Chapitre 4-1

2019 Palavras
Quatre Ma mère ouvre les yeux et cligne si rapidement des paupières que je me demande si elle essaie de communiquer en morse. Au début, l’écran n’affiche que des parasites. Quand Ada pianote frénétiquement sur le clavier, l’image devient plus nette. Peu de temps après, je vois les contours fantomatiques de la pièce du point de vue de maman. — Cette partie sera rapidement cryptée, dit Ada à personne en particulier. Pour l’instant, cela nous aidera à avoir une idée de ce que voit Nina. Je distingue des formes correspondantes aux personnes dans la pièce. Comme nous regardons les données neurales de maman, je m’attends presque à paraître plus grand et plus beau – et peut-être, même à une auréole au-dessus de ma tête –, mais je ne suis qu’un blob sans forme, comme tous les autres à l’écran. Je pense cependant que cela vient de nos algorithmes, et non pas de la véritable perception que ma mère a de moi. Les métadonnées apparaissent à côté des formes, exactement comme les bulles de pensée auxquelles je m’attendais. Je ne sais pas ce qu’il en est pour maman, mais ces bulles me sont utiles. Elles me permettent de me souvenir de quelques-uns des ingénieurs les plus timides de la pièce. Maman essaie de retirer l’engin qui scanne son cerveau en tournant la tête. Oncle Abe se précipite pour l’aider. Certains des écrans réagissent n’importe comment, mais personne ne semble s’en inquiéter. — C’est tellement étrange. Elle agite la main à côté de l’endroit où doit se trouver l’étiquette avec le nom et les données de son frère. — Je me sens comme Terminator. Oncle Abe aide maman à gagner plus de mobilité en retirant davantage de l'équipement de monitoring. — Puis-je changer ce que disent les sous-titres ? demande ma mère au bout de quelques secondes. Certaines peuvent-elles être en russe ? — Il faudra d’abord apprendre à utiliser l’interface mentale de l’ordinateur, dit Ada. Nous allons travailler là-dessus pendant le reste de la journée. Lorsque maman fronce les sourcils, elle ajoute : — Si vous voulez en changer une ou deux manuellement tout de suite, c’est possible. En fait, cela nous donnera une petite avance, puisque nous allions vous faire taper des choses au clavier pendant la partie interface de toute façon. Retirons cette intraveineuse et le reste afin que vous puissiez être plus à l’aise. — Je vais aller chercher l’infirmière, dit oncle Abe. Ce n’est pas dangereux d’enlever tout ceci, n’est-ce pas ? — Non, pas du tout, confirme JC. La majorité de cet équipement sert à récolter des données pour nous, mais nous avons une douzaine d’autres sujets. Nous aurions besoin de retirer tout cela pour scanner le cerveau dans quelques minutes, de toute façon. En outre, les Cerveaucytes récoltent à présent les données les plus importantes. Quand mon oncle sort, Ada dit à ma mère : — Nous allons vous apprendre comment tenir à jour votre base de données Einstein. Elle utilise des technologies de reconnaissance faciale et vocale, et elle le saura quand vous rencontrez quelqu’un pour la première fois. À partir de là, vous apprendrez comment stocker les informations d’une nouvelle personne. Pour les phases futures de votre traitement, vos Cerveaucytes commenceront à surveiller vos activités cérébrales à des moments cruciaux, comme lorsque vous interagissez avec des gens que vous connaissez bien. Si votre état empire, les Cerveaucytes vous aideront en recréant l’état plus sain de votre cerveau quand vous rencontrerez à nouveau cette personne. — Elle veut dire que tu ne verras pas seulement du texte, mais que tu ressentiras également les émotions adéquates, interviens-je. La porte s’ouvre et l’infirmière, Olga, entre en traînant des pieds, suivie de mon oncle. Elle libère maman de son intraveineuse, du moniteur de pression sanguine et de tous les autres équipements médicaux. Avec un manque de curiosité à la limite du pathologique, l’infirmière quitte encore une fois la