Chapitre 1
Dimanche 15 avril 1900. PARIS
Eugène Rodier-Barboni franchit la grille de fer forgé et pénétra dans le domaine de la famille Auboineau. Il déboucha sur un immense parc vallonné, ponctué de frênes et d'un merisier centenaire battus par les vents. De lourds nuages noirs s'amassaient dans le ciel zébré par des éclairs cristallins qui embrasaient la nuit tels des flashs incandescents. Le grondement de l'orage se faisait de plus en plus tonitruant, comme si le pire était encore à venir, et le fin crachin qui mouillait les lieux rendait l'endroit fangeux et flou, comme noyé dans la brume. La tempête conférait au domaine un aspect inquiétant et sinistre.
Eugène frissonna. Relevant le col de son paletot et réajustant son chapeau haut de forme, il fonça tête baissée vers l'imposante demeure située à l'extrémité du parc. Sur le chemin, il aperçut une vieille grange de bois en piteux état, abîmée par de nombreux hivers. Des flambeaux avaient été plantés dans le sol, tout autour. Trois policiers étaient postés devant le fenil délabré et à leur teint livide et leur conversation agitée, Eugène devina qu'à l'intérieur se trouvait un corps. C'est le moment de chasser toutes tes émotions, garde la tête froide... Il avait déjà vu des cadavres et enquêté sur de nombreux crimes, mais jamais il n'avait réussi à s'habituer à ces horreurs. Le regard d'un mort... des morts... Il voulait les oublier, les effacer de sa mémoire, mais il ne pouvait pas, il n'y arrivait pas. Sa conscience le lui interdisait. Elle veut que je me souvienne, que je vive avec... Ces prunelles vides sans la moindre expression qui le fixaient comme pour lui dire « Tu es arrivé trop tard », ça l'avait rendu malade, pendant de nombreuses années. Mais il avait fini par l'accepter et avait beaucoup travaillé sur lui-même pour rester le plus imperturbable possible.
Il se sentit enfin prêt. Il les rejoignit.
― Bonsoir, inspecteur, l'accueillit un policier d'un ton monocorde. Ce qu'il y a là-dedans c'est une abomination... On a réussi à les faire partir, mais... mais le c*****e est là... bien là...
Eugène se demanda de quoi l'homme était en train de lui parler, mais il préféra ne pas lui poser la question. Le policier avait l'air déjà bien assez éprouvé ; il le voyait à la lueur de terreur qui brillait dans ses yeux.
Impassible, l'inspecteur se dirigea vers l'entrée de la grange et plongea son regard dans les ténèbres. Un des hommes lui tendit une torchère crépitante et, d'un maigre sourire, l'encouragea à entrer. Le flambeau dans les mains, il s'enfonça dans l'obscurité.
Tout d'abord, il ne vit rien d'autre que ses propres souliers et le sol de terre recouvert de poussière. Il leva le bras pour mieux diffuser la lumière. Le bois émettait des craquements sinistres. Il pouvait sentir des courants d'air froids lui caresser le visage et le martèlement de la pluie contre les planches érodées lui donnait l'impression d'être coupé du monde, isolé de tout, dans un lieu où seule la nature dominait. Il se sentit soudain tout petit, insignifiant. Une série de tintements résonna alors avec force et se joignit à la longue plainte du vent, comme une mélodie crissante mettant en garde quiconque oserait avancer. Rivant son regard vers la source du bruit, il entrevit des outils suspendus à des crochets fixés au mur, qui s'entrechoquaient au gré des rafales. La flamme de sa torche vacilla et Eugène crut une seconde qu'elle allait s'éteindre, mais elle se ranima à son grand soulagement.
Détachant son attention des instruments, il entreprit de continuer son exploration. Des objets volumineux étaient disposés un peu partout : des tonnelles vides, des paniers d'osier et même de larges pans de tissus rongés par les mites.
