« Six mois, tu te rends compte ? On marchait dans la neige, la dernière fois. »
Il ne répondit pas. Elle s’aperçut alors qu’il n’avait pas entendu, perdu dans les méandres de ses pensées. Un pli soucieux barrait son front, ses traits étaient bien plus creusés que ceux qu’elle lui connaissait. Des ridules s’étaient dessinées au coin des yeux, qu’il gardait rivés sur un point chimérique. La trentaine à peine, il paraissait l’avoir déjà allègrement dépassée. Elle lui donna un léger coup de coude dans les côtes.
« Hum ?
— Qu’est-ce qui te tracasse ? »
Une bourrasque soudaine envoya voler les cheveux d’Anya. Ils poursuivirent leur chemin jusqu’au bord du lac où une libellule croisait à la surface, ses élytres renvoyant de discrets éclats bleutés au rythme de leurs battements.
« N’évoque rien sur le Parti, Miroslav ou sa politique chez moi. Aucune polémique ou sujet épineux.
— Tu crains d’être sur écoute ?
— Je ne suis certain de rien. J’ai déjà passé l’appartement au peigne fin à la recherche d’éventuels micros, en vain. Ce qui ne me rassure pas pour autant car j’en ai entendu assez sur la Stasi et ses pratiques douteuses pour savoir que rien n’est impossible. Ce sont des experts.
— Tu es scientifique, tu bosses pour les Soviets ! Ils n’ont aucune raison de t’espionner ! »
La libellule décrivit encore une arabesque gracieuse au ras de l’eau, puis s’éloigna.
« Au contraire. Je possède des connaissances et des données que l’OTAN serait prête à payer très cher. Un membre de notre groupe de recherches a été arrêté le mois dernier. La Stasi le soupçonnait d’être en relation avec l’Ouest. On a appris par la suite qu’il était sur écoute depuis plusieurs semaines. Ce qui veut dire que des gens sont entrés chez lui en son absence et ont installé des mouchards. Cet homme était loin d’être un imbécile et pourtant, il n’a rien découvert. Ils sont partout. L’institut est truffé de micros, ce n’est plus un secret. On ne peut plus s’exprimer librement, on ne sait plus à qui faire confiance. C’est dur, Any. »
Ils passèrent à côté d’une fillette, concentrée à faire des ricochets. Les cailloux rebondissaient à trois, quatre reprises, puis coulaient dans une gerbe d’éclaboussures pour son plus grand dam.
« Tu sais sur quoi on travaille, depuis trois ans ? Des armes chimiques et biologiques. Pas vraiment le genre de babiole qu’on veut voir tomber entre des mains ennemies. Certaines substances s’attaquent au caoutchouc et pourraient stopper la progression d’une armée en détruisant les pneus des véhicules. D’autres, en revanche, sont loin d’être inoffensives. J’ai vu les résultats obtenus sur les souris, et crois-moi, je ne souhaite à personne d’agoniser comme elles. »
Anya sentit un désagréable frisson descendre le long de son échine. Elle n’avait aucune envie d’apprendre les détails ; son frère les lui épargna.
« Une convention a été signée, pourtant. Elle interdit le développement, la production ou le stockage de ce type d’armes. Si jamais l’Ouest apprenait que les recherches ont repris, je n’ose même pas imaginer les conséquences. D’où les efforts du KGB et de la Stasi à surveiller les fuites. Et parce qu’on est Allemands, ils pensent que nous ne sommes pas fiables. Beaucoup moins fiables que des Russkis. Au point qu’ils interviennent sur simple doute et ils fournissent les preuves de culpabilité plus tard. Mieux vaut anticiper et éradiquer la menace dans l’œuf, selon eux.
— C’est pas vrai...
— Oh si, et ça n’a rien d’illogique, en y réfléchissant. Imagine une graine de chiendent tombant dans un parterre de fleurs. Au départ, elle ne produit qu’une misérable racine pour se fixer, on l’ignore. Puis la racine s’étoffe, grandit, se ramifie. La graine germe et un beau jour, quelqu’un découvre une vilaine tige au milieu de l’agencement parfait du jardin. Il tire dessus et constate qu’elle est fermement ancrée au sol, impossible de l’arracher. Alors il la coupe, et en creusant un peu pour extirper ses attaches, il met à jour un incroyable réseau d’embranchements et de ramifications. Or, avant même qu’il agisse, d’autres graines ont germé, et ruinent désormais la belle harmonie... C’est exactement ce que le Parti veut interdire : la prolifération de mauvaises herbes dans ses plates-b****s. Au risque de brûler les pousses au désherbant avant qu’elles se développent. »
L’air s’était subitement refroidi. Ces révélations stupéfiaient Anya. Pire, elle ne pouvait concevoir que son frère contribue à l’avancée des projets de désherbage du Kremlin. Il n’avait jamais trahi la teneur de ses travaux, soumis au plus haut degré du secret confidentiel. Le poids devait en être devenu bien trop lourd à porter pour qu’il se livre ainsi.