pièce. Maman s’avance jusqu’à l’écran. — Ici, dit JC. Touchez la boîte de texte que vous voulez modifier et entrez les informations que vous souhaitez. — Attends, dit Ada. Si elle doit utiliser le clavier de toute façon, pourquoi ne pas commencer l’algorithme d’apprentissage de l’interface cerveau-ordinateur ? — Nous ne gagnerons pas beaucoup de temps en captant l’utilisation de ces quelques touches, dit JC, mais vas-y si tu veux. Les mains d’Ada dansent sur le clavier, quelque chose tinte et elle lève les pouces pour ma mère. Maman édite les bulles de métadonnées. — Ce n’est pas drôle, dit oncle Abe quand il voit la bulle qu’elle a changée au-dessus de ma tête. Elle a remplacé ‘Mike Cohen’ par un texte russe qui peut être traduit par ‘Chère moi-même, si jamais tu as besoin de ce rappel et que tu ne reconnais plus Misha, ton fils unique, il vaut mieux pour tout le monde que tu te fasses euthanasier’. Au-dessus de la tête d’oncle Abe se trouve un texte similaire. Quand j’ai lu la bulle de JC où il est écrit ‘jeune homme intéressant’ je me rends compte que nous nous immisçons dans les pensées intimes de ma mère. — Quand vas-tu brancher le cryptage ? m’enquis-je auprès d’Ada. — Maintenant, en fait, dit Ada en appuyant sur quelques touches. Quand l’écran représentant la vision de maman se brouille, elle ajoute : les données reçues par Einstein et d’autres serveurs étaient déjà cryptées, alors je n’ai rien à faire de ce côté-là. — Tu n’étais pas obligée de le faire, dit maman. Si je dois sacrifier ma vie privée pour aider l’étude, cela ne me gêne pas du tout. JC et Ada échangent un regard. J’ai forcé tout le monde à faire entrer ma mère dans l’étude parce qu’elle est ma mère, mais je savais également qu’elle serait une participante exemplaire, comme le démontre son empressement à nous laisser l’espionner. Non pas que j’aurais fait quelque chose différemment si elle avait été la pire patiente au monde : quand il s’agit de maman, la loyauté filiale passe avant tout. — Tu n’as pas besoin de ça, maman, lui dis-je. Nous avons un protocole. Une fois que l’installation initiale sera complète, nous voulons nous assurer que les participants profitent de la vie privée qu’ils méritent. — Êtes-vous prête à travailler sur l’interface cerveau-ordinateur ? demande Ada, pressée de changer de sujet. Maman me regarde d’un air interrogateur, alors je déchiffre le jargon d’Ada pour elle. — Elle veut dire apprendre comment utiliser tes nouveaux Cerveaucytes comme une interface informatique. — C’est ça, dit Ada. Même si je pense que Nina avait compris. En se tournant vers ma mère, elle dit : — Pour être plus précise, vous apprendrez comment taper au clavier uniquement par l’esprit. Ce sera facile. Tout d’abord, nous avons besoin que les Cerveaucytes vous observent pendant que vous tapez sur un clavier pendant quelques heures. Ensuite, vous apprendrez à le faire mentalement, avec votre imagination. Si tout fonctionne comme prévu, l’algorithme de mon équipe reconnaîtra les touches imaginaires, car les actions mentales éveillent les mêmes parties du cerveau que les actions physiques. La porte s’ouvre et un grand homme à la peau sombre et en blouse blanche entre en poussant un fauteuil roulant. — Je suis ici pour Nina Cohen, dit-il. — C’est moi, répond maman. — Vous avez rendez-vous pour une IRM, explique-t-il et, il conduit le fauteuil jusqu’à elle. Maman se penche en avant et dit : — Je ne monterai pas là-dedans. Le type semble perdu. — Elle peut marcher jusqu’à l’IRM, lui dis-je. Vous pouvez laisser le fauteuil ici. Est-ce un problème ? — Non, répond-il, mais Dr Carter a dit… — C’est vraiment un pays procédurier, interrompt maman. Ces médecins aiment se couvrir jusqu’à la limite de la folie. Elle croise les bras avec entêtement et elle se lève. — Je ne prendrai pas part à ces inepties. Veuillez me montrer le chemin, jeune homme. Le type plie le fauteuil roulant et le laisse contre le mur. Dans