— Tout cela est merveilleux, mais ça ne fait qu’égratigner la surface de ce qui est possible, dit Ada. Au bout du compte, nous serons capables de prendre une personne normale et d’augmenter ce qui nous rend humains : l’intelligence, la mémoire, l’empathie. Peux-tu imaginer l’impact sur le monde si des êtres humains plus intelligents peuplent la planète ?
JC mord dans son hamburger. Comme moi, il connaît et il comprend les avis transhumanistes d’Ada. Je suis d’accord avec certains d’entre eux, tout comme les trois quarts des employés de Techno. JC est sans doute aussi d’accord, mais il n’aime pas que ces idées soient véhiculées auprès des jeunes. D’après lui, parler d’amélioration humaine n’est pas bon pour le business, en grande partie à cause de l’obsession d’Hollywood pour les histoires avertissant contre les dégâts de l’arrogance humaine.
— Très bien, si tu veux que les choses restent prosaïques, dit Ada, les réalités virtuelles et augmentées seules pourraient révolutionner les systèmes de loisirs et d’éducation. Une fois que les gens auront Internet dans leurs esprits, qu’ils regarderont des films et joueront à des jeux vidéo dans leur tête, la vie quotidienne de la personne moyenne ne ressemblera plus à ce qu’elle était.
— D’accord, dit JC. Nous nous transformerons en une société complètement centrée sur elle-même. Il me tarde.
— Tu as tort, dit Ada, bien qu’elle sache que JC aime jouer l’avocat du diable. Quand les textos et les mails seront faits dans la tête des gens, nous finirons par avoir une technologie comparable à la télépathie. Être capable de communiquer par la pensée connectera plus que jamais la race humaine. Mais tout ceci est à court terme. Ce regard sans précédent à l’intérieur du cerveau mènera à…
—... Des simulations de cerveau, dis-je en imitant sa voix. Qui mèneront à de meilleures IA et à uploader le cerveau.
— Ce qui mènera également à la peur, intervient JC, bien que sa voix ressemble à celle de Yoda et non à celle d’Ada. Ce qui mènera à la colère, ce qui mènera à la haine, qui mènera à la souffrance, et tout ceci conduit au côté obscur de la Force.
— Ce n’est pas la citation exacte, réplique Ada, et elle doit avoir raison.
Elle a une mémoire eidétique pour les références de culture populaire.
Tout le monde sauf mon oncle rit à la plaisanterie de JC, mais c’est un rire nerveux. Ils savent tous que ce travail effraie vraiment certaines personnes. C’est pourquoi JC veut focaliser l’attention sur la correction de maladies débilitantes pour l’instant. Même les pires ennemis du progrès technologique ne voudraient pas retirer aux patients d’Alzheimer la chance de vivre une vie normale, aux tétraplégiques la capacité de contrôler leur environnement, ou aux aveugles leur vue. Mais dès que la conversation s’aventure sur le territoire préféré d’Ada, l’amélioration des fonctions normales, les choses deviennent plus compliquées.
La poche de mon oncle sonne.
Il me jette un regard d’excuse avant de sortir son téléphone et de regarder l’écran. Ce qu’il voit lui fait froncer les sourcils. En se levant, il explique :
— C’est, mon fils. Je dois répondre. Misha, je te rejoindrai dans la chambre de Nina.
Il s’éloigne alors de notre table. Connaissant son fils, je frissonne et je souhaite mentalement bonne chance à mon oncle Abe.
Nous parlons travail pendant le reste de notre repas et j’apprends que Mme Sanchez est la personne suivante chez qui la Phase Une sera activée. Nous savons tous à quel point cette première phase l’aidera peu, alors l’idée est d’expédier son traitement et de voir si la phase qui stimule les fonctions manquantes du cerveau l’aidera plus. Ada dit qu’elle veut contrôler les premières étapes, alors je propose de me joindre à elle, en partie pour prouver que je me soucie des autres participants, mais aussi parce que je n’ai pas besoin de faire semblant. Étant donné la situation de Mme Sanchez, je me soucie sincèrement d’elle.
