III

2567 Words
IIILe crépuscule tombait sur Paris. Les magasins s’éclairaient un à un, les réverbères s’allumaient... et toutes ces lumières perçaient avec peine la petite brume dense et glacée produite par une pluie très fine. Sur l’avenue du Maine, presque complètement déserte, un homme avançait d’un pas vacillant qui semblait annoncer de trop copieuses libations. Il était grand, maigre comme un échalas, vêtu comme un traîneur de barrières. Une barbe hirsute, très noire, couvrait en partie son visage aux traits rudement taillés. En sens inverse arrivait un petit homme maigre qui portait un costume bourgeois fort râpé. Il marchait comme absorbé dans de profondes réflexions. Et l’ivrogne ayant précisément fait une embardée très prononcée au moment où il passait près de lui, il y eut un choc un peu rude. Une voix avinée laissa échapper un juron. – Tu ne peux pas faire attention, sale bourgeois ! – Mais dites donc, monsieur, il me semble que... – Dis donc, toi, veux-tu fermer ça ? Tu sais, Bibi n’est pas méchant, mais faut pas lui taper sur le ciboulot. En prononçant ces mots, l’ivrogne saisissait à deux mains le cou du petit bourgeois qui se débattait et lui attirait la tête contre sa poitrine. – Ce soir, je me fais embaucher par Puchet pour la petite troupe du Blangard, chuchota-t-il. Puis, le secouant d’importance, il le lâcha avec un gros rire aviné et s’éloigna du même pas titubant. Le petit bourgeois resta là un moment comme ahuri. Puis il se remit en marche d’un pas pressé d’homme qui craint encore pareille mésaventure. – Il t’a bien secoué les puces, hein ? dit narquoisement un ouvrier qui arrivait les mains dans les poches et n’avait pas hâté le pas pour intervenir. – C’est un misérable et, si j’avais pu apercevoir un agent de police !... dit le petit bourgeois d’un ton étouffé par la colère. L’autre éclata de rire. – Ah ! ouiche, des agents ! Tu ne sais pas, citoyen bourgeois, qu’ils ont été occupés tout l’après-midi autour d’un couvent de nonnes qu’on expulsait ? Ils ont mieux à faire que de venir te défendre, espèce de feignant... Et le camarade a joliment bien fait de te donner une petite leçon ! Le bourgeois jugea sans doute prudent de ne pas continuer l’entretien, car, sans répliquer, il continua sa route, suivi par le ricanement moqueur de l’ouvrier. Il marchait vite et, en peu de temps, eut atteint la rue de Rennes. Il s’y engagea d’un pas flâneur et s’arrêta devant un magasin de confiserie. Il parut s’absorber longuement dans la contemplation des boîtes de dragées, des sacs élégants, des coupes de fine porcelaine... – Les frères travaillent pour la justice, dit tout à coup une voix près de lui. Sans bouger, il laissa échapper ces mots du bout des lèvres : – Et pour le maître tout-puissant. Un homme se tenait maintenant à son côté, un homme jeune, de belle tenue, très correctement vêtu et ayant l’apparence d’un domestique. Lui aussi semblait considérer avec attention l’élégant étalage... Mais il parlait très bas : – Peu de chose de nouveau... Ils emmènent définitivement leurs pupilles... Le fils veut épouser la jeune fille, et on projette d’occasionner un accident mortel pour se débarrasser du frère. Le savant minéralogiste Hamelette fera partie de l’expédition. Mais je ne sais encore de combien d’hommes se composera la troupe. – Tâche d’y arriver. Le maître aime à être bien renseigné. – Je ferai mon possible. Maintenant que j’ai pu arriver à percer le mur du cabinet du patron, je serai au courant de bien des choses. Et puis, tenez, étendez tout doucement la main, je vais vous glisser un papier qui m’a paru assez compromettant pour le Blangard. Le maître trouvera peut-être à s’en servir. – Donne. Il ne voudra peut-être pas l’utiliser parce qu’il a parfois des idées particulières. Mais, enfin, il fera à son gré... Pars maintenant, Gaillet, et continue à travailler pour « lui ». L’homme s’éloigna et, quelques secondes plus tard, le petit bourgeois disparaissait aussi dans le remous de la foule. L’ivrogne, lui, avançait toujours, tanguant de-ci, de-là, sifflotant un refrain monotone. Il se trouva au bout de peu de temps