sa barbe, il marmonne : — D’accord, mais le doc a dit d’utiliser le fauteuil. — Quand reviendra-t-elle ? — Dans une heure et demie environ, me répond-il. — Veux-tu manger quelque chose après ? dis-je à ma mère. — Un sandwich à la dinde, répond-elle, avec beaucoup de mayo. — C’est comme si c’était fait, dis-je en réprimant un sourire lorsque je vois le regard d’Ada. J’aurais pu prédire que le choix de repas de ma mère allait la faire grimacer. Maman et son guide grognon sortent dans le couloir. — Un sandwich me paraît parfait, dit mon oncle. En particulier s’il y a beaucoup de mayo. Ada ne réagit pas cette fois. Je suppose qu’elle est plus investie dans la santé de ma mère. — Quelqu’un d’autre a faim ? dis-je en regardant les gens dans la pièce. C’est moi qui offre. Presque tout le monde accepte mon offre, confirmant ma théorie selon laquelle la majorité des gens – même s’ils jeûnent ou qu’ils ont un régime strict – avalent volontiers de la nourriture gratuite. Quand nous arrivons dans la cafétéria, je me rends compte que les employés dans la chambre de maman ont dû envoyer des SMS à la plupart des autres employés de Techno, car ils sont presque tous là. En souriant, je leur offre également un déjeuner gratuit. J’attrape un plateau et je guide mon oncle qui vient se placer derrière Ada dans la queue. Elle charge son plateau avec une salade, une pomme, deux bananes et un tas de légumes cuits à la vapeur. Oncle Abe jette un regard dubitatif sur son plateau. — Qu’en est-il de la viande et du pain ? JC glousse et je lutte pour ne pas sourire. Pour la deuxième fois aujourd’hui, mon oncle est sur le point de regretter sa question. Cependant, je dois admettre que ce cours de nutrition optimale est le plus court que j’ai entendu de sa part. Il ne prend que quelques minutes. — Alors la formule la plus simple, conclut Ada, c’est de maximiser l’absorption de micro nutriments tout en mangeant le moins de calories possibles. La meilleure voie est donc constituée de nourriture complète, non transformée et à base de plantes. Mon oncle démontre que le baratin d’Ada ne l’a pas du tout influencé en prenant un sandwich au jambon très transformé et pas vraiment à base de plantes. Il croit au proverbe russe qui affirme que ‘le pain est à la tête de tout’ et vénère la viande au point qu’il y a sans doute un jambon entier conservé dans sa cuisine. Pendant que je fais mes propres sélections, je me demande pourquoi Ada a décidé de raccourcir son discours. Apprend-elle enfin à s’adapter à son public ? Elle n’a même pas approfondi les raisons qu’elle a de manger de cette façon : des raisons qui ont si peu de choses à voir avec la vanité. Elle souhaite maximiser sa durée de vie pour pouvoir – je cite après l’avoir entendu une douzaine de fois – ‘faire l’expérience d’autant de changements de paradigme dans la technologie que possible et, avec de la chance, vivre assez longtemps pour pouvoir uploader l’esprit’. La logique nutritionnelle d’Ada doit avoir déteint sur moi, car mon repas contient la moitié des calories que je choisis d’habitude. Je prends également la mayonnaise supplémentaire de maman dans des paquets au lieu de la faire mettre sur son pain. De cette façon, elle pourra décider elle-même à quel point son repas sera mauvais pour la santé, me laissant plus ou moins bonne conscience. Nous nous asseyons et nous commençons à manger. Inévitablement, la conversation revient sur le sujet des Cerveaucytes, et Ada dit : — J’ai beau essayer, mais les conséquences de cette technologie sont difficiles à imaginer. — Si c’est difficile pour toi, imagine ce que cela représente pour nous, mortels ordinaires, dis-je. — Nous pouvons aider tant de gens, dit JC, ses yeux verts brillants avec ferveur dans son visage couvert de taches de rousseur. Nous pouvons rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds et la mémoire à ceux qui l’ont perdue.
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