Paris village
« J'suis pas un imbécile !
Moi, j'aime pas les étrangers ! Non ! »
Fernand Raynaud – Sketch « l’étranger »
Printemps arabe – été indien – hiver austral – automne en emporte le vent…
Batignolles, un nom qui sonne comme les grelots de l’homme-orchestre !
Les Batignolles, c’est un quartier de Paris, un vrai, un de ceux qui alliaient classes populaires et petite bourgeoisie aisée à la fin des années Haussmann. Blotti entre une partie huppée de l’arrondissement où les fortunes construisirent hôtels particuliers et immeubles de rapport et les confins de la butte Montmartre, sillonnés par les descendants de Gavroche, ces gamins débrouillards pérennisés par Poulbot, ce lieu fleure bon le titi parigot et la douairière digne, l’ouvrier zélé et le libéral qui pouvaient se retrouver et échanger sur le zinc les propos les plus anodins sans la moindre animosité… Paname ! Un des surnoms de la capitale dus aux Parisiens du début du xxe siècle qui avaient adopté le chapeau Panama rapporté par les ouvriers qui creusaient le canal du même nom à cette époque. Paname, donc, recense encore de nos jours des espaces privilégiés.
Les Batignolles, un placide petit endroit urbain où la vie se déroule comme au village, celui du terroir, ou presque. On se connaît, on se croise dans la rue et les salutations, à la manière des Maliens, peuvent durer les plombes, tant chacun joue la surenchère sur les nouvelles. On se retrouve ici comme à la médina et l’on se salamalèque à tout va…
Nouvelles, babillages, ou ragots ?
Le choix des paroles est vaste et varié, mais c’est ainsi que va la vie d’un quartier, la vie quotidienne.
Mieux, la mosaïque n’est plus cet art des céramistes qui ont orné avec talent les entrées des immeubles haussmanniens qui sortirent de terre sous l’impulsion du baron, c’est aussi un métissage humain qui a peu à peu apporté ses nouvelles couleurs aux Batignolles.
L’agence Lampion, sise dans la légendaire rue des Dames et dont le célèbre détective Sosthène de Mérignac assure la renommée, fut témoin de la mutation progressive et inexorable de ce coin de terre parisienne. Les commerces tenus par des Parigots pur sucre de province ont peu à peu cédé leur pas-de-porte à de nouveaux arrivants.
C’est ainsi que Fouad Khanar, le boucher charcutier halal (si, si !), dont l’enseigne « boucherie de l’Aubrac » n’a point été modifiée, assure toujours à sa clientèle traditionaliste jambons et pâtés de cochon extras issus de notre ruralité profonde, et à ses nouveaux fidèles les viandes abattues selon le rite garanti par l’imam.
En face de son échoppe, l’épicerie Ahmed, ouverte sept jours sur sept, a succédé à un certain Félix qui n’avait point su gérer ses potins…
Sans oublier la droguerie de la mère Besnard. L’ancienne boutique sombre et étroite est devenue un bazar hétéroclite tenu par une famille tamoule débarquée de Pondichéry. Et en cette échoppe, la mère indienne, bien native des Indes et non d’une quelconque peuplade algonquine, a succédé à l’ancienne taulière et trône sur sa chaise haute derrière le comptoir, telle la madone perchée sur une stèle. Pourtant, cette fonction est rarement dévolue à la gent féminine, car dans la plupart des établissements environnants, seuls les mecs l’exercent. Sans doute, les réminiscences d’une exception culturelle française exportée par Duplex à l’époque de nos fameux comptoirs royaux et reprises par l’autorité locale, Tamil Doitsu ?
Et que dire de la boulangerie ?
Lorsque Charles et Lie Mouture, deux bonnes pâtes au bout du rouleau, cherchèrent un successeur à leur affaire après une cinquantaine d’années au service du pain quotidien, c’est un fringant Gazaoui de Rafah, un certain Levan, qui se présenta pour la relève.
Les cornes de gazelle remplacèrent les croissants et les baklavas bien fourrés de fruits secs, cannelle et de fleur d'oranger détrônèrent les traditionnels chaussons aux pommes ! Mais pour le sacro-saint pain, Hichem a su maintenir la tradition des Moutures et si la baguette de Charles et Lie se vendait comme des petits pains, celle d’Hichem Levan sait tout aussi bien mener la clientèle !
Mieux encore, Madame tient aussi le commerce. Et pour maintenir la tradition, celle-ci revêt chaque jour la tenue traditionnelle et sert les clients en ne laissant paraître que la face de son visage. Il faut dire que Samira est une fieffée bavarde, toujours accrochée à son téléphone au point qu’elle a inventé le voile kit mains libres. Coincé entre la joue et le tissu, le portable est ainsi en position idoine pour permettre une conversation sans fin avec ses lointains correspondants tout en servant les clients de proximité.
