Chapitre 7

2680 Words
– Mais comment donc !… J’allais vous le proposer… La voiture s’ébranlait sur le gravier de la grande allée du jardin. Le comte ferma l’une des glaces, qui était restée ouverte, et se jeta dans l’un des coins du coupé. – Quand je dis que ce fut là le début de sa fortune, je veux dire de sa renommée, de sa situation de bandit, de grand bandit romain. Car R. C., comme on l’appelait déjà là-bas, dans la campagne romaine, était trop gentilhomme pour ne point se contenter de la gloire d’un coup pareil : prendre le pape !… Le pape, pour sortir du repaire de R. C., paya une rançon de trois millions. Deux heures après sa rentrée au Vatican, qui fut du reste aussi mystérieuse que sa sortie forcée, les trois millions lui étaient rendus « pour ses pauvres ». Philibert Wat avait bien entendu parler des fantastiques histoires des bandits romains, mais il trouvait celle-là d’une force ou d’une exagération… Cependant, quel intérêt le comte eût-il eu à se moquer de lui ? Il racontait toutes ces choses sur un ton si naturel… – Tout de même, fit Wat, s’il avait enlevé le pape, on l’aurait su… – On ne l’a pas su, monsieur… Le roi des Catacombes est discret… – Et comment, si on ne l’a pas su et s’il n’a conservé de l’aventure aucun profit pécuniaire, ce « coup » a-t-il pu être le début de la fortune de « votre » roi ? – Oh ! on ne l’a pas su dans le public !… Mais tous les chefs de b****s, des Calabres à l’Émilie, l’ont connu… Et de ce jour ils ont reconnu R. C., pour leur chef. – Et qu’a fait R. C. ? – R. C., trouvant que l’Italie est trop pauvre pour ses talents, est venu s’installer en France. – Comment n’en a-t-on pas entendu parler que ces jours-ci ? – C’est qu’il concevait une affaire qui demandait quelques années à être sérieusement montée. – Et vous, mon cher comte, peut-on vous demander combien vous avez payé ce « brave » pour reconquérir votre liberté ?… – Mais, mon cher monsieur Wat, il n’y a là aucune indiscrétion… Cela m’a coûté cinq millions. – Cinq millions !… qu’il ne vous a pas rendus… Et vous appelez cela vous rendre service !… – Je vous ai dit qu’il m’avait fait connaître le pape… – Évidemment… mais on peut connaître le pape pour beaucoup moins cher… – Quand on est catholique… Mais je ne l’étais pas… Figurez-vous que j’étais resté pythagoricien… Je retardais !… – Et alors ?… – Et alors le pape m’a converti… Vous comprenez, nous partagions la même cellule, et il s’ennuyait… – Charmant ! Tout à fait délicieux ! prononça Philibert du bout de ses longues dents éclatantes. Et, à propos de « votre » ami, vous connaissez son dernier exploit ? Vous savez ce qu’il a fait cette nuit, le roi Mystère ? Teramo-Girgenti interrompit Wat : – Oui, je le sais, car « c’est un garçon qui m’intéresse beaucoup ». Mais, mon cher monsieur Wat, n’avez-vous point promis le secret sur cette affaire Desjardies ? – Non seulement à R. C., mais nous l’avons tous promis aussi au procureur impérial. Je doute cependant qu’on le puisse garder longtemps… Les journaux… – Les journaux ne diront rien, parce qu’ils ne sauront rien… Le pouvoir d’en haut, avec Sinnamari, le pouvoir d’en bas avec R. C. y veilleront. Tout le monde a intérêt à garder le silence… – Décidément, pour un nouveau débarqué dans la capitale, vous me paraissez être très au courant de ce qui s’y passe… C’est R. C. qui vous met au courant de ces choses ? – Oui, c’est R. C. ; je le vois souvent. – Et vous savez… sans doute… ce que veut R. C. ? – Comment, ce qu’il veut ? – Oui… Il ne fait point de doute que R. C. poursuit un but… un but tout à fait personnel, en dehors de toutes les affaires de la fameuse association, de l’A. C. S., comme cela s’appelle, je crois… – C’est exact… – J’en étais sûr… Ce n’est point seulement par pur amour de l’humanité qu’il a fait évader Desjardies… Il en veut à quelque chose… à