VI

1368 Parole
VI Le petit PasqualeÀ l’aurore, quand le prêtre redescendit dans cette salle, il y trouva encore Tue-la-Mort accroupi sur une table, comme une bête assommée. Il lui toucha l’épaule. L’aubergiste tressaillit, leva vers lui un visage qui semblait revenir de l’autre monde et attendit ce que cet homme noir avait encore à lui dire. – Voulez-vous me passer de l’autre côté de la rivière ? demanda le prêtre. Tue-la-Mort se leva avec effort. Et voûté, vieilli de dix ans, il précéda son hôte au bord de l’eau. Le prêtre monta dans le bachot. Tue-la-Mort détacha la chaîne qui retenait l’embarcation à la rive, puis s’assit et prit les rames. Jusqu’au milieu de la rivière, pas un mot ne fut échangé, mais, comme ils doublaient la pointe de l’île au Chien, l’abbé, qui avait une main dans la poche de sa soutane, se pencha tout à coup sur Tue-la-Mort et lui dit : – Le prêtre t’a pardonné ! mais sache que Francesca, pour que le secret ne sorte pas de sa famille, s’est confessée à son fils !… Angelo ! Angelo ! regarde-moi bien ! Tu ne te rappelles pas le jeune frère de la Maddalena ? Tu ne te souviens pas du petit Pasquale ? Tue-la-Mort n’avait pas cessé de ramer, ni plus vite, ni plus lentement… Depuis la veille, il avait « vu » l’épouvante et il ne pouvait y avoir pour lui rien de plus effrayant que cet abîme où le prêtre l’avait précipité : l’innocence de Maddalena ! Toute la nuit, il avait roulé dans ce gouffre comme un damné de l’enfer du Dante, et il avait eu la sensation de la chute éternelle dans une nuit sans fond, éclairée seulement par le rayonnement lointain du pâle sourire de la victime, image qui, éternellement, reculait, et qu’il était condamné à n’atteindre jamais !… La mort ne pouvait lui réserver un supplice plus terrible que la vie, du moins le pensait-il dans ce moment où l’horreur toute fraîche de son forfait lui rendait insupportable la lumière du jour. Donc, le visage de la Mort, qui semblait se pencher sur lui, avec cette figure menaçante du prêtre dont les yeux le foudroyaient, ne le troubla en aucune sorte, mais ces mots : « le petit Pasquale ! » remuèrent ce cœur de bronze jusqu’aux larmes… Que de souvenirs ! En une seconde, la dernière peut-être, ils accoururent en foule comme se précipitent au lit du mourant les plus chers fantômes du passé… Ô printemps de la vie ! Ô printemps de son cœur !… Le petit Pasquale, c’était cet enfant qui s’était fait le messager de leurs amours !… C’était lui qui avait porté à la Maddalena son premier soupir… c’était lui qui avait rapporté à Angelo, dans un pli embaumé, le premier b****r de la bien-aimée !… Ô Monte-Rotondo !… Ô les premiers rendez-vous dans la fraîcheur des nuits !… la main tremblante de la Maddalena le guidant dans le jardin d’Orlando, tandis que veillait quelque part le petit frère ingénieux !… Qu’y a-t-il de plus audacieux que des enfants qui s’aiment et qui croient ne point faire le mal ?… Ce petit Pasquale aussi l’avait aimé comme un frère et… Et Angelo ne le reconnaissait plus !… Mais qui donc l’a ainsi changé ?… Qui donc a transformé si vite ce jeune visage en un masque ravagé par le combat intérieur du prêtre et du justicier ? N’est-ce point toi ? N’est-ce pas ta propre folie, Angelo ? Un cœur corse bat sous cette soutane, c’est tout dire !… Et, dans ce moment terrible, tu ne doutes point que le Corse ne l’ait emporté sur le prêtre !… et qu’il vienne te châtier selon les lois de la vendetta !… Pas une seconde, tu n’imagines que la pensée divine puisse avoir chassé, en fin de compte, le vieil instinct du maquis et que le geste de ce dernier descendant des Orlando est peut-être moins dirigé contre ta vie que contre ta conscience qu’il vise, l’existence que tu mènes à laquelle il faut t’arracher, et ton âme qu’il faut sauver !… Pour avoir une imagination pareille, il ne faudrait pas être né, comme Pasquale et comme Angelo, à l’ombre du Monte-Rotondo !… Non ! non !… Angelo est persuadé qu’il va mourir ; et que la main du prêtre va sortir soudain de sous cette soutane pour lui apporter le soulagement suprême : la fin de ses remords !… Ah ! certes non ! il ne résistera pas !… Il ne fera pas un geste pour échapper au châtiment. Hélas !