Son regard crépitait d'une fureur indicible et implacable. Et Eugène sut, à l'instant où il avait entraperçu cette lueur de rage dans les yeux jade de Trufelly, que ce dernier ne dormirait plus en paix avant d'avoir compris et trouvé les réponses qu'il cherchait. Mais que cherche-t-il comme réponses... ? Sont-elles vraiment les mêmes que les nôtres ? Rodier-Barboni en doutait. L'inspecteur avait la désagréable impression que le jeune homme leur cachait quelque chose. Il n'aurait su dire quoi exactement, mais il sentait au fond de lui que le criminologue cherchait quelque chose de bien précis qui n'avait rien à voir avec leur enquête.
― Que pouvez-vous nous dire sur ces meurtres ? finit par questionner Eugène. Avez-vous déjà une idée de qui aurait pu faire ça ? Avez-vous noté une logique ? Un fil conducteur ?
Il préférait écouter en premier lieu ce qu'avait à dire le jeune homme. De telle sorte, il espérait en apprendre davantage sur le journaliste et surtout, s'informer sur ses véritables motivations... Quoi de plus informatif que de laisser un homme diriger un entretien ?
― J'ai remarqué plusieurs choses, que vous-mêmes avez dû constater, annonça le criminologue avec froideur. Mais je commencerai par dépeindre ce que j'ai vu dans son ensemble... Je pense qu'il faut avoir une vision globale, tel que chaque élément doit être le composant d'un « Tout ». C'est de cette façon que nous pourrons en savoir un peu plus sur le meurtrier et surtout, sur sa motivation. Voyez la toile d'un peintre par exemple, cela n'aurait aucun intérêt d'analyser chaque partie du tableau, d'examiner chaque coup de pinceau ou la nuance d'une couleur ! Pour comprendre ce que veut dire l'artiste, pour saisir le sens du message qu'il cherche à transmettre par le biais de la peinture, il faut regarder son œuvre dans son ensemble. C'est là que nous en apprendrons le plus.
Soudain, le regard d'Émile s'éclaira comme s'il venait de comprendre quelque chose. Toutefois, il resta silencieux.
― Si je suis votre logique, le m******e de cette famille devrait-il être apprécié dans son ensemble ? Ou comme un fragment d'un « Tout » qui n'est pas encore abouti ?
Rodier-Barboni savait pertinemment que le journaliste avait saisi le sens de sa question.
― Ce n'est qu'une hypothèse, mais je suis persuadé que ce m******e ne sera pas le dernier... Son « œuvre » complète n'est pas encore terminée...
Émile marqua une pause et observa pensivement une tête de cerf empaillée fixée au mur. Le tavernier choisit cet instant pour débarquer, trois chopes de bières à l'aspect douteux posées sur une planche de bois. Il les servit en évitant soigneusement de croiser leur regard. Son instinct lui avait soufflé que ces trois-là étaient des policiers et il ne voulait pas d'ennuis. Il s'esquiva ensuite furtivement, les laissant à leur conversation épineuse.
Volckringer fixa le jeune homme durement.
― Alors ce n'est pas fini ?
― Je ne pense pas. Ce que j'ai vu me fait dire que ce n'est que le début... Il y a quelque chose qui m'a troublé, expliqua le criminologue en plissant des yeux, un élément qui apparaît dans les trois meurtres : la mise en scène. On dirait que notre homme cherche à faire passer un message et le seul moyen qu'il ait trouvé, c'est la théâtralisation des corps.
Rodier-Barboni devinait où Trufelly voulait en venir.
― Si je commence par le premier cadavre, poursuivit le journaliste, la dépouille de cet enfant, on constate qu'il a été placé dans la grange ! Était-il dans le fenil lorsqu'il est tombé nez à nez avec le meurtrier ? Était-il dans la demeure, ce qui impliquerait que l'assassin l'y ait déposé là après ? Et si oui, pourquoi ? Pour ma part, j'opterai pour la deuxième solution. Je suis convaincu que cet enfant a été tué dans le manoir et qu'il a été déplacé dans la grange après.
― Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
― Un détail dans la chambre où se trouve le cadavre de sa mère, j'y reviendrai après. Mais si le meurtrier l'a transporté jusque là-bas pour le « jeter » dans la paille, c'est que ça avait un sens pour lui.
― La grange est l'endroit par excellence où se trouvent les objets auxquels on ne tient pas, réfléchit Eugène, qui n'ont aucune valeur sentimentale... Et c'est là aussi que peut se trouver le bétail...