Et à l’instar de ses artères voisines, la rue de Dames a elle aussi participé à cette envolée de la chrysalide.
Le respectable tailleur Monsieur Cohen, installé face à l’immeuble qui abrite l’agence Lampion et modeste héritier d’un savoir-faire de quatre générations, mouillait sa chemise en taillant des costumes à tous les enfants du quartier. D’ailleurs, il s’était fait une coquette réputation jusqu’au jour où il dut retourner sa veste en laissant son bail à un modiste japonais, arrivé tout droit de son île nippone. Depuis son arrivée, Hiratsu, le spécialiste du sous-vêtement au style ascétique, attire à lui les bobos du quartier plus curieux de nouveautés que de prêt-à-porter au look passéiste.
Dans la foulée, le fonds de commerce qui jouxtait l’échoppe de Monsieur Cohen a subi un toilettage radical. Un célibataire endurci, un héritier de Gavroche qui incarnait le vrai gouailleur parisien au ton et au verbe populaires, proposait en vrac ragots de la presse, b****s dessinées et bouquins pour midinettes. Ce titi entreposait les piles de canards sur le seul passage qui menait au fond de son espace, réduisant l’évolution du client à des figures acrobatiques pour atteindre les étagères où dormaient revues hard et gadgets divers en attente d’amateurs mateurs et introvertis. Foin de tous ces beaux littérateurs et marchands de rêves, une boutique de télécommunications aux vitrines suréclairées a balayé l’écrit de fond au profit d’une oralité superficielle, régnante et prégnante !
Et pour bétonner l’accueil des amateurs de portables, tablettes et autres gadgets multimédias, l’opérateur a recruté deux jeunes antillais au sourire fondant et commercial, large comme un clavier de piano à queue.
Ce n’est pas tout.
Pour remédier à nos moments d’hypoglycémie, un couple de Bretons assurait à sa clientèle une roborative sustentation. Les Deroche tenaient depuis longue date une crêperie dont la décoration devait remonter à l’époque de Bécassine et en déclinait le charme rustique. Mais leurs succulentes complètes, au beurre ou océanes, avaient procuré à Melaine et son inséparable Ghislaine la galette suffisante pour leur assurer une retraite bien méritée.
Et devinez qui a repris l’affaire ?
Le traditionnel « Sous Chêne » dont les repas au cidre s’achevaient en bolées d’hydromel s’est mué en « Yassa ici », une enseigne typique de la restauration sénégalaise !
Ainsi le wolof connexion, pas triste à mouride, a investi le local celte et, en lieu et place des crêpes de froment, flambées à la gnôle de pomme, propose thiéboudienne, soupoukanja au cabri et autre mafé poulet, arrosés de jus de bissap et autres boissons à base de fruits, mais dont la fermentation est fermement proscrite ! Toutefois, afin de ne pas faire fuir les chalands franchouillards, Amadou n’oublie pas de proposer tout bas la bière du pays !
Se tenait aussi dans cette rue passante ce qu’on aurait pu aisément appeler un atelier de retouches et de repassage. L’endroit était tenu par une femme menue mais coquette, toujours nippée d’une blouse blanche à la façon des infirmières. Ginette, la lingère, œuvrait au blanchiment derrière son comptoir et surgissait de sa chaise tel un diablotin aussitôt que la cloche de sa porte tintinnabulait.
Les étagères toujours propres et rangées avec soin, ainsi que les portants qui supportaient les chemises de sa clientèle donnaient du travail de la blanchisseuse une notion parfaite du zèle et de l’application. Lavage, repassage, raccommodages, autant de travaux ménagers qu’accomplissait Madame Sensaur avec cette même méticulosité jamais démentie. Mais la retraite vint stopper la septuagénaire dans ses élans toujours vifs et lui retira les commandes de son petit commerce.
En fait, la retraite de Ginette Sensaur fut un tantinet provoquée par une fine lame, un homme aux allures empressées, un ressortissant serbe dont la fortune servit à installer en lieu et place de l’ancienne blanchisserie une de ces laveries moderne, entièrement carrelée et dotée de plusieurs machines automatiques. Les commères du quartier prétendent que Miroslav Volkanic blanchirait ses dinars mal acquis lors de la terrible guerre de Yougoslavie par le truchement d’une activité propre. Peu entaché par les rumeurs, le réfugié de Belgrade rince sept jours sur sept et sa petite affaire essore le porte-monnaie d’une clientèle de plus en plus nombreuse et métissée qui vient attendre, passive et assise devant les hublots tournoyants, la fin des opérations et des roulements de tambours.