dans Montrouge et, ayant enfilé une rue étroite, s’arrêta devant une devanture de mastroquet. – Te voilà, Pigot ? dit un petit barbu blême et sale qui causait avec un grand gaillard hirsute. Tu arrives trop tôt, « il » n’est pas arrivé. – Entrons toujours, on boira en l’attendant, riposta l’ivrogne. Ils pénétrèrent à l’intérieur où des hommes aux allures louches buvaient et jouaient autour de tables crasseuses. Le patron, une espèce de tonneau surmonté d’une tête en forme de poire, leur lança du comptoir : – Entrez à côté ! – Et fais-nous porter à boire, dit la voix rauque de Pigot. Ils entrèrent dans une petite pièce sale empuantie par des relents d’absinthe, de tabac et de cuisine gargotière. Pigot s’affala sur un banc en disant : – J’ai soif ! – Quelle éponge ! ricana le petit barbu ! T’es pas malin de te mettre dans cet état-là aujourd’hui, vieux frère. Puchet ne voudra pas faire travailler un soiffard de ton espèce. – Travailler ! Plus souvent que je travaillerai ! Puchet nous connaît, c’est un bon coup sans risques qu’il va nous proposer, tu vas voir, Luret. – J’en ai idée aussi... avança le gaillard hirsute qui semblait d’humeur silencieuse. – J’espère... sans quoi, s’il s’agit de turbiner, on ne marchera pas ! C’est pas pour rien qu’on s’est mis grévistes à perpète et qu’on est des socialos, des purs ! Mais Puchet connaît ça, comme tu dis, Pigot, et sûrement que c’est du bon qu’il va nous proposer. – Puchet... il a de la chance, dit la voix empâtée de Pigot. Il reçoit de la galette de la C.G.T. et il est tout le temps à se balader. – N’empêche qu’il travaille pour le prolétariat et... L’entrée de nouveaux venus vint interrompre Luret. Ils étaient deux, dont un très jeune homme aux épais cheveux roux, au visage couvert de taches de rousseur, au regard hardi et moqueur de gamin de Paris. – Tiens ! toi aussi, Bille ! s’exclama Luret à la vue de ce dernier. D’où que tu sors donc ? – J’ai été malade tout l’hiver... de la poitrine, m’a dit le docteur. Comme je sortais de l’hôpital, j’ai rencontré le citoyen Puchet qui m’a témoigné beaucoup d’intérêt et m’a engagé à venir ici où il aurait, dit-il, une proposition à me faire... quelque chose qui me rapporterait gros, si bien que je pourrais après me soigner tout à mon aise, comme les bourgeois. – Hein ! qu’est-ce que je disais ? s’écria Luret dont les yeux brillèrent de convoitise. Y nous connaît, Puchet, c’est un type qui sait ce que nous valons... – Mais oui, mais oui, camarade Luret, et je vais bien te le prouver ! dit une voix douce. La porte venait de s’ouvrir de nouveau, sans bruit, livrant passage à un petit homme maigre, au mince visage glabre, dont les yeux gris à la fois aigus et doux s’abritaient derrière des lunettes. – Bonjour, citoyen Puchet ! dirent les autres en chœur. Il leur serra la main et s’assit au milieu d’eux. Un garçon apporta des verres et de l’absinthe. Puis il disparut et, sur un signe du nouveau venu, le jeune homme répondant au nom de Bille alla s’assurer que la porte était bien fermée. – Maintenant, camarades, venons vite au fait ! dit Puchet en s’accoudant commodément sur la table. Je suis très pressé ce soir, à cause d’une réunion à la Bourse du travail... Écoutez-moi bien et tâchez de comprendre... toi surtout, Pigot, qui m’as l’air d’avoir un plumet un peu trop fort. – Faites pas attention, citoyen, ça ne m’ôte pas mes moyens, au contraire ! Un gros rire secoua les autres et les lèvres minces de Puchet ébauchèrent un sourire. – Oui, je sais que tu es toujours solide, et on ne te demande pas d’avoir une intelligence supérieure. Pourvu que tu sois fidèle et que tu saches cogner ferme au bon moment. – Cogner, ça me connaît ! dit l’ivrogne en étendant ses bras musclés que terminaient d’énormes poings. C’est sur des bourgeois qu’il faut taper, citoyen Puchet ? – Non... Tâche de te taire et ouvrez vos oreilles, tous... Blangard, le député... – Une espèce de farceur qui promet toujours des tas de réformes dont nous n’avons pas vu encore la queue d’une, interrompit Luret. – Ben quoi ! il est comme les autres ! dit philosophiquement le jeune Bille. Puchