, Maddalena s’était retirée dans sa chambre, où, épuisée, elle éclatait en sanglots. Presque aussitôt son jeune frère, Pasquale, un garçon de treize ans qui l’adorait, vint la rejoindre. Ses douces paroles, ses tendres embrassements ne parvinrent point à la consoler ; mais comme il tirait un pli de sa poche, elle suspendit ses larmes et lui sourit, sur quoi le gamin lui fit malicieusement attendre cette lettre qu’elle brûlait de lire. Un tel jeu devait leur être fatal, car le père parut tout à coup et les enfants restèrent confondus. « Cependant le petit Orlando avait vite remis le pli dans sa poche et, comme on le lui réclamait brutalement, il refusa de le livrer avec un entêtement héroïque. Orlando s’était précipité sur son fils et lui aurait fait le plus méchant parti si Maddalena n’était intervenue immédiatement pour ordonner à son frère de livrer le billet. Et le père lut ceci : On raconte en ville que vous allez épouser Giovanni. Il se vante d’avoir la parole de votre père et que vos fiançailles sont proches. Je ne crois rien de tout cela, Maddalena, mais je suis bien malheureux. « Ce mot n’était pas signé, mais on imagine facilement l’effet produit sur Orlando et les explications qui s’ensuivirent. Elles furent terribles. Le petit se serait plutôt laissé tuer sur place que de parler, et quant à Maddalena elle se bornait à répéter à son père : « – Père, vous saurez tout demain ! « Francesca arriva à temps pour mettre fin à cette scène tragique. Orlando condamna sa fille à ne plus quitter sa chambre. Il fit mieux : il l’enferma. Mais, sans doute avec la complicité de son frère, Maddalena, la nuit même, parvenait à en sortir. Les amoureux seront toujours les plus forts et il n’y a point de prison qui les retienne, surtout quand la nature a mis dans leur cœur un sentiment inébranlable. « Maddalena descendait dans le jardin et gagnait avec de grandes précautions une petite porte qui ouvrait, derrière la villa, sur les champs d’oliviers. Un jeune homme apparaissait aussitôt dans le cadre de cette porte. “Mon Angelo !” murmura la douce voix de Maddalena. La porte fut repoussée et les jeunes gens furent bientôt dans les bras l’un de l’autre, réunis dans la plus chaste étreinte… » À ce moment du récit du prêtre, il y eut dans la salle comme un sourd et lugubre gémissement. Quelques têtes se tournèrent vers le coin où Tue-la-Mort semblait dormir. Était-ce un rêve, quelque cauchemar qui soulevait cette poitrine de lion ? Les grands fauves, quand ils dorment au fond des forêts, ont de ces grondements qui viennent troubler le repos des voyageurs. Leur sommeil même menace. On n’était jamais tranquille avec ce Tue-la-Mort… Le prêtre continuait : – Angelo était le dernier rejeton d’une famille illustre, mais entièrement ruinée par les procès. Il n’avait à offrir à Maddalena que son amour, son orgueil et son nom… Angelo Vico ! C’était un descendant direct, par la ligne maternelle, de ce Sampietro qui balança la fortune de Gênes pendant dix-sept ans et fut l’âme de l’insurrection. Sa mémoire est restée vivante et chère à tous les cœurs. Angelo semblait porter en lui toutes les vertus de l’ancêtre. C’était un fier jeune homme, au caractère indomptable et qui était peut-être né pour de hautes destinées. Cependant les Orlando n’avaient jamais été au mieux avec les Sampietro et les Vico, et quant au père de Maddalena, il n’avait que des sentiments hostiles pour le dernier de leur race, qu’il trouvait trop élégant pour un jeune homme sans fortune et qu’il accusait de paresse. « Maddalena conduisit Angelo sur le banc où, quelques heures plus tôt, elle s’était refusée à écouter Giovanni, et elle mit au courant le jeune homme de tous les incidents de cette triste journée. Sur quoi Angelo réfléchit profondément et lui dit : « – Vous savez quel est mon respect pour vous, Maddalena. Il est aussi grand que mon amour. Confiez-vous à moi et fuyons… ou nous sommes perdus. « Mais la jeune fille secoua la tête. « – Non ! non ! Angelo ! fit-elle, je veux que ce soit mon père qui me donne à vous ! « Et comme, devant une aussi étrange déclaration, Angelo restait muet, ne comprenant pas : « – Demain, vous viendrez demander ma main à mon père ! continua-t-elle. « Mais la stupéfaction d’Angelo ne faisait que grandir. Est-ce que Maddalena rêvait ? Elle savait bien quelle serait la réponse de son père, douloureuse pour elle, outrageante pour lui !