Tout à coup, son pas crissa sur une matière étrange. Baissant vivement son flambeau, il vit de la paille. Beaucoup de paille. Je n'ai pas intérêt à laisser tomber ma torche... Tout s'enflammerait instantanément ! Il s'apprêta à élever sa lumière quand il remarqua des taches sombres. Il comprit immédiatement. Suivant de sa flamme les éclaboussures de ce qu'il devinait être du sang, il s'aventura progressivement sur un monticule de paille sèche. Le tonnerre se mit à gronder et un éclair alluma la grange. Eugène eut un sursaut de terreur. Durant une fraction de seconde, il avait distingué quelque chose. Une forme inquiétante recroquevillée dans les ténèbres du fenil un peu plus loin. Fébrile, il serra la hampe de son flambeau à s'en faire rougir les jointures et avança. Un pas après l'autre, il escalada la petite butte de foin. Et il le vit. Éclairé d'une lumière chaude qui lui sembla si froide à cet instant, il vit le corps d'un enfant. Un enfant d'à peine six ans. L'inspecteur se rapprocha du cadavre et fut pris de nausées. Les yeux vitreux figés par l'effroi, l'enfant avait été jeté là comme un vieux tas de détritus, dans la paille. Sa gorge avait été tranchée par une lame longue, devina Eugène et le sang avait coulé sur son torse nu, frêle, innocent. Mais quelque chose de plus terrible encore retint son attention : à la place du cœur, un trou béant. Une perforation grossière de la taille d'une main ouverte qui creusait toute la partie gauche de sa poitrine. Eugène pouvait même voir les tendons déchiquetés et les chairs ciselées envahies par les insectes. Et tout autour, de profondes lacérations et des traces de morsures, comme si une... chose l'avait dévoré. Tu étais mort avant que cette chose te ronge... te dévore... J'espère que tu étais déjà mort... L'odeur qui se dégageait du cadavre se fit plus piquante. Eugène plaqua violemment sa main contre son nez et recula de quelques pas.
Tout à coup, un mouvement au-dessus de sa tête le fit sursauter. Son front couvert de sueur, il brandit sa lumière vers le plafond et constata qu'il y avait un second niveau. Une soupente, dont la largeur ne dépassait même pas la moitié du fenil. Noyée dans l'ombre, il ne distinguait rien. Uniquement des ombres chancelantes qui coloraient le chevêtre par intermittence. L'inspecteur entendit alors un grincement prolongé, comme si on soulevait un objet lourd et une série de crissements secs qui s'éloignaient de lui. Quelque chose ou quelqu'un se déplaçait au-dessus de lui.
Pétrifié, il resta immobile de longues secondes, le regard plongé dans les profondeurs ténébreuses de la mansarde. Les frôlements devinrent presque inaudibles. Est-ce que quelqu'un a seulement vérifié que le tueur n'était plus sur les lieux ? Eugène se mit à paniquer. Il réalisa tout à coup que l'assassin était peut-être là, en train de l'observer, planqué dans l'alcôve. Et alors qu'il se demandait pourquoi un criminel qui venait de commettre un meurtre aussi abominable, aurait l'audace ou la bêtise de rester sur le lieu de son crime, un claquement brusque retentit quelques pas derrière lui, le faisant bondir de frayeur. Ce mouvement brutal, aggravé par le vent qui s'immisçait tel un parasite entre les planches de bois pourries, eut raison de sa torche.
Eugène se retrouva plongé dans l'obscurité..., face à la chose qui venait tout juste d'atterrir derrière lui...
* * *
Les trois policiers s'étaient collés contre la façade en bois de la grange, pour se protéger de la tempête. Les rafales et la pluie cinglante mortifiaient leurs visages déjà transis par le froid et la peur. Mais ce qui était plus terrifiant encore était le bruit du vent : une longue plainte sourde semblable à des hurlements d'agonies. Un des hommes avait fait remarquer aux deux autres que les crimes mêlés à la fureur du ciel lui faisaient penser à un livre d'horreur, et l'élément manquant pour que le scénario soit parfait, aurait été que le tueur soit caché quelque part dans le parc, en train de les épier. Ça n'avait fait rire personne. À l'inverse, une sorte de paranoïa excessive les avait petit à petit envahis.
Cela faisait une dizaine de minutes que l'inspecteur était entré dans le bâtiment délabré et les trois hommes s'impatientaient. La présence de l'inspecteur Rodier-Barboni était rassurante. Ils le voyaient comme une référence dans le monde de la police, un homme dur difficilement impressionnable, capable de voir les pires horreurs sans que cela ne le touche visiblement. Un homme indomptable qui d'un simple regard, arrivait à faire taire les foules. Et tous étaient persuadés que s'il y avait bien quelqu'un à mettre sur cette affaire sordide, c'était lui. André Farriol, le chef de la police l'avait bien compris lui aussi ; il lui avait confié l'enquête sans hésiter une seule seconde.