― Exactement ! s'écria le criminologue. J'ai l'intime conviction que ce garçon n'était, aux yeux du meurtrier, qu'un vulgaire animal, pour lequel il n'avait aucun attachement, aucune considération. Et c'est en évitant de le symboliser qu'il lui a donné un sens ! Je m'explique. Il ne voulait pas lui donner une importance alors il l'a jeté dans la grange, comme un objet dont on veut se débarrasser. Ce geste traduit une haine profonde, viscérale à l'égard de l'enfant.
― Pourquoi avoir choisi une famille avec un garçon, alors ? demanda Hector. S'il le hait au point de vouloir s'en débarrasser, pourquoi ne pas tout simplement s'en être pris à un couple seul ?
― S'il a choisi une famille avec un fils, je ne pense pas que ce soit anodin, intervint Rodier-Barboni. Même s'il le méprise, je crois que le gamin avait un rôle à jouer dans la mise en scène globale de ses crimes. On constate que le mode opératoire varie selon les membres de la famille ! Il aurait pu tous les tuer de la même façon ! Mais non ! Il m******e la mère, laisse le fils dans la grange comme s'il voulait l'humilier et le père semble être vénéré ! C'est comme si chacun avait une symbolique particulière pour le meurtrier et qu'il leur réservait un sort précis.
― Je suis tout à fait d'accord avec vous, renchérit Trufelly. Je suis persuadé que l'enfant avait un rôle à jouer. (Il laissa passer un silence.) Je pense que vous avez remarqué que le garçon est mort égorgé ! Mais une partie de son corps lui a été enlevée... son cœur ! Le trou béant dans la poitrine et aucune trace de cet organe manquant ! L'enfant n'est peut-être que secondaire et dans son ensemble sans intérêt, mais son cœur, seulement son cœur, a une importance pour lui ? S'il a choisi une « triade », ce n'est sûrement pas par hasard.
― Il voulait un enfant pour lui voler son cœur ? répéta Rodier-Barboni d'un air sceptique. Où est-il d'ailleurs ? Le garde-t-il en trophée ?
― Je l'ignore, murmura le journaliste d'une voix glacée. Mais ce dont je suis persuadé, c'est que ce meurtrier a une logique qui lui est propre. Je pense qu'il ne fait rien par hasard. Reste à savoir ce qu'il cherche...
― La mise en scène la plus travaillée est celle du père, enchaîna Volckringer. Il le tue d'un coup de couteau en plein cœur et ensuite il l'habille comme si c'était une poupée ! Joseph Beaulouis, le jardinier, est formel : Auguste Auboineau n'avait pas pour habitude de se farder de la sorte et il aimait à se laisser pousser la barbe. Donc on peut supposer que c'est le tueur qui lui a sabré la moustache et coiffé les cheveux !
― L'image même d'un chef de famille exemplaire, idéal, souffla Eugène en réfléchissant à voix haute. Il vénère le père, ça ne fait aucun doute. Et il lui a offert une mort douce comparée à celles des autres membres de la famille... (Il secoua la tête avec aigreur.) Peut-être est-ce là une sorte d'hommage ?
― S'il l'admirait autant, pourquoi l'avoir tué ? demanda Hector.
― Pour le figer dans le temps... Pour l'immortaliser dans une image que le meurtrier idéalise, déduisit Émile d'un ton monocorde. Il n'est pas encore vieux, ni trop jeune, c'est le moment de la vie où l'homme a la qualité de chef de famille, où il occupe une profession honorable, où il est convoité... Le moment de tous les possibles et de toutes les responsabilités. Et le meurtrier voulait qu'on le voie. Qu'on ressente le respect et l'admiration que lui-même a éprouvés en regardant son œuvre.
Eugène tiqua. Son « œuvre » ?
Les trois hommes restèrent un moment silencieux, le regard plongé dans le liquide doré de leur chope.
― ... Et la mère ?
Volckringer avait soufflé si délicatement ces trois mots que les autres faillirent ne pas l'entendre. Tous redoutaient ce moment. Celui où ils avaient le devoir de dépeindre l'horreur dans ses moindres détails, d'analyser chaque parcelle du plus terrible des cauchemars... Le moment où ils devaient revivre le calvaire de cette femme tout en restant dans la neutralité. Dans l'abnégation des sentiments...
Personne ne parla. Et jamais Eugène n'aurait pensé qu'un jour, il serait aussi difficile de briser un silence. Après de longues minutes où chacun tenta de mettre de côté sentiments et jugements, ils se décidèrent enfin à dire quelque chose.