… Maddalena, cependant, ne voulut rien entendre. « – Demain mon père me donnera à vous ou nous mourrons ensemble !… Angelo, auriez-vous peur de mourir ?… « – Mourir !… fit Angelo, pourquoi mourir ? Notre amour ne demande qu’à vivre, Maddalena, et la vie est si belle pour ceux qui s’aiment !… « – La mort aussi, répliqua-t-elle d’un air sombre et déterminé !… Quelle volupté pour deux vrais amants qui n’auront point à rougir de paraître devant Dieu, de finir leurs jours volontairement dans les bras l’un de l’autre !… de confondre leurs derniers soupirs, d’exhaler à la fois les deux moitiés de leur âme !… quelle douleur, quel regret peut empoisonner leurs derniers instants ? Je vous le demande, Angelo ! Ils s’en vont ensemble… Ils ne quittent rien !… « Ainsi parlait Maddalena, et Angelo, la voyant dans cette étrange exaltation, n’hésita plus. Il promit de faire le lendemain cette démarche qu’il prévoyait fatale à tous deux et pressa la jeune fille dans ses bras avec une tendresse désespérée. » Ici le prêtre suspendit un instant son récit. Les voyageurs étaient impatients d’en entendre la suite. Tue-la-Mort ne donnait plus signe de vie, comme si, depuis longtemps, il n’écoutait plus. – Il serait difficile d’imaginer, reprit le prêtre, l’étonnement d’Orlando lorsque, le lendemain matin, une domestique pénétra dans son bureau pour lui remettre la carte d’Angelo Vico. Cependant il donna l’ordre que l’on introduisît le visiteur et, quand il fut entré, le pria de s’asseoir. Mais Angelo resta debout et lui déclara avec simplicité qu’il venait lui demander la main de sa fille. « L’événement était si énorme qu’Orlando parut d’abord ne pas comprendre. Puis, tout à coup, il se leva, la figure flamboyante de colère et, montrant au jeune homme le billet anonyme qui, la veille, avait été la cause d’une scène si affreuse entre lui et Maddalena, il lui demanda si c’était bien lui qui en était l’auteur. « Angelo avoua la vérité. Il confessa également que ce n’était point la première fois qu’il écrivait à Maddalena et que depuis longtemps tous deux s’aimaient. Le calme et le naturel avec lequel ces choses étaient dites achevèrent de mettre Orlando hors de lui. En des termes brutaux, accompagnés de gestes menaçants, il voulut chasser Angelo, mais c’est alors que Maddalena parut. « Elle n’était pas moins calme que le jeune Corse. Elle lui prit la main devant son père et prononça : « – Celui-là seul sera mon mari ! Père, il est trop tard pour refuser ma main à Angelo ! « Angelo, en entendant ces paroles terribles et auxquelles il ne pouvait s’attendre, car son respect avait toujours été très grand pour celle dont il voulait faire sa femme, eut un geste comme pour protester de leur innocence à tous deux ; mais une crispation de la main de la jeune fille l’immobilisa et il se rappela ce qu’il avait promis la veille. Il avait promis de mourir avec elle et le moment en paraissait venu. « Devant la foudroyante déclaration, Orlando avait eu un mouvement qui tenait à la fois de la fureur, de l’effroi et du doute. Ça n’était pas possible ! semblait dire toute son attitude… Non, une pareille horreur n’était pas possible ! Maddalena, voyant son père dans cet état où le doute le disputait à la rage, ajouta en levant les yeux au ciel : « – Je jure que, devant Dieu, je suis déjà la femme d’Angelo ! « Alors Orlando, fouillant fébrilement dans un tiroir de son bureau, en tirait un revolver et le braquait sur sa fille. « Angelo voulut s’élancer. Mais Maddalena, qui ne lui avait pas quitté la main, le retint encore. « – Tu sais ce que tu m’as promis, Angelo ? Mon père nous fera la grâce de nous tuer tous les deux ! « C’est ce qu’il allait certainement faire quand l’idée qu’il allait peut-être sacrifier un petit être qui, lui, n’était point coupable et qui déjà avait droit à la vie, lui fit tomber l’arme des mains. « – Puisque tu me l’as déjà prise, cria-t-il à Angelo, qu’est-ce que tu viens me demander, voleur ?