quelqu’un… – C’est indéniable… – C’est très intéressant, ajouta d’un air négligent Philibert Wat. Et je n’ose espérer que l’on puisse savoir tout de suite qui est… ce quelqu’un… quelle est cette chose… – Mon cher, qu’est-ce que ça peut vous faire, puisqu’il ne s’agit point de vous ? À ce moment, la voiture, qui se dirigeait vers la rue de Berlin, où Marcelle Férand tenait son cours de déclamation, était arrivée au carrefour de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Un encombrement se produisit alors, qui la força de s’arrêter. Wat, tout à coup, sursauta. Dans le cadre de la glace, du côté de Teramo-Girgenti, venait d’apparaître, grimaçante et horriblement menaçante, la figure fantasque du gnome américain. Il proférait des choses que l’on n’entendait pas. Le comte baissa brusquement la glace et adressa de sévères paroles au gnome, dans une langue que Wat ne reconnut pas. Alors Wat assista à ce spectacle inquiétant d’une figure qui instantanément, cessa de refléter la fureur pour manifester la joie la plus folle. Enfin, la bouche édentée qui râlait un rire infernal, ayant prononcé ces mots : « Cela se peut-il ? » les yeux prirent une expression de tendresse inexprimable et laissèrent couler deux lourdes larmes. Le comte releva la glace. La voiture reprit sa marche. Le gnome avait disparu. Philibert Wat se décida à poser à ce moment une question qui le tracassait depuis qu’il avait entendu Teramo-Girgenti nommer M. Macallan… – Mon cher comte, fit-il avec quelque hésitation, quel est cet homme ?… Je ne le connais pas… Il s’est présenté lui-même cette nuit chez le roi des Catacombes… – Bah ! répondit l’amateur de perroquets, ne vous occupez pas de ça !… Le roi est le roi et celui-ci est son fou ! Philibert Wat n’insista pas, mais l’étrange apparition de M. Macallan à la glace du coupé devait l’avoir singulièrement ému, car il ne rompit le silence qui régnait dans le coupé depuis ce curieux incident que lorsqu’un nouvel arrêt se produisit au coin du boulevard Malesherbes et de la rue de la Pépinière. Il était à ce moment exactement onze heures. Philibert Wat, qui regardait vaguement les passants défilant frileusement sur le trottoir, s’écria tout à coup : – Tenez ! Vous ne connaissez pas le colonel Régine ? Le voilà ! Il sort de cette maison ; là, en face ! – Qui est Régine ? demanda Teramo-Girgenti, qui paraissait profondément indifférent à l’honneur d’apercevoir cet officier supérieur. – Vous savez bien ! Je vous en ai déjà parlé ! Un ami à moi ! Quand on est de Paris, mon cher comte, il faut connaître Régine ! J’aurai l’occasion de vous le présenter. – Ce monsieur qui paraît si triste, et qui promène ces deux petites filles ? – C’est cela ! C’est l’heure de sortie de ses filles, et quand Régine n’est pas retenu dans les bureaux de la guerre, il ne laisse à personne le soin de les promener. – Mais ces bébés ont deux ans ! Et ce sont ses filles ?… Mais le père a l’air d’un vieillard ! – C’en est un ! Et c’est ce qui explique sa folle passion pour ces deux rejetons tardifs, deux jumelles délicieuses. – Je croyais que vous m’aviez dit que ce Régine n’avait eu dans sa vie qu’une passion… – Le jeu !… Mais depuis deux ans, il en a une autre… ces deux petites filles qui lui sont nées au bout de huit ans de mariage… – Mme Régine est donc très jeune ? – Sinon très jeune, beaucoup plus jeune que son mari… c’est une cousine, une proche parente de M. Sinnamari, notre procureur impérial. – Ah, oui ! J’avais oublié, répondit négligemment Teramo-Girgenti. Vous m’avez déjà raconté tout cela… Mais j’ai une si pauvre mémoire… Régine et votre M. Sinnamari sont de vieux amis, n’est-ce pas ? – Des copains de collège !