Les trois policiers jetaient des coups d'œil nerveux vers les sous-bois qui ceinturaient le domaine quand tout à coup, un cri retentit dans la bâtisse. Les hommes se regardèrent avec stupeur une demi-seconde, puis foncèrent dans le fenil, un flambeau dans la main. Ils aperçurent Eugène recroquevillé dans la paille, se couvrant le visage des mains pour se protéger des coups de crocs d'un immense doberman. À la lueur des flammes, le molosse avait quelque chose de terrifiant. Ses crocs acérés étaient couverts de sang et un lambeau de chair pendait mollement au coin de sa gueule. Et dans son regard, un éclat de folie pure. L'inspecteur était attaqué par un véritable tueur, une bête enragée qui avait goûté plus tôt dans la soirée la chair d'un humain et qui ne demandait qu'à recommencer. Un des policiers réagit immédiatement. Il sortit son pistolet et tira quatre fois dans la poitrine du chien qui s'effondra dans un dernier couinement. L'inspecteur, l'air hagard, remercia son collègue d'une voix tremblante. Il se releva en essayant de contenir les frémissements qui arpentaient tout son corps et ferma les yeux quelques secondes pour reprendre ses esprits. Il avait horreur des chiens.
― Il faut vérifier la soupente, gronda-t-il finalement en fixant les prunelles sans vie du doberman. Je pense qu'il y a quelque chose là-haut et m'est avis que ce n'était pas cette créature enragée !
Les policiers se mirent à trembler. Ils levèrent la tête pour entrevoir une série de planches de bois grossièrement alignées, noyées dans la pénombre. Un grondement interminable retentit alors tout prêt ; le tonnerre. Les quatre hommes se dévisagèrent en silence, livides.
― Je vais y aller, annonça l'inspecteur en saisissant la torchère d'un de ses collègues.
Il s'éclipsa dans les tréfonds de la grange à la recherche d'une échelle qu'il trouva rapidement, puis escalada les barreaux qui étrangement, n'étaient pas couverts de poussière comme le reste du fenil. Lorsqu'il parvint au sommet, il inspecta rapidement l'endroit. La mansarde était petite, sans bord de sûreté et tapissée de paille sèche. De là-haut, on avait une vue dégagée sur l'ensemble de la grange. Une petite lucarne ouvrant le chevêtre donnait vue sur une grande partie du parc et l'on y distinguait même le manoir des Auboineau aux confins de la propriété. La planque idéale... Rodier-Barboni s'agenouilla lentement devant la faîtière et observa à la lumière de sa flamme le sol dont il remarqua que sur un large pan le foin était couché.
― Quelqu'un a passé beaucoup de temps ici, marmonna-t-il pour lui-même. Le chaume est tassé comme si on s'était allongé dessus !
Il se retourna et nota, sans la moindre surprise, des traces de pas qui se démarquaient de l'épaisse pellicule de poussière.
Sans un mot, l'inspecteur s'en alla rejoindre ses collègues.
L'assassin était resté en planque à cet endroit, dans les combles de cette vieille grange décrépite, pour pouvoir observer à loisir la famille s'adonnant à ses occupations dans le parc. Quelqu'un de patient et de méticuleux... Qui prend le temps d'observer avant d'agir. Ce n'était pas un crime impulsif, intuitif ; le tueur avait scrupuleusement réfléchi le meurtre... Il l'avait peut-être même calculé froidement, pour que tout se passe comme il le voulait. Sans imprévu... Mais pourquoi cette famille ? Pourquoi cet enfant ?
Eugène redescendit l'échelle, perdu dans ses réflexions. Tous les meurtres auxquels il avait eu affaire étaient spontanés, irréfléchis. Il sentait au fond de lui que ce meurtrier-là était très différent. Il avait une logique et des objectifs, et c'était justement ça qui le rendait si dangereux. Un tueur réfléchi et patient était bien plus redoutable qu'un homme perdu qui agit sous la pulsion, et cela pour une unique raison : calculer un crime de manière aussi méthodique impliquait qu'il allait recommencer. Et très vite. Et Eugène était persuadé qu'avant même de finir son meurtre, l'assassin avait déjà repéré ses prochaines victimes...
L'inspecteur délaissa ses trois collègues pour se diriger vers le manoir. La pluie s'était arrêtée et le vent se calmait. L'orage se déplaçait. Mais ça ne suffisait pas à apaiser Rodier-Barboni qui marchait la tête enfoncée dans les épaules, le regard plongé dans ses pensées. Il apprécia ces longues minutes de marche, seul, où il put réfléchir tranquillement et se détacher de la vision de ce gamin assassiné, même un court instant. La brise fraîche encore spumeuse de cette fin de soirée printanière lui faisait du bien. Son esprit était plus vif et il se trouvait plus lucide.