― Cette femme a été torturée, éviscérée et sans doute violée..., décrivit Rodier-Barboni. Une mise en scène très forte, mais aucune considération, aucun respect, contrairement au père. Chaque organe a été retiré : les organes vitaux soigneusement disposés sur le lit tels des objets rares, et les autres jetés au sol comme des fruits gâtés. Notre assassin voulait les mettre en évidence... Étaler aux yeux de tous l'intérieur de cette femme. Peut-être pouvez-vous proposer une explication ? demanda-t-il à Trufelly.
― Sans doute voulait-il montrer l'au-delà des apparences..., argua le criminologue avec tristesse. Une femme est l'image même de la beauté, de l'élégance. Elle rassure, protège, prend soin d'elle... Elle donne la vie par son corps et nourrit par sa chair... Dévoiler son... intérieur, c'est exhiber la laideur qui se trouve sous son enveloppe charnelle. Prouver à tous que sous ses airs de pureté et de fraîcheur, elle n'est que disgrâce, difformité et obscénité...
Eugène observa le jeune homme avec étonnement. Il semblait las et une infinie tristesse le submergeait telle une déferlante écrasant un coquillage.
― Peut-être oui..., souffla l'inspecteur. Mais si vous pensez qu'il a fait ça pour que nous puissions voir au-delà des apparences, pourquoi avoir recousu son abdomen ? Pourquoi cacher ce qu'il a voulu exhiber ? Et les paupières cousues ? Est-ce pour vous un symbole ou une nécessité ?
― Je pense qu'il a recousu son ventre pour une bonne raison, annonça tranquillement le journaliste. Il faudrait attendre les conclusions du légiste pour qu'il nous révèle ce qu'il y avait véritablement à l'intérieur du corps... Parce que sur le lit où étaient disposés les organes les plus importants du corps humain, je n'ai pas vu le cœur..., constata-t-il en fixant intensément les deux inspecteurs. Et si ses paupières ont été cousues, je pense que c'est par nécessité, pour qu'elle le regarde... Qu'elle ne puisse détourner les yeux et qu'elle assiste à chaque seconde de son calvaire. Le regard est un aspect très important pour lui.
― Pourquoi dites-vous cela ?
― Je ne suis pas resté longtemps dans cette pièce, mais quelque chose là-bas ne collait pas, murmura Émile doucement. Il y avait un détail troublant qui n'avait pas sa place dans cette scène et jusqu'à tout à l'heure, je ne parvenais pas à expliquer ce que c'était... J'ai compris quand nous avons parlé de l'œuvre d'un peintre...
Les deux inspecteurs retinrent leur souffle. Rodier-Barboni aussi avait senti que quelque chose clochait dans cette pièce, un élément qui n'avait rien à faire là. Ça le titillait depuis le début, mais ce détail était resté ancré à la limite de sa conscience, tel un fragment de souvenir flou dont on ne connaît rien, une pensée qui nous dit qu'on doit se souvenir de quelque chose de très vague sans pour autant qu'il y ait de consistance, comme de la fumée qu'on essaye vainement d'attraper avec les mains... Et dès qu'il s'en approchait, le souvenir se dissipait.
― C'est ce détail, que je juge extrêmement important pour comprendre le fonctionnement du meurtrier, qui me fait dire que l'enfant était dans la demeure lorsqu'il a été assassiné, déclara Trufelly avec gravité. Et pour affermir mon hypothèse, dans la grange, j'ai noté que les poignets de garçon présentaient des bleus, comme s'il avait été ligoté. S'il avait été tué dans le fenil, l'assassin n'aurait pas eu besoin de l'attacher. (Il conserva le silence un court instant.) Je pense que l'enfant se trouvait dans la chambre avec sa mère, lorsque cette dernière a été massacrée...
― Vous pensez qu'il a assisté à ce c*****e ?! tempêta Volckringer avec force. Je n'ose y croire... Ce serait trop monstrueux !
― Face au lit, il y avait quatre petits ronds, vous vous souvenez ? (Les inspecteurs hochèrent la tête lentement.) Et bien, je pense qu'à cet endroit se trouvait une chaise..., annonça le criminologue. Et nous pourrons analyser la flaque de sang diluée qui se trouvait à côté, mais je suis presque certain que c'est de l'urine.
― L'enfant aurait donc assisté à la mort de sa mère, sanglé à une chaise ? C'est abominable..., murmura Hector d'une voix blanche.