… Ils étaient trois à Sainte-Barbe, qui ne se quittaient jamais : Sinnamari, Régine et Eustache Grimm… Ils ne se sont pas lâchés dans la vie… – Sénèque, M. Philibert Wat, a fait un traité sur l’Amitié, et ça ne lui a pas réussi… Et Teramo-Girgenti changea de conversation. Il demanda à Wat des détails sur les cours de déclamation de Mlle Marcelle Férand. À quoi Wat répliqua en entretenant le comte de la présence de l’actrice à la cérémonie de la place de la Roquette, mais il était à remarquer que, plus Wat s’efforçait d’amener la conversation sur le seul terrain qui l’intéressait, plus le comte réussissait à la transporter ailleurs. Wat en fut donc pour ses frais. Le comte expliqua qu’il ne montrait quelque curiosité de ce cours que parce qu’on le lui avait désigné comme pouvant lui fournir les éléments d’une troupe jeune et jolie – et de talent – destinée à jouer couramment les chefs-d’œuvre qu’il aimait, dans une salle de théâtre qu’il faisait aménager pour cet objet dans son propre hôtel. Comme on arrivait au coin de la rue d’Amsterdam et de la rue Saint-Lazare, après quelques arrêts causés encore par l’encombrement excessif de la voie publique, le comte, qui aimait à ce que son équipage courût à grande allure et qui ne s’était pas encore impatienté, regarda l’heure qu’il était à sa montre ; sur quoi, Philibert Wat, ayant tiré la sienne, déclara qu’il était onze heures et dix minutes ; sur quoi le comte rectifia en affirmant onze heures onze. En vain, Wat fit-il remarquer à son compagnon que le cours de déclamation se tenait ce jour-là, entre onze heures et midi, on était sûr de ne pas « manquer » Marcelle Férand, à moins cependant que, fatiguée par une nuit d’insomnie, elle n’eût donné congé à ses élèves, le comte s’empara du tuyau acoustique et fit savoir à son cocher, par l’intermédiaire de son valet de pied, « qu’il était pressé ». Cette formule devait être magique et Philibert pensa qu’elle était capable de produire une certaine impression sur le cocher, car celui-ci, d’un geste large, sans s’occuper en aucune sorte du danger que ce geste pouvait faire courir à son maître, à M. Philibert Wat et à lui-même, et surtout à ceux qui traversaient alors la rue, leva son fouet et cingla ses deux fameux chevaux bais comme un charretier. Naturellement, il n’en fallut pas davantage pour que malgré la pente ascendante de la rue d’Amsterdam, l’équipage partît comme un obus. Philibert Wat, épouvanté, se tourna vers le comte. Celui-ci, comme si de rien n’était, avait paisiblement baissé les deux glaces qui se trouvaient l’une devant l’autre à côté de lui, et puis s’était repris à regarder sa montre. Wat voulut crier, mais il ne le put pas. Le train était devenu tellement infernal que le malheureux se voyait déjà en charpie… et le comte regardait toujours sa montre… Chose extraordinaire, fantastique, inouïe, malgré la rapidité vertigineuse de l’équipage, le cocher n’écrasa personne et ne renversa rien du tout dans le parcours de la rue d’Amsterdam jusqu’au coin de la rue de Berlin, mais alors, arrivé là, il renversa quelque chose. Une forte clameur poussée par les passants et un choc assez rude, qui fut la cause que M. Philibert Wat alla donner douloureusement de son grand nez sur la glace d’en face, qui ne résista pas, firent connaître qu’un accident venait de se produire. Les chevaux du comte, événement incroyable, s’étaient arrêtés sur le coup. Quant au comte lui-même, bien avant que Wat fût revenu de sa stupeur, il avait sauté, leste comme un jeune homme, hors de sa voiture, et s’était précipité vers le malheureux véhicule que son équipage avait réduit en miettes. Il s’agissait d’une élégante Victoria dont toute la carrosserie était en morceaux, si bien que devant le résultat d’un pareil choc les passants ne pouvaient que s’étonner du désastre complet de cette voiture, cependant que celle du comte ne semblait nullement avoir souffert. Heureusement, on n’avait point d’accident de personne à déplorer, comme on