Comme maman, elle fait partie de cette étude grâce à moi. En fait, sa vie a été affectée par le même événement que ma mère : le terrible accident de voiture. Maman ne se souvient pas de ce qui est arrivé, alors j’ai dû lire des rapports en ligne et dans les papiers de la police. C’est ainsi que j’ai appris qu’un homme mentalement instable se promenait sur l’autoroute de Belt Parkway. Ma mère avait freiné dans un effort pour lui sauver la vie et elle avait réussi. Malheureusement, au lieu de frapper cet homme, elle avait frappé la bordure en métal. Le pire, c’est qu’un SUV avait fait une embardée pour éviter la collision avec la voiture de ma mère.
Il y avait le fils de Mme Sanchez, sa belle-fille et deux petits-enfants dans le SUV. Au lieu de toucher la glissière sur la gauche, leur voiture avait dévalé la colline sur le côté droit et fait de multiples tonneaux. Ils sont tous morts, mais la pauvre femme, Mme Sanchez, ne le sait toujours pas vraiment. Son Alzheimer était déjà bien avancé à ce moment-là et la nouvelle tragique concernant sa famille n’est pas enregistrée quand quelqu’un l’informe de ce qui est arrivé. Cependant, le problème lorsqu’on ne l’informe pas, c’est qu’elle demande constamment à voir son fils et sa famille. Elle est veuve, alors après l’accident, la seule famille qu’il lui restait était un grand frère qui est décédé il y a quelques mois. Je paye ses factures depuis et quand j’en ai eu l’occasion, j’ai convaincu JC de l’inclure dans l’étude malgré sa mauvaise santé.
— Prenons des aliments sains pour le diabète de Mme Sanchez, je suggère.
Ada me jette un regard inquisiteur.
— Elle aime manger des cochonneries, alors ce sera difficile.
— Nous prendrons quelque chose de sain et quelque chose de frit, mais nous ne lui montrerons que l’option bonne pour la santé en premier, dis-je. C’est ce que nous faisions avec mon grand-père.
— L’idée me paraît très bonne, dit JC. Allez faire ça tous les deux, et nous autres, nous partirons en avance.
Je me lève et Ada me suit.
— Oui, c’est une bonne idée, dit Ada. Je vais m’occuper des choix bons pour la santé et tu pourras prendre le reste.
— D’accord, dis-je.
— Seulement, ne lui prends rien qui contient trop de glucides, m’avertit Ada. Elle pourrait faire un coma.
— Marché conclu, dis-je en retournant faire la queue. Nous déposerons le sandwich de maman dans sa chambre en passant.
— On dirait de la nourriture d’hôpital, se plaint Mme Sanchez en mangeant les choix plus sains d’Ada.
C’est de la nourriture d’hôpital, mais comme Mme Sanchez ne se souvient pas où elle se trouve et déteste les hôpitaux, je ne vois aucune raison de le lui rappeler. Elle se rendra compte qu’elle se trouve dans un hôpital quand elle regardera dans le miroir et qu’elle verra sa tenue, la même blouse d’hôpital blanche que maman portait un peu plus tôt.
Mme Sanchez regarde Ada en faisant une grimace.
— Êtes-vous sûrs qu’il n’y avait pas de glace ?
— J’en suis certain, lui mens-je. Mais ils avaient de la gelée.
Si j’avais laissé Ada répondre, elle aurait pu laisser échapper la vérité. Elle est presque pathologiquement honnête, un peu comme le jeune George Washington, quoique j’aie mes doutes au sujet de ce dernier. En Russie, nous avons une histoire identique sur un jeune enfant qui ne mentait jamais, mais dans cette version, c’était Lénine, le chef communiste révolutionnaire.
— La gelée est-elle sans sucre ? s’enquit Mme Sanchez, dont le visage aimable et rond se tord de dégoût à l’idée des produits de substitution.
— Non, dis-je en mentant encore une fois. Alors, n’en mangez pas trop.
La véritable raison pour laquelle j’ai dit qu’elle ne devait pas trop manger, c’est parce qu’Ada pourrait avoir un anévrisme rien qu’en regardant Mme Sanchez manger un aliment bourré d’aspartame ou quel que soit le nom de l’édulcorant ‘diabolique’ qu’ils mettent dans la gelée.