Le temps où laver le linge sale se faisait en famille, est désormais révolu, l’ex-Yougo l’a bien compris, car sa grande lessive rassemble classes et générations. En quelque sorte le Slavomatic mélange les torchons et les serviettes pendant que beau linge comme linge dégriffé, linge de toilette ou de table, linge de corps ou de maison, tous chez Miro s’lavent !
Et le réfugié ayant autant le sens du patrimoine que celui de la famille a su s’entourer d’une équipe de collaborateurs à ses bottes. Ainsi des amis serbes errent régulièrement autour du local, épargnant de la sorte les services de vigiles au teint d’ébène, caryatides des temps modernes qui désormais parent les entrées de nos grands magasins.
La mue a aussi touché les artisans locaux. Ceux-ci ont peu à peu cédé leur savoir-faire et leur bail commercial à des repreneurs peu soucieux de leur authenticité.
Ainsi, le vieux cordonnier Zapata, un grand personnage, fier et fanfaron, exerçait dans un atelier dont la structure n’avait point bougé depuis l’après-guerre, un local peu aéré, sombre et vétuste. L’héritier d’un migrant de Cordoue au dix-huitième siècle entassait les godasses à gauche et à droite de son établi, les unes à faire, les autres ressemelées.
Dans ce capharnaüm personnel, le cabot andalou savait retrouver sans la moindre difficulté la paire que vous lui aviez déposée la veille comme un mois auparavant…
Un véritable prodige de la grolle !
Toutefois, le prodige avait atteint ses limites lorsque Zapata, terrassé par une violente attaque du cuir chevelu, se vit contraint de remettre les clés de son affaire à un investisseur saoudien, fils d’une grosse huile du pétrole.
Riyad Adda, le repreneur, un quadragénaire haut comme trois mangues et marié en Europe à une fée scandinave détenait déjà en région parisienne une vingtaine de magasins mis en franchise, sous l’enseigne Multifonction. Le roi du pet troll fit de l’échoppe obscure un espace carré, propre, lumineux et ouvert, un truc fonctionnel à l’antinomie totale de ce que fut « au cuir de Cordoue ». En cette nouvelle structure, aussi attirante qu’une lampe de chevet faisant tourner les lépidoptères nocturnes, se tient désormais une société de services multiples, talons et clés minute, photocopies, internet et bricoles en tous genres.
Aux manettes comme au turbin, l’investisseur a placé un homme de confiance, Yathrib, un solide gaillard made in Médine.
Non loin du cordonnier exerçait le coiffeur de ces dames.
Monsieur Raymond, à l’état civil car Monsieur avait de fortes propensions à se prendre pour un représentant de sa propre clientèle, Raymond donc affichait toujours une silhouette de jeune premier malgré une soixantaine bien portée. Mais le prince du bigoudi a dû, lui aussi, céder son petit business. Depuis quelques années, l’affaire, bien que placée à un endroit stratégique, était sur le fil du rasoir et le patron se vit dans l’obligation de faire une coupe sombre à sa carrière, la tondeuse du fisc ayant définitivement mis un terme à l’art capillaire du senior. Contrit et contraint, le sexe à génère lâcha son local à une joyeuse b***e de filles débarquée de l’ancien Zaïre.
La familière effigie « Chez Raymond » étalée en lettres d’or sur une plaque de Bakélite blanche a laissé place au non moins sympathique « à la tress otée ».
Aline Gala et Zaza Iroise, deux belles plantes de Kinshasa, animent avec brio cette nouvelle enseigne qui ne désemplit pas d’une clientèle mixte. S’y pressentent de dix heures à vingt-deux heures Congolaises et autres Africaines assurées du meilleur service mais aussi autochtones en mal d’exotisme, réécrivant au quotidien le remake de « Casque d’or », une sorte de plan séquence en noir et blanc.
Mosaïque, vous dis-je !
Et si la biologie définit le concept « Mosaïque » comme un ensemble de cellules accolées dont le génome est différent, on peut affirmer, le plat ton, que ce coin de Paris reflète à merveille cette sorte de noumène du Kant dira-t-on, réalité bien temporelle cependant.
* *
En revanche, dans ce contexte de restructuration sociale et commerciale, il est une modeste boutique qui résiste encore et toujours à l’envahisseur !