Un groupe de policiers était agglutiné à l'entrée principale de la demeure et Eugène nota la présence de deux infirmiers qui tentaient vainement de calmer un homme d'un âge assez avancé, qui semblait hystérique.
― Bonsoir ! Inspecteur Rodier-Barboni, se présenta Eugène pour les convenances, sachant pertinemment que tous savaient qui il était.
― Bonsoir inspecteur, lui répondit un petit homme aux tempes grisonnantes. On vous attendait. Je vous présente Joseph Beaulouis, le jardinier de la famille Auboineau. C'est lui qui, avec la femme de chambre, la nourrice et la cuisinière, a découvert les corps... D'ailleurs, les trois femmes sont là elles aussi, mais elles ont préféré rester à l'extérieur du domaine...
Eugène salua le vieil homme qui devait avoir la soixantaine bien passée. Petit, les cheveux blancs coupés courts, il avait le visage carré et des yeux fatigués qui témoignaient d'une existence pénible et laborieuse. Mais la lueur de terreur qui brillait dans ses yeux verts effraya l'inspecteur. Il avait en face de lui un vieillard fou, rongé par l'horreur et la douleur. Il décida de laisser le jardinier se calmer, au moins pour la nuit, avant de l'interroger. Cet homme n'était pas en état de lui donner un bon témoignage.
― Emmenez cet homme au poste de police et offrez-lui quelque chose de chaud, enjoignit Eugène. Et faites de même avec ces dames qui attendent dehors. Nous nous parlerons demain, cela vous conviendrait-il ? demanda-t-il à Joseph Beaulouis.
Le jardinier acquiesça l'air hagard et suivit le policier comme un automate.
― Votre collègue, Hector Volckringer. Il est là-haut, il vous attend, l'informa un petit homme au ventre proéminent.
Rodier-Barboni hocha rapidement la tête et plongea son regard dans les cimes du manoir. Il prit note des moulures éparses et des fresques crénelées de pierre qui tapissaient la façade. À la lueur tamisée des torches crépitantes qui encadraient la porte, les sculptures de granit avaient quelque chose de sinistre. Il réajusta son haut de forme, prit une grande inspiration et entra dans la maison.
Il arriva dans un large séjour ouvert sur d'autres pièces. Éclairée de lampes à pétrole, la salle était vaste et épurée : deux consoles de pierre apposées au mur ; un buffet sculpté dans un bois noble ; d'immenses gerbes de fleurs ; et des portraits à l'huile qui recouvraient les cloisons. Pour l'instant, tout semblait normal. Il continua sa visite et pénétra dans un grand salon. Dans cette pièce, il y avait l'électricité. Peu de familles avaient les moyens de disposer d'installations électriques, et les nobles peu fortunés choisissaient d'équiper uniquement les pièces de vie principales de leur demeure, comme c'était le cas ici. L'endroit était là aussi agencé sobrement : deux canapés basanés, quelques fauteuils de velours fins datant du siècle dernier et une table basse cirée aux motifs travaillés. Eugène prit de longues minutes pour visiter l'aile des domestiques qui se trouvait au rez-de-chaussée et les cuisines. Puis il monta à l'étage, où se trouvaient les petits salons, les salles de lecture et de fumerie, ainsi que les quartiers de la famille. C'était là qu'on l'attendait.
― Eugène ! Par ici ! l'appela l'inspecteur Volckringer.
Excessivement grand, il avait les épaules larges et le corps robuste. Sa mâchoire carrée et ses pommettes saillantes lui conféraient une physionomie intimidante, renforcée par l'éclat pénétrant de ses prunelles mordorées. Rodier-Barboni savait que c'était un homme difficilement impressionnable, animé par un caractère intransigeant et rigide. Mais là encore, Eugène fut surpris de voir son collègue abattu et livide, comme s'il venait tout juste de voir la mort en face.
― Le père est là, tué d'un coup de couteau en plein cœur, l'avisa Hector. Et la... mère ou du moins ce qu'il en reste, est dans la chambre du fils, là-bas. Je te préviens tout de suite Eugène, souffla-t-il en pesant ses mots avec soins, ce que tu vas voir dépasse tout ce que nous avons vu auparavant. Je n'ai même pas de mots pour décrire ce qu'il y a là-dedans... J'espère que tu as le cœur bien accroché.
Volckringer baissa la tête avec douceur et demeura immobile. Il venait d'informer Rodier-Barboni qu'il devrait y aller seul.