… « Et il les chassa tous les deux, mais ne s’opposa plus à leur mariage. « C’est ainsi, conclut le prêtre, que par ce sublime mensonge de l’amour, Maddalena devint la femme d’Angelo… » Maintenant Tue-la-Mort, de ses grands yeux ouverts, fixait l’abbé. L’aubergiste oubliait de cacher son émotion… Une larme glissait sur sa joue rugueuse… – Neuf mois après, on baptisait une jolie petite fille, reprit le prêtre… mais le bonheur des deux époux devait être bientôt interrompu par un long voyage d’Angelo à l’étranger… Il était allé chercher fortune sur les vastes mers. Plus d’un an s’écoula… « Était-ce le chagrin ? Depuis quelque temps, on ne voyait plus Maddalena ; elle ne sortait plus de chez elle. Il est bon de savoir que Giovanni avait conservé au fond de son âme une haine solide pour Angelo et que son amour pour Maddalena s’était transformé en un sentiment farouche, fait de jalousie, de dépit et de besoin de vengeance. « Les Orlando avaient quitté le pays, mais Giovanni était resté à Monte-Rotondo… Une nuit qu’il rôdait autour de la maison de la Maddalena, il entendit de bien douloureux soupirs… Des lumières glissaient aux fenêtres, dans la fente des volets… Tout attestait, en dépit des précautions prises, un mouvement inusité à une pareille heure, dans la modeste demeure de Maddalena. « Tout à coup il y eut un grand cri… et puis, plus rien… Giovanni ne pouvait s’y tromper : “Ce n’est pas possible ! murmura-t-il… Voilà plus d’un an qu’il est parti !” « Quelques instants plus tard, une porte s’entrouvrait et une femme se sauvait dans la nuit en emportant un paquet contre sa poitrine… Giovanni la suivit. « Le lendemain il était complètement renseigné. Maria-Lucilia, cette femme de la campagne qui avait quitté si mystérieusement la demeure de Maddalena, nourrissait un nouveau-né… « C’est un mois plus tard qu’Angelo revenait, presque aussi pauvre qu’avant, mais combien heureux de retrouver sa femme !… La Maddalena était allée l’attendre au débarcadère… Elle donnait du bonheur rien qu’à la regarder… « Elle tenait par la main sa petite fille qui marchait déjà. Ce que furent ces premiers embrassements, on le devine. Les deux époux rentrèrent le jour même à Monte-Rotondo. Angelo comptait beaucoup d’amis. Ils lui firent fête dès son arrivée au village. Comme il les quittait pour regagner son domicile où Maddalena l’avait précédé, il rencontra le facteur qui lui remit une lettre dont il ne connaissait point l’écriture et qui était signée : “Un ami”. Voici ce que disait cette lettre : Heureux époux ! heureux père !… si tu veux connaître tout ton bonheur… va donc demander à la Maria-Lucilia, derrière le Monte-Rotondo, qu’elle te montre le petit frère que la Maddalena a donné à ta petite fille pendant ton absence ! « Angelo regarda autour de lui d’un air hagard. Il tremblait d’horreur. Il crut apercevoir la silhouette de Giovanni qui, d’un coin de la place, savourait sa vengeance. Il courut de ce côté, mais l’homme avait disparu. « Alors il s’en fut, comme un fou, chez la Maria-Lucilia. Quand il pénétra chez celle-ci, elle donnait à téter à un petit garçon. Angelo lui montrait un tel visage qu’elle recula d’effroi, serrant instinctivement le bébé dans ses bras. Mais elle dut lui avouer, sous menace de mort, de qui elle tenait cet enfant. Quand il sortit de chez elle, Angelo ne doutait plus de son malheur. « Il erra quelque temps comme un insensé dans la campagne, puis il se dirigea vers sa demeure. Il était redevenu formidablement calme, car il n’est rien de tel que ces âmes de feu pour cacher l’embrasement qui les dévore. « Pendant ce temps, Maddalena procédait joyeusement aux préparatifs d’un repas de fête dont elle voulait faire la surprise à l’époux retrouvé. Les amis conviés par elle étaient venus les bras chargés de fleurs. La maison était pleine de joie et de parfums. Il ne manquait plus qu’Angelo. « Il était en retard et déjà Maddalena, qui s’était coquettement parée, montrait son impatience, quand enfin il parut. Elle se jeta à son cou : « – Mon Angelo ! C’est l’anniversaire de nos noces ! J’ai voulu te faire une surprise ! « – Moi aussi, je te réserve une surprise ! répondit-il. « Ce qui parut naturel à tous. Maddalena, qui ne s’apercevait point de la pâleur de son mari, tant elle était prise par les soins du festin, pensa à quelque beau cadeau qu’il lui avait rapporté de son voyage ! « Le repas se passa le plus gaiement du monde. Angelo, par un miracle de dissimulation, se montra enjoué comme les autres et répondit à toutes les santés qui lui furent proposées. « Un moment vint où il se leva et dit : « – Mes amis, si vous voulez voir la surprise que j’ai réservée à