Bien que sa bannière « Au Fil Hochard » peinte en lettres blanches au fronton de la mercerie se soit parfois enrichie de tags bien croquignolets, et devant lesquels les passants riboulent dingue, la veuve Hochard, malgré ses quatre-vingt-cinq printemps bien trempés, tient fermement son petit commerce, évitant par tous les moyens sa fermeture éclair…
N’ayant plus de fil à la patte depuis un bail et ses fils prodigues partis faire leurs patrons ailleurs, cette dernière s’est promis de donner du fil à retordre à la camarde et de gagner ses derniers galons avant de dégrafer pour l’éternité…
Eh bien sachez que même si sa bobine n’est pas du goût de tous, pour autant, l’amère se rit des préjugés et n’hésite aucunement à parler à chacune et chacun.
— Et comment va le petit, s’inquiète Germaine Hochard ? La rougeole est terminée, ah ben, suis bien contente, continue-t-elle dans le droit fil de ses pensées !
Églantine, mon assistante émérite depuis presque une génération, s’est toujours approvisionnée de fils en aiguilles chez la bonne Germaine pour le compte de sa cousine, Gisèle Dugommier, l’enragée du canevas.
Or comme d’habitude, la pauvre mercière, qui perd le fil car elle a bloqué le compteur à l’époque où Gisèle pouponnait encore, assène Églantine de ses redondantes gentillesses. Et cette dernière, têtue comme une Bretonne et fourbe comme une vieille fille dont la diplomatie n’a jamais été de ses prérogatives, sait donner du fil à retordre à la commerçante.
— Mais, Madame Germaine, je ne suis pas Gisèle, combien de fois devrais-je vous le répéter !
— Oh, vous avez vu ce qu’on nous annonce, répond la veuve ignorant avec superbe l’impatience de la vieille fille ?
Ainsi se déroule le fil de la vie dans un quartier populaire de la capitale. Sans heurt, sans animosité, dans un esprit de tolérance et de convivialité…
* *
Mercredi 20 mars, 9 heures.
D’ailleurs à la Divette des Batignolles, le café-tabac local, où il m'arrive parfois d'échouer le matin pour y consommer un croissant crème, cette bienveillance fait partie des codes implicites. Pour continuer de brosser le tableau très impressionniste de la mue locale, le débit de boissons anciennement tenu par un vrai fouchtra aux bacchantes en guidon de vélo a été repris de fraîche date par un couple débarqué de Shenzhen. Si Fu Tchen et Madame Tchen Pri Vhé servent placidement son fidèle achalandage, ils veillent tous deux avec une efficacité remarquable à maintenir le calme dans leur cambuse.
Ici, on ne chinoise pas son voisin !
Accroché au zinc dès les premières heures de la matinée, le client applique cette empathie à un degré élevé, douze en moyenne, parfois plus lorsque la surenchère va porter les crédits au-delà de quarante !
— Le chomdu, c'est bien la faute aux émigrés, clame Gueule de Marbre, alias Georges, auprès des consommateurs de la Divette !
Chacun acquiesce, n'osant contredire la montagne de muscle, mais on sent chez certaines épaves déjà amoindries au blanc sec dès potron-minet, une adhésion sinon charnelle aux propos, du moins viscérale, là où se passe la distillation du produit ingurgité en grande abondance.
— Ouais, ajoute Paul Tron, un ancien employé aux aigris durs, maigre comme un jour sans pain et sec comme le chardonnay qu'il vient d'absorber.
Deux autres gravats se tournent vers Paul, attendant avec fébrilité la suite du témoignage.
— Je m'souviens au Palais, reprend l’imbibé, quand y en avait deux ou trois qui passaient en audience, hé ben, hé ben...
Le Tron est tellement scié qu'il ne parvient pas à achever sa diatribe.
— C'est ça, c'est ça dit Georges... De toute façon, on les aura un jour, hein Popaul, conclut-il en gratifiant l’éméché de plusieurs tapes amicales dans le dos.
Le Popaul, dont l’équilibre n’est plus qu’une vague notion rangée au rayon des souvenirs, vacille et va rouler par terre, au pied du zinc.
— Ah, Monsieur Georges, je n’aime pas ça du tout, assène Fu, le ton ferme.
Gueule de Marbre, le bien nommé à cause de la pâleur de son teint et la froideur de son comportement, s’approche du détritus, s’abaisse et de sa pogne démesurée, attrape l’aviné par le col de son veston.
D’un seul geste, l’ancien para replace Paul comme une chiffe molle dans sa pose initiale sur le tabouret face à son verre à moitié vide.
— Patron, remettez ça, c’est ma tournée, conclut le militaire en quittant la Divette !
La blague, c'est pas son truc à Georges Sanfrin.