dit… Par un phénomène dont on ne pouvait que se féliciter sans toutefois parvenir complètement à se l’expliquer, le cocher de la Victoria avait si habilement sauté de son siège, en entendant (car il ne pouvait le voir encore) l’équipage du comte, qui roulait au travers de la rue d’Amsterdam, avec la rapidité et le bruit du tonnerre, qu’il s’était trouvé sur le trottoir, dans le moment que le dit équipage venait, de son essieu, renverser, briser, anéantir la Victoria. Disons enfin que le hasard, s’était complu à placer si malheureusement la Victoria au coin de la rue de Berlin et de la rue d’Amsterdam, que tout son arrière, dépassant un peu la rue de Berlin, se présentait comme une véritable cible à un équipage emballé qui aurait remonté la rue d’Amsterdam ; car, encore, la Victoria était stationnaire et venait de débarquer sur le trottoir la plus impressionnante demi-mondaine que Paris connût alors pour son charme à la fois tendre et fatal, Mlle Liliane d’Anjou, qui montrait toute l’apparence de la consternation. Non que la perte irrémédiable de sa voiture et que le triste état dans lequel se trouvait un superbe demi-sang qui, blessé, se débattait à grand bruit dans l’emmêlement des traits, des harnais et des brancards éclatés, fussent susceptibles de la réduire au désespoir, mais bien évidemment l’idée seule que son aimable personne aurait pu, à quelques secondes près, se trouver mêlée à tout ce cruel et dangereux gâchis, devait augmenter dans des fortes proportions sa naturelle mélancolie. Elle vit tout à coup que, devant elle, un monsieur fort correctement mis et d’un âge respectable la saluait très bas. Ce personnage exprimait sa honte et ses remords d’un tel accident et ajoutait qu’il était heureux, malgré tout, que l’affaire se bornât à des dégâts matériels, car jamais il ne se fût consolé si, par sa faute, il était arrivé le plus petit malheur à une aussi belle personne. Liliane laissa dire le vieillard, leva ses adorables épaules que recouvrait une magnifique fourrure de chinchilla, eut une moue légère sous la voilette, comme pour faire entendre à ce monsieur, qui s’exprimait si bien en français, cependant que son accent trahissait une origine italienne, que cette histoire d’accident lui paraissait déjà bien vieille et qu’elle ne s’en occupait plus. Mais le comte insista pour lui dire qu’elle ne pouvait rester ainsi sans équipage, ni retourner chez elle à pied ; aussi osait-il lui offrir l’hospitalité dans son propre coupé, ou plutôt mettait-il son coupé à la disposition de Liliane. Teramo-Girgenti, disant ces mots, avait fait un signe et sa voiture était venue se ranger près du trottoir. Liliane ne put retenir l’expression de son enthousiasme en apercevant les deux bais et tout l’admirable équipage du comte. – Si vous étiez chic, dit-elle, vous m’en feriez cadeau… – Je n’osais pas vous l’offrir, mademoiselle, dit Teramo-Girgenti. Cet équipage est à vous. Et je vous donne par-dessus le marché le cocher. Et il cria : « Cassecou ! Tu appartiens désormais à Madame ! » Sur le siège le cocher s’inclina et le comte alla, lui-même, ouvrir la portière. De l’équipage descendit aussitôt Philibert Wat, que le comte avait tout à fait oublié et qui commençait seulement à se remettre d’une si chaude alarme. Le banquier voulut présenter Liliane au comte, mais celui-ci déclara que la chose était déjà faite ; puis ayant aidé la jeune femme à s’installer dans le coupé, il monta auprès d’elle, donna le signal du départ, et laissa, médusé, Philibert Wat sur le trottoir. – Marcelle Férand va être furieuse ! observa en riant Liliane. Bah ! je prendrai ma leçon une autre fois ! Et où me conduisez-vous ainsi, monsieur… monsieur… – Le comte de Teramo-Girgenti !… – Joli nom ! – Jolie femme ! Et le comte regarda Liliane.
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