ma femme pour notre anniversaire, frappez à la porte de sa chambre dans cinq minutes ! « Alors il prit la main de sa femme, à laquelle il souriait le plus galamment du monde, et ils sortirent tous deux au milieu des applaudissements. « Maddalena n’avait jamais été plus rayonnante qu’en ce moment où l’époux la menait vers la surprise attendue. Angelo, lui, était conduit par une douleur immense qui le rendait stupide, c’est-à-dire sourd à tout raisonnement capable de l’arrêter dans son dessein impitoyable… « Cinq minutes plus tard, quand les invités pénétrèrent dans la chambre, comme ils y avaient été conviés, ils trouvèrent Maddalena étendue sur son lit, morte… un poignard dans le cœur ! Quant à Angelo, il s’était enfui dans la montagne, emportant sa petite fille… » Le prêtre se tut. L’émotion de l’assistance semblait être arrivée à son comble. Le prêtre regardait Tue-la-Mort et Tue-la-Mort regardait le prêtre. La double flamme de leurs yeux s’affrontait avec un éclat presque insoutenable, et ceux qui étaient là comprirent que tout n’était point fini et que quelque chose d’inattendu allait se passer entre ces deux hommes. L’abbé reprit tout à coup, toujours en fixant terriblement Tue-la-Mort : – Et Maddalena était innocente ! Tue-la-Mort en entendant ces mots devint certainement aussi pâle qu’avait pu l’être Angelo le jour où il avait cru tenir la preuve de la trahison de sa femme. Il s’avança vers le prêtre et lui jeta férocement : – Et moi je vous dis qu’elle était coupable !… J’ai beaucoup connu cette femme ! Comme une rumeur montait autour d’eux, l’aubergiste se tourna vers les voyageurs : – Messieurs, leur dit-il d’une voix glacée, il est tard… Si vous voulez vous lever de bon matin pour la première correspondance… Il n’acheva pas sa phrase. Son geste balayait tout le monde mais les voyageurs avaient compris et vidaient déjà la salle… Quand ils furent seuls, Tue-la-Mort considéra le prêtre d’un œil fauve. – Monsieur, lui dit-il, cet Angelo que j’ai beaucoup connu, lui aussi, est mort ! Mais des paroles comme celles que vous venez de prononcer seraient bien capables de le ressusciter, ne serait-ce que pour vous les faire rentrer dans la bouche ! L’abbé ne parut nullement intimidé de cet éclat. Au contraire, ce fut avec calme qu’il déclara : – Je suis venu ici pour remplir une mission sainte ! Je t’ai cherché longtemps, Angelo ! Alors Tue-la-Mort laissa échapper : – Eh bien ! oui ! c’est moi ! c’est moi Angelo !… Moi que le crime de la Maddalena a forcé de fuir, de se travestir comme un malfaiteur, de cacher sa face d’honnête homme, de s’enfermer dans les cavernes comme une bête traquée par le chasseur !… enfin, de faire, pendant des années, le plus dur et le plus dangereux des métiers pour donner à manger à son enfant… Puis l’aubergiste conclut dans un sourd gémissement, et en se laissant tomber comme une masse sur un siège : – Que la Maddalena soit maudite !… À ce moment, dans le grand silence de la nuit, la lamentable « plainte de l’île au Chien » se fit entendre à nouveau. Jamais elle n’avait été plus déchirante, jamais elle n’avait soulevé le cœur d’une pareille angoisse. – L’horrible bête ! soupira Tue-la-Mort, il va encore arriver un malheur !… – Il n’y a pas de plus grand malheur au monde que le tien ! reprit l’abbé. Tu as tué la Maddalena ! Or, la femme qui a accouché, cette nuit fatale, chez toi… écoute-moi !… écoute-moi bien, Angelo… cette femme n’était pas la Maddalena !… L’aubergiste se dressa, comme galvanisé. Sa bouche ouverte, sans prononcer une parole, exprimait l’horreur… Ses bras suppliants se tendaient vers le prêtre en un geste éperdu… et le prêtre, impassible, continuait : – Celle qui avait commis une faute, qu’il fallait à tout prix cacher, c’était sa mère !… C’était Francesca qui s’est confessée à moi à son lit de mort et dont la volonté dernière est que tu connaisses la vérité, Angelo ! Ces mots frappèrent Tue-la-Mort comme la foudre. Il s’effondra. Aux pieds du prêtre celui qui avait été Angelo n’était plus qu’une masse informe, traversée d’un souffle d’agonie. L’abbé fit au-dessus de cette pauvre chose le signe de la croix et sortit, d’un pas automatique, du pas de la statue du commandeur qui est venue apporter l’expiation et le châtiment au criminel longtemps impuni…
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