« Je ne sais plus quoi faire, Any. J’ai conscience de créer des choses horribles, j’élabore des armes létales pouvant anéantir la population d’une ville entière et j’ignore comment m’extirper indemne de ce guêpier. Je suis déjà convaincu qu’ils m’observent en permanence, qu’ils me connaissaient jusqu’au bout des ongles. J’ai... J’ai peur. Parce que je réalise que je n’adhère plus à leurs idées et que si j’élève une protestation, j’aurai de gros ennuis. Une hésitation de ma part, même infime, et ils me neutralisent. »
Inutile de demander la signification de ce mot, c’était parfaitement clair. Elle s’accrocha plus fort à son bras.
« En URSS, ils ont plus ou moins résolu la question. Les centres de recherche ont été construits en Sibérie et les scientifiques, mutés de force. Ceux qui refusaient d’obéir ont été passés par les armes. Difficile, ensuite, pour les espions d’accéder à ces sites, difficiles pour les personnes réticentes de s’enfuir. Ils opèrent ainsi le contrôle des hommes et des esprits. En revanche, la géographie de l’Allemagne ne se prête pas à la prise de telles mesures, et donc le premier savant qui tente de retourner sa veste se voit déporté chez les Russkis ou victime d’un malheureux accident, selon les cas. Je ne compte pas finir mes jours à Novossibirsk et plus le temps passe, plus j’ai l’impression que c’est ce qu’il va se produire.
— Tu es coincé. Tu n’as pas le choix. Si tu renonces…
— Je sais. Miroslav me dégoûte. Je me dégoûte. Mais... Je ne peux quand même pas me résoudre à ne rien faire.
— Je n’aime pas quand tu prends ce ton-là, Stef. Ça n’annonce jamais rien de bon. »
L’expression fermée de son frère la conforta dans ses suppositions ; il lui cachait quelque chose. Elle aurait préféré ne rien apprendre, cependant elle percevait son vif besoin de se confier. Il n’avait probablement dévoilé ses secrets à personne jusqu’à présent, par peur que ceux-ci ne s’ébruitent et lui causent des ennuis. Sous les apparences tranquilles, en réalité, Stefan dissimulait une peur galopante, qu’Anya commençait à ressentir.
« Explique, lâcha-t-elle à contrecœur.
— Je retarde depuis des mois l’aboutissement de ce qu’on développe. Je ne t’expliquerai pas comment, tu n’as pas besoin de savoir. Je n’en ai pas parlé, même à mes collègues que je considère comme fiables. En conséquence, la communauté scientifique soviétique nous inflige une pression d’enfer pour que l’on atteigne enfin les objectifs initiaux alors que ce truc est en fait opérationnel de longue date. Résultat, l’atmosphère de travail à l’institut est devenue étouffante car personne ne sait où se situe le problème et on se rejette la faute. Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je culpabilise de leur faire subir ceci, mais...
— Um Gottes Willen, Stef... Si jamais tu te fais prendre, on t’exécutera sur-le-champ. Tu en es conscient ? »
Le silence qui suivit débordait d’éloquence. Saisie d’une soudaine impulsion, Anya serra son frère contre elle. La joue pressée contre sa poitrine, elle entendait son cœur battre à toute allure ; une affreuse tension ébranlait la sérénité coutumière de Stefan.
« Tu as mon soutien, tu le sais. Parce que je comprends ton point de vue et ton état d’esprit. Mais je t’en supplie, fais attention. Je n’ai qu’un frère et j’y tiens énormément.
— Merci, Any. Évoquer cette histoire me fait un bien fou... Tu sais, c’est un peu grâce à toi. Tu me répète sans cesse qu’il faut suivre ses convictions quand on pense que les autres ont tort. En l’occurrence, je crois que j’ai fait le bon choix.