Quand Mme Sanchez goûte son dessert gélatineux, elle se frotte les lèvres d’un air interrogateur et je suis prêt à ce qu’elle me prenne sur le fait d’un autre mensonge, comme elle l’a fait pour le soda juste avant. Elle avait eu des soupçons parce qu’Ada avait arraché l’étiquette : induire quelqu’un en erreur n’est pas la même chose que mentir chez Ada. Heureusement, Mrs Sanchez ne dit rien cette fois et elle continue à déguster sa gelée.
J’étudie la femme qui mange et je suis encore une fois pris d’inquiétude. Maman et elle font la même taille, elles ont le même âge et les mêmes types de corps en forme de pomme. D’après Ada, cela augmente le risque de diabète de maman. Effectivement, les taux de sucre de maman ont beaucoup grimpé. Tôt ou tard, il faudra que je déchaîne les horreurs de la philosophie alimentaire d’Ada sur elle en espérant qu’elle commence à manger sainement – à moins que les Cerveaucytes ne puissent être utilisés pour calmer les envies de nourriture ?
Pendant que j’y réfléchis, une infirmière entre en portant une seringue et un plateau de nourriture.
— Mme Sanchez n’a-t-elle pas déjà eu son injection de Cerveaucytes ? dis-je en chuchotant à Ada avant de me rendre compte que la seringue est trop petite.
— Si, répond Ada. Il s’agit sûrement de son insuline.
— Ah, bien. Vous mangez déjà, dit l’infirmière à la dame âgée et elle hoche la tête avec reconnaissance en direction d’Ada. Je serai de retour dans quelques minutes pour vous donner votre insuline.
Mme Sanchez a l’air aussi enthousiaste à l’idée de la piqûre qu’un enfant de maternelle. Elle tourne nerveusement sa bague avec une émeraude géante, un cadeau de son frère, qui, peu de temps avant sa mort, lui a donné un cadeau encore meilleur sous la forme de son consentement pour la participation à cette étude. J’espère que la bague ne lui fera pas demander encore une fois des nouvelles de son frère : un sujet aussi douloureux pour elle que les questions concernant le reste de sa famille.
Mon téléphone se met à vibrer et je vois qu’il s’agit d’un texto d’oncle Abe disant que maman est revenue de son IRM. J’ai envie d’y retourner très vite, mais je décide de rester un peu plus longtemps.
— Si c’est ta mère, tu devrais y aller, dit Ada et à ma grande surprise, elle effleure mon coude des doigts. Mes larbins travaillent sur l’interface cerveau-ordinateur avec elle et ce sera pratique s’il y a quelqu’un avec un cerveau là-bas.
Ada est la chef d’équipe des développeurs de logiciels à Techno et elle les appelle ses larbins mêmes devant eux. Contrairement à l’affirmation d’Ada, ils ont largement assez de cerveau et ils sont payés le triple de ce qu’ils gagneraient dans un fonds spéculatif, la voie habituelle pour les experts new-yorkais de leur calibre.
— Bonne chance, Mme Sanchez, dis-je. J’espère que ce traitement vous aidera sur le long terme.
Elle hoche la tête et je me dirige vers la chambre de ma mère.
En traversant les couloirs blancs, je passe devant les chambres occupées par les autres participants. Je continue jusqu’à celle de maman sans m’arrêter, car je veux la voir avant qu’elle ait terminé son déjeuner.
— Salut chaton, me dit-elle en anglais. Bien que son anglais soit bon, elle rate parfois certaines subtilités, comme le fait que cette traduction littérale de ce qui est mignon en russe est plutôt émasculante en anglais.
David, un des larbins les plus brillants d’Ada et un immigrant russe de seconde génération lui-même, me sourit avec compassion.
Maman est assise sur le canapé avec un clavier sur les genoux. On dirait donc qu’elle a fini son déjeuner malgré tout.
— Ton oncle est parti, dit-elle, et tu devrais partir aussi. David m’a dit que je vais taper au clavier pendant des heures et ensuite apprendre comment contrôler un point imaginaire pendant le reste de la journée.