… du sang a coulé qui crie vengeance ! Ô vendetta corse ! Tu es plus forte que la vie ! Tu es plus forte que la mort ! Tu emportes tout dans ton rouge tourbillon ! c’est toi qui animais les doigts de l’illustre Sampierro quand il étranglait de sa propre main sa femme Vannina, c’est toi qui fis trancher la tête de Giovanni Antonio, laquelle servit de trophée à une non moins illustre famille, c’est en ton nom que les prêtres eux-mêmes couraient les campagnes en jetant aux paysans pour les dresser contre leurs maîtres génois la parole du dernier des Macchabées : Qui non habet gladium vendat tunicam suam ! Que celui qui n’a pas un couteau vende ses vêtements ! Pasquale, lui, pense Tue-la-Mort, a acheté un revolver et je vais mourir !… Canzonette se réveilla ce matin-là de la meilleure humeur du monde car c’était la vieille Gaga qui lui avait apporté son déjeuner. Elle ne pouvait souffrir les Mahure et de quelques gentillesses qu’ils l’accablassent, l’enfant se détournait toujours d’eux avec empressement ou ne s’occupait du couple que pour lui jouer des tours de sa façon qui n’étaient point toujours sans importance, car elle les avait en particulière antipathie. – Quel temps fait-il ? Ouvre la fenêtre, Gaga !… Et les voyageurs ? Ils ne sont pas tous morts ?… demanda-t-elle en riant. – Ma petite Canzonette, nous allons avoir une bien belle journée… et l’on commence à remuer dans les chambres !… – Dis-moi, Gaga, ils n’ont pas eu peur, les voyageurs, quand ils ont entendu, hier soir, aboyer l’île au Chien ? – Dame ! ils n’en menaient pas large avec toutes les histoires bêtes qu’on raconte. Il ne t’effraie pas, toi, Canzonette, ce chien-là ? – Oh ! moi, tu sais bien, Gaga, que papa m’a appris à n’avoir peur de rien !… Ce doit être tout simplement un pauvre toutou que cette groula (vieille savate) de Mahure a attaché quelque part et auquel il ne donne pas à manger !… – Il faut que j’aille préparer le déjeuner des voyageurs (et Gaga en se sauvant) : Habille-toi vite, petite Canne !… Canzonette sauta de son lit et commença de se laver le bout du nez en chantant : Alli Baumetta Si respira un buon er Alli Baumetta Non li a giamai d’hiver ! Et puis elle courut ouvrir sa fenêtre pour se rendre compte de l’air qu’il faisait ce matin-là à Ena et s’il était aussi bon à respirer que celui des Baumettes. Dans ce moment-là, Tue-la-Mort disait au prêtre : – Si tu as résolu d’en finir aujourd’hui avec moi, ça doit te gêner de me tuer avec ce costume-là ? Ce que j’ai souffert là-dessous ne regarde personne que Dieu et moi ! répliqua l’autre… Que son saint nom soit béni !… C’est lui qui m’a conduit ici pour ton châtiment ! C’est lui qui a décidé que je recevrais la confession de ma malheureuse mère ; c’est lui qui a voulu que je sois renseigné sur l’endroit où tu te cachais, lui qui m’a conduit jusqu’à ta tanière ! Fais ta prière, Angelo !… Tue-la-Mort comprit que cette fois l’instant suprême était venu : il leva les yeux sur la fenêtre de Canzonette et sa prière ne fut point pour son âme maudite à lui, mais pour l’enfant adorée qu’il laissait sur la terre. À la fenêtre, Canzonette apparut… Tue-la-Mort remercia avec ardeur le ciel qui, dans son dernier moment, lui envoyait ce sourire ! La petite fille n’avait rien vu… Accueillie par le parfum des fleurs en pots qui, dans un ordre touchant, s’allongeaient devant sa croisée, elle avait pensé tout de suite à arroser ses verveines et ses héliotropes. C’est tout juste si elle avait jeté un coup d’œil sur le lointain paysage alpin, embué dans la vallée, déjà rayonnant sur les cimes… Le ciel était d’un azur tendre et léger comme un voile du mois de Marie… Et elle se remit à chanter : Au mes de Flora Ossia en lou printem Au mes de Flora Vizon lou mai souven ! Ô la voix de sa fille !… Il aurait entendu encore cela avant de mourir ! Tout à coup il se mit à balbutier, plus faible qu’un enfant, et avec une supplication si inattendue chez un homme qui avait accepté l’idée de la mort d’un cœur si apparemment indifférent que le prêtre ne comprit rien à un pareil revirement, sinon que ce brave devenait lâche. – Attendez !… attendez ! au nom du ciel, attendez ! gémissait Tue-la-Mort à mi-voix. Il tremblait pour Canzonette qu’elle n’assistât à cette horreur : l’assassinat de son père ! et qu’elle en restât peut-être folle, pour toute sa vie… Il avait cru à la pitié divine quand il avait vu apparaître ce sourire !… Et c’était peut-être là le châtiment qui lui était réservé !… Mais cela, c’était trop ! Non ! non ! pas cela ! Il ne le voulait pas !… Ah ! si son enfant pouvait ne rien voir ! Si cette fenêtre pouvait se refermer !… Attendez !
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