— J’espère pouvoir suivre mes propres préceptes le jour où la situation se présentera... Je finirai par être confrontée au même dilemme lorsqu’on me donnera l’ordre d’aller pilonner des Moudjahidines : ma carrière ou mes croyances ? L’arrivage de nouveaux chasseurs à ce moment précis, alors qu’on les demande depuis des mois, ne relève pas du hasard. Miroslav a dépêché des troupes fraîches en Afghanistan, tandis qu’en face, la CIA livre toujours plus de missiles aux rebelles. La situation est explosive, les rapports militaires font état de centaines de morts au cours d’escarmouches, des villages entiers ont été rasés. Personne n’est au courant car les médias transmettent de fausses informations. Communiqué officiel : protéger les populations et garantir la paix au Moyen-Orient. Officieusement : règlement de comptes américano-soviétique par pays interposé. »
Des éclats de rire les interrompirent. À présent, les gamins s’éclaboussaient copieusement à grand renfort de cris. L’insouciance de la jeunesse était unique ; elle laissait perler l’amertume chez ceux qui ne la possédaient plus.
« L’autre raison pouvant expliquer la livraison de ces chasseurs est la détermination inébranlable de ce président mégalo à vouloir rattacher l’Enclave à son empire. Il semblerait qu’il soit prêt à user de tous les moyens nécessaires pour parvenir à ses fins. Devine qui sera aux premières loges, là-haut... Le pire est qu’ils ont déjà une propagande du tonnerre pour justifier leurs actes : la destruction du mur et la réunification des deux Berlin. Qui pourrait s’opposer à pareils arguments ? »
Elle eut un rire forcé ; le cœur n’y était pas.
« Promets-moi d’être prudente, reprit Stefan.
— Ne t’inquiète pas pour moi.
— Justement si, je te connais. »
Anya n’essaya même pas de le contredire.
« Keine Sorge », lâcha-t-elle dans un soupir.
Il déposa un b****r fugace dans ses cheveux, fermant un instant les paupières. Anya en fit autant, tiraillée par l’effroyable certitude qu’il s’agissait de la dernière accalmie avant la tempête.
***
La semaine fila au rythme des séquences d’instruction sur machine ou dans les airs. Une série de vols eut lieu sur Fulcrum B, la version biplace du MiG-29. Après quoi, l’instructeur spécialement délégué par Moscou déclara les lieutenants Ackerman et Petersen aptes à évoluer en solo. Un vent de jalousie souffla dans les couloirs. Bien qu’ils soient deux à avoir été désignés pour passer sur MiG-29, ce fut à Anya qu’on adressa les regards assassins. Les vieilles rancœurs resurgirent parmi ceux qui n’avaient pas eu la chance d’être choisis. Elle les ignora, à l’image du regain d’arrogance de son homologue. L’accréditation accordée à un pilote de Tango était perçue comme la récompense d’un travail acharné ; celle d’Anya, en revanche, n’était qu’injustice. Par chance, elle n’était pas du genre à se formaliser des bruits de couloirs.
Le Fulcrum avait pénétré son âme et la consumait telle une d****e. L’ivresse, sans l’alcool ; la dépendance, le manque, sans perte de lucidité. Les sensations éprouvées aux commandes étaient décuplées par rapport à tout ce qu’elle avait pu vivre jusque-là avec son ancien chasseur. L’appareil se pliait en un éclair à sa volonté, décrivait avec une effrayante exactitude les courbes dictées par les gestes maintes et maintes fois répétés. La réalité lui échappait, elle se laissait griser par la puissance fougueuse du monstre.
Au beau milieu d’une nuit, Druvnik en personne vint la déloger du simulateur et lui donna ordre d’aller dormir, sous peine d’être interdite de pilotage jusqu’à ce qu’elle obtempère. Ce fut seulement en s’effondrant dans son lit qu’elle réalisa ne plus avoir fermé l’œil depuis trois jours. Avant de sombrer dans un profond sommeil, elle fixa le plafond à la lueur tamisée de la lampe, et au-delà, le ciel et les étoiles.
***
« Bon sang, il est superbe !
— Ouais. »
Nikolaï, la mine illuminée comme celle d’un gosse à Noël, laissait glisser ses doigts sur le tableau de bord, effleurant tour à tour les instruments. Il avait supplié Anya, jusqu’à ce qu’elle l’autorise à prendre place dans le cockpit – son cockpit.
« J’ai hâte de pouvoir enfin en piloter un.