Lui, c'est plutôt la discipline, l'ordre, et les bicots dehors ! Toutefois, ce grand caucasien à la peau laiteuse manie le paradoxe avec une maestria sans borne. Le caractère lourd comme la pierre de cas rare, l’ancien para de la compagnie de commandement et de transmissions de Balma, en a vu de toutes les couleurs. Le métissage, il connaît, Georges ! Et si ses années de service en Afghanistan lui assurent une retraite conséquente, les souvenirs de certaines opérations lui ont laissé un goût amer et une nette propension à la discrimination. Et cette armoire à glace sans teint mais aux réflexions tranchantes n’est pas à une contradiction près.
Car dès en sortant de la Divette, ses pas le conduisent directement vers la boutique voisine, l'épicerie Ahmed.
Sur le pan vertical de la bâche qui protège son étal extérieur, on peut lire Au bon Beur, inscrit en lettres blanches sur un fond bleu délavé.
Parachuté dans le quartier depuis une dizaine d’années, Gueule de marbre avait pris l’habitude de faire ses menues emplettes chez les frères Ahmed et Mouloud. Oh, pas grand-chose à vrai dire. Il y trouvait l'essentiel pour un retraité de l'armée, six canettes de bière et sa flasque de whisky ordinaire et quotidienne.
Les autres courses, comme de nombreux fidèles, il les pratique au temple de la consommation, dans l’un de ces grands espaces uniformes où la religion consumériste a supplanté sans vergogne les petites chapelles de quartier. Dans ces nouveaux lieux, les processions s’effectuent en poussant le chariot de l’offrande le long de larges allées tracées entre des gondoles surabondantes, le rite se déroulant dans une ambiance musicale destinée à inféoder celles et ceux qui s’y pressent.
Par chance, la flamme ne s’est pas totalement éteinte grâce à l’abnégation des Ahmed, Mouloud et consorts qui irriguent encore nos centres urbains d’échoppes bien garnies. Et en cette belle matinée de mars, Gueule de Marbre, après son café allongé chez Fu Tchen, vient procéder au complément indispensable de ses denrées quotidiennes.
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Yasmina, c’est en quelque sorte la coqueluche du secteur.
Mais bien que nous soyons à deux pas de la Place Pigalle qui occupa nombre de soirées lors de nos descentes en b***e avec l’ami Dugommier et les collègues de la brigade mondaine, la petite à laquelle je fais référence n’est point une de ces arpenteuses au ton rocailleux et qui arborent une tenue en vitrine de Noël pour ados en chaleur.
Non point !
Yasmina, c’est la fraîcheur, la candeur, une petite frêle et mignonne comme un cœur. Les yeux d'un noir de jais, la peau bronzée comme un retour de cong'paie, et un sourire à décontenancer n'importe quel loubard du quartier, elle compte déjà ses cinq années de vie, six peut-être, et cette gamine dégage une tendresse intérieure dont elle sait user à bon escient.
Yasmina, c’est la joie de vivre, un caractère heureux et une voix cristalline dont les soli ensoleillent la boutique des frères Hessine lorsqu’elle vient à y passer.
Enfin Yasmina la nièce d’Ahmed, la fille de Mouloud, sa chérie comme il aime à le ressasser, celle qui un jour sera une diva, a su toucher le cœur de cette montagne de réserviste. Car lorsque Gueule de Marbre attend sa monnaie à la caisse, la future cantatrice, le ton enjôleur, lui dit toujours :
— Qu'est-ce que tu me donnes aujourd'hui ?
Bien que se montrant aussi dur que l'acier trempé auprès de ses congénères, l’ancien para a toujours fondu devant l’angélisme de la petite algéroise. Et, une fois encore, le militaire retire une pièce du comptoir pour la poser dans la main délicate mais déjà tendue de Yasmina.
— Qu'est-ce qu'on dit, répète inlassablement Gueule de Marbre.
Pour toute réponse, la petite fait une pirouette en chantonnant et s'en retourne chez elle en sautillant.
Mais ce 20 mars, à cinquante balais, le para reprend du service.
Pourquoi ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’après avoir sacrifié aux briefs de comptoir, il a fait savoir à l’assemblée des taste-vin qu'il partait vers une destination inconnue et sans en préciser la durée. Et en venant honorer l'épicerie de ses derniers achats, il s'adresse à Mouloud en tendant lui un billet.
— Tiens, voilà pour la petite. Je ne la vois pas aujourd'hui dans ta boutique, je te laisse le soin de lui remettre.
C’est ainsi que Georges le baroudeur a quitté les Batignolles en cette première journée de printemps, un printemps arabe dans la boutique d’Ahmed et Mouloud.
La blague, c'est pas son truc à Georges Sanfrin.
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