― Au sol, il n'y avait que nos traces de pas, nota froidement Rodier-Barboni. Les vôtres et les miennes. Pourtant, les traces des quatre pieds de la chaise sont bien là. Le meurtrier a-t-il pris le temps de nettoyer ses propres empreintes en laissant délibérément les marques de la chaise ? Et cela dans le but qu'on voit les tortures qu'il avait infligées à l'enfant ?
Volckringer enfouit sa tête entre ses mains. Il était atterré par la monstruosité de ces crimes.
― Pourquoi avoir forcé le gamin à regarder sa mère se faire massacrer ? souffla finalement le colosse avec tristesse. Pourquoi lui imposer autant de souffrance et de douleur ?
― Pour qu'il voie l'obscénité de la femme ? De sa mère qu'il a tant chérie ? Pour qu'il apprenne que sous ses airs de mère réconfortante et aimante, ce n'était en réalité qu'un monstre ? proposa Trufelly. Pour que l'image idéale qu'il avait de sa mère se brise et s'effrite ? Qu'il la voie sous son vrai jour ?
― À vous entendre parler, on dirait que le meurtrier s'est identifié à l'enfant, nota Eugène.
Le criminologue ne répondit rien.
― Si effectivement il s'est identifié à ce pauvre gamin, continua Rodier-Barboni, alors le sort qu'il a réservé à la mère et au père doit faire écho à son propre vécu.
― Peut-être a-t-il eu une enfance trouble, que sa mère le haïssait, le voyait comme une erreur ? argua Émile. Cela expliquerait son acharnement. Ce meurtre serait alors une sorte de vengeance ?
― Mais s'il s'identifiait à l'enfant, pourquoi l'avoir jeté dans la grange ? s'emporta Hector avec colère. Pourquoi l'humilier ? Il aurait très bien pu le mettre sous son meilleur jour ! Lui donner l'importance qu'il n'avait lui-même jamais eue ?
― Sans doute parce qu'il n'arrive pas à se détacher de son statut, exposa le journaliste. Il fait payer aux autres ce qu'il a subi, il transfère les modèles qu'il a eus durant son enfance sur un schéma familial pris au hasard, mais lui-même est ancré dans sa position et il n'arrive pas à en sortir... à se détacher de ce qu'il a été. Et il le fait payer à l'enfant, il lui refait vivre, de façon abjecte, ce qu'il pense avoir vécu. (Il posa sa tête entre ses mains avec lassitude.) Cet homme est dans la souffrance, le martyre... Je pense qu'il a en horreur les enfants parce qu'ils le renvoient à sa propre image. J'ai déjà étudié ce genre de cas.
Un long silence s'abattit sur les trois hommes attablés, chacun essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées. Rodier-Barboni poussa un soupir contrit et pianota la table avec ses doigts.
― L'assassinat de cette famille était précis, pensé dans les moindres détails, il ne voulait laisser aucune place à l'erreur ou à l'imprévu ! lança-t-il sèchement. Il les a observés pendant plusieurs jours, je pense, a attendu un dimanche et le départ des domestiques, seul jour où ces derniers sont absents. Il connaissait leurs habitudes... (Il scruta d'un air grave ses deux interlocuteurs.) Il y a autre chose que je trouve étrange. Cette famille était croyante, alors pourquoi n'a-t-elle pas accompagné ses domestiques à l'Église ce dimanche, comme il est coutume de le faire ? Le tueur a-t-il fait en sorte qu'elle reste seule dans la demeure familiale ? Il faut retracer tout ce qui s'est passé le samedi et le dimanche matin, comprendre pourquoi ces trois personnes sont restées chez elles. Les domestiques nous donneront une explication. Demain matin, nous les interrogerons. Et nous en apprendrons beaucoup, j'en ai le pressentiment...
― Quelle était la profession d'Auguste Auboineau ? demanda soudain Trufelly.
― C'était le trésorier de l'Exposition Universelle, lui apprit Hector. Il avait un poste important. Pas étonnant d'ailleurs, quand on voit l'endroit dans lequel lui et sa famille vivaient !
Les trois hommes se dévisagèrent en silence. Tous savaient qu'ils étaient entrés dans l'antre du Diable et qu'à présent, ce n'était plus qu'une course contre la montre pour en ressortir indemne.
― Une dernière chose, murmura Rodier-Barboni lentement. Je pense que le meurtrier était présent dans la grange lorsque j'ai découvert le corps de l'enfant... Et j'ai la certitude qu'il va chercher à connaître l'avancée de l'enquête, à voir nos réactions, rire de nos erreurs. Et je pense qu'en ce moment même, il joue avec nous. Tout porte à croire que ce monstre a amorcé un jeu macabre, et que nous en sommes les pions...