— D’autres vont être livrés dans les prochains jours. T’auras ta chance, tu figures parmi les meilleurs. »
Il quitta le siège à contrecœur et tous deux regagnèrent la terre ferme. Le hangar des MiG-29 était quasiment désert, à l’exception d’un groupe de rampants travaillant sur les deux derniers chasseurs arrivés.
Ils sortirent. Des nuages bas plombaient le ciel, si bien qu’une épaisse obscurité drapait la base. Les ténèbres noyaient la piste ; on n’allumait la rampe qu’en cas d’atterrissage ou décollage des patrouilles nocturnes. Vu des airs, l’endroit paraissait sans doute désaffecté. De près, en revanche, des lueurs pointaient au travers des jointures de tôles, des voyants lumineux signalaient la présence de systèmes opérationnels. Et en dessous du bitume, béton et herbes folles, plusieurs centaines d’âmes grouillaient à l’insu des regards. Une véritable fourmilière, aux apparences inoffensives.
Un vent puissant balayait les environs et ils se dépêchèrent de traverser le tarmac pour rejoindre les bâtiments en dur. Ils s’enfoncèrent dans les profondeurs afin de regagner leurs quartiers. La nuit était déjà bien avancée et ils ne profiteraient que de quelques heures de sommeil – à supposer qu’on ne les tire pas du lit avant.
Ils allaient se séparer à une nouvelle intersection, lorsqu’Anya retint Nikolaï par le bras.
« Écoute. »
Des voix, dont l’une complètement paniquée, leur parvenaient de l’extrémité d’un couloir adjacent. Ils échangèrent un froncement de sourcils, avant de partir d’un même pas s’enquérir du problème. Les échos de leurs bottes sur le béton alertèrent de leurs présences. Le silence tomba, suivi d’une ébauche de hurlement qui se transforma en râle étranglé, puis d’une cavalcade. Anya couvrit la distance jusqu’à l’angle du corridor avec le cœur battant à tout rompre ; elle stoppa net quand ses yeux croisèrent ceux du soldat agonisant contre le mur. Elle le reconnut aussitôt : il s’agissait de l’un des mécaniciens qu’elle avait épiés à la cantine une semaine plus tôt. L’homme pressait bien inutilement ses doigts contre sa gorge découpée, animé de ses ultimes étincelles de vie. Du sang giclait de l’entaille par à-coups faiblissants, maculant son uniforme d’une auréole brune jusqu’à former une flaque toujours plus large sur le sol. Il tenta de prononcer quelque chose, toutefois les mots se perdirent dans un gargouillis inintelligible ; son menton retomba, son expression se figea, ne laissant à contempler que deux yeux grand ouverts, vides, écarquillés par l’effroi.
« m***e ! »
Elle se précipita à ses côtés, appuya une oreille bien inutile contre la poitrine qu’aucun souffle n’animait plus. Puis elle le secoua, doucement.
« Anya... »
Elle se releva d’un seul coup et écarta sans ménagement Nikolaï qui tentait de lui saisir le bras. Ses jambes s’étaient soudain ramollies, ses lèvres tremblèrent.
« Quel est le f****r qui... »
Avant même que Nikolaï puisse réagir, elle détala telle une furie, son aplomb subitement recouvré, à la poursuite désespérée de l’auteur du crime.
« Anya ! »
Elle n’entendait plus rien, poussée par une rage terrible. Quelques gouttes carmin jalonnèrent tout d’abord le chemin, puis disparurent. Et après plusieurs bifurcations hasardeuses, elle fut contrainte de s’avouer vaincue. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Le coupable ne l’avait pas attendue. Elle dévala les marches d’un escalier, au pied duquel elle percuta Markus Petersen de plein fouet. Déséquilibrés, ils roulèrent au sol, aussi surpris l’un que l’autre. Au moment où leur course s’arrêta, Anya se redressa et s’assit sur son torse, prenant l’avantage.
Elle palpa l’uniforme de son homologue, passa ses mains sur les hanches, le long des jambes, les glissa dans les bottes. Markus n’osait pas remuer, stupéfié par un tel comportement. La raison de cette fouille inopinée lui échappait. Il dévisageait Anya, incertain quant à la façon de réagir.
« Cette fois, t’as complètement pété les plombs ! Et ils te filent un Fulcrum à piloter...
— Ta gueule ! »
La gifle qu’elle tenta de lui expédier fut stoppée en plein vol ; il avait d’excellents réflexes.
« T’as fait quoi du poignard, Ehrgeiz ?