L'inspecteur ferma les yeux de longues secondes et se décida enfin à pénétrer dans le petit salon, où se trouvait le cadavre du chef de famille...
Il en resta pétrifié de stupeur.
Il s'attendait à tout sauf à ça. C'était déconcertant, tellement incompréhensible qu'il en resta bouche bée. Il se trouvait face à une scène minutieusement orchestrée, figée dans le temps. Le père, Auguste Auboineau, était « posé » dans un immense et majestueux fauteuil de velours vert, sculpté et orné de pierres précieuses et de feuilles d'or. Vêtu de ses plus beaux atours : un costume parfaitement ajusté et d'élégants souliers noirs lustrés avec une telle fougue qu'ils brillaient de mille feux, le haut du crâne dissimulé sous un chapeau haut de forme, il se tenait droit, les jambes croisées, digne et fier. La pose rêvée pour un peintre esquissant le portrait d'un châtelain. Dans sa main gauche se profilait un cigare éteint, le bout coupé avec soin. Mais ce qui choqua le plus Eugène était son visage, imperturbable, travaillé avec minutie comme une poupée qu'on maquille. Sa barbe et sa moustache avaient été taillées au millimètre près, ses sourcils éclaircis et ses cheveux bruns lissés vers l'arrière. N'importe qui aurait pu croire que cet homme était bien vivant, prêt à recevoir ses convives, impassible. La seule ombre au tableau était le regard d'Auguste Auboineau... Un regard vide, des yeux morts qui s'étaient éteints depuis longtemps. Eugène tressaillit. Quel monstre avait pu prendre autant de plaisir à travailler une scène aussi grotesque ? Volckringer m'a dit que cet homme était mort d'un coup de poignard dans le cœur... Mais aucune tache de sang sur son vêtement... L'assassin l'a donc habillé après... Mais pourquoi ? Pourquoi passer autant de temps sur cet homme, à façonner son apparence pour le montrer sous son meilleur jour, à créer une image de chef de famille exemplaire ? Il semble vénérer le père... Il veut le mettre sur un piédestal... Et à côté de ça, pourquoi l'enfant, lui, a été « jeté » dans la grange à l'extérieur de la maison, comme un tas d'ordures dont on veut se débarrasser ? Eugène se dit soudain que la sphère familiale devait avoir une importance aux yeux du meurtrier. L'enfant, le père, tout deux avaient été tués de manière différente comme si chacune des victimes avait une symbolique particulière.
Rodier-Barboni sentit sa tête tourner. Il ne se sentait pas bien. Il devait sortir d'ici au plus vite, ne plus voir cette macabre mise en scène. À la limite de l'euphorie, il sortit de la pièce et croisa le regard inquisiteur de Volckringer. En silence, les deux hommes se regardèrent. Ils n'avaient rien à dire. Ils ne pouvaient rien dire... Eugène s'adossa au mur tapissé d'un papier fleuri vert-cramoisi qui lui sembla si écœurant tout d'un coup qu'il lui donna envie de vomir.
― Ce type est un malade.
Hector approuva d'un signe de tête et fixa avec une certain malaise la porte du fond, celle donnant sur la chambre du fils.
― Tu devrais sortir prendre l'air... Je crois que le plus dur est à venir.
Il avait lâché ces mots avec une telle dureté que le cœur d'Eugène rata un battement. Cela faisait plusieurs années qu'il avait Volckringer comme partenaire et jamais il ne l'avait vu aussi perturbé. Il était comme submergé par ses émotions. Noyé comme une éponge par ses sentiments. Et c'était anormal.
Et puis il comprit. Il comprit qu'il ne pouvait plus reculer et que les atrocités qu'il avait vues jusque-là n'étaient qu'un prélude à l'horreur qui se profilait derrière la porte de cette chambre.
Le cadavre de ce pauvre enfant et celui de son père lui occasionneraient des cauchemars...
La dépouille de cette femme le hanterait jusqu'à la fin de ses jours. Il en avait le pressentiment...
Eugène Rodier-Barboni prit son courage à deux mains et avec déférence, glissa lentement vers la petite pièce. Il posa ses doigts tremblotants sur le pommeau doré maculé de sang séché et tourna délicatement la poignée froide comme la glace. La porte s'ouvrit en grinçant et stoppa sa course à mi-chemin, invitant l'inspecteur à plonger dans les entrailles de l'épouvante pour y découvrir ce que le mot « abomination » voulait dire.