— Tu débloques, ma vieille... T’as bu ? Ou tu tiens à ce que je me foute à poil pour t’assurer que je ne cache pas d’arme blanche dans mon caleçon ? »
Il voulut s’asseoir mais elle ne lui en offrit pas l’occasion. Elle le renvoya à terre. Cette fois-ci, Markus décida qu’il en avait assez. Il la repoussa avec violence, évitant tant bien que mal les poings qui s’abattaient sur lui. Un instant plus tard, ils roulaient de nouveau en se ruant de coups. Anya en réceptionna un dans la tempe qui lui fit voir les étoiles ; il en reçut un dans le nez en réponse. Elle grogna quand il l’atteignit au ventre avec son coude. Elle s’apprêtait à lui expédier son genou dans les parties intimes quand elle fut brusquement tirée en arrière.
« Anya ! Verflucht nochmal ! »
Nikolaï, guidé par les bruits de lutte acharnée, avait fini par la retrouver. Il lui empoigna l’épaule avec une telle force qu’elle grimaça. Accaparée par la constellation dérivant devant ses yeux, elle ne songea même pas à répliquer ; son crâne résonnait comme un gong. Nikolaï la contraignit à avancer.
« Tornado, un instant. »
Il se retourna. Anya n’avait pas raté son tir : le sang s’écoulait du nez de Markus jusqu’à son menton et dégoulinait sur le col de son uniforme. Pour un peu, il en aurait presque éprouvé de la pitié. Anya, qu’importent les circonstances, se montrait redoutable. Un point qu’il avait noté le premier jour qu’ils s’étaient connus : ne jamais se placer en travers de son chemin, au risque d’en subir de douloureuses conséquences. Le pauvre Markus, hélas, venait d’en faire les frais bien malgré lui. Il cracha un glaviot rougeâtre puis essuya son nez d’un revers de manche.
« Que signifie...?
— Retourne dans tes quartiers. Et un bon conseil : nettoie toute trace de sang de tes affaires. T’apprendras le reste bien assez tôt. »
Sur ce, Nikolaï s’éloigna avec Anya. Elle se laissa reconduire, sans la moindre protestation. Elle revoyait le cadavre appuyé contre le béton, ses yeux révulsés la fixer dans un appel à l’aide figé. Puis la tête ensanglantée de Markus lui succéda et un peu malgré elle, une étrange satisfaction l’envahit, au point de tordre ses lèvres en un rictus glacial.
Une porte s’ouvrit à leur passage et une tête curieuse apparut dans l’embrasure ; celle du colonel Michael Neumeier, officier affecté au personnel au sol. Ils n’avaient aucune envie de s’attarder, toutefois l’homme était leur supérieur, pilote ou non. Nikolaï se plaça devant sa comparse, afin que l’officier ne s’arrête pas trop sa figure ensanglantée.
« C’est vous qui êtes à l’origine de ce boucan, Berger ?
— Négatif, colonel. »
Neumeier les dévisagea un long moment en silence, suspicieux. Anya n’avait pas bougé d’un pouce, le nez rivé sur ses bottes, et espérait qu’il ne viendrait pas la détailler plus avant. Par chance, il avait d’autres soucis en tête ; il leur indiqua de poursuivre leur route et les laissa de nouveau seuls dans le couloir. Nikolaï poussa un long soupir de soulagement.
« On a du bol. Allez, bouge-toi. »
Ils pénétrèrent ensemble dans la chambre d’Anya dont Nikolaï ferma la porte avec le plus grand soin, après s’être assuré que le couloir était toujours aussi vide.
« Il faut retourner s’occuper du corps, dit-elle aussitôt.
— Surtout pas ! On va chercher un coupable dès qu’il sera découvert, ce qui d’ailleurs ne saurait tarder avec le raffut que vous avez généré. Ne fourre pas ton nez dans cette affaire, tu m’entends ? Tu dormais, cette nuit à deux heures du matin. Sur ordre de Druvnik, au risque d’être privée de vol pour cause de manque de sommeil. Tu dormais, Anya. Si Ehrgeiz n’est pas aussi c*n que tu le prétends, il dira la même chose.
— Et Neumeier, tu penses qu’il confirmera notre histoire ? Cette enflure ne peut pas nous sentir. »
Nikolaï marqua un temps d’hésitation puis jura entre ses dents. Nul doute que le colonel se ferait un plaisir de les porter au rapport sitôt que le meurtre serait connu.
« On verra en temps voulu. En attendant, tu n’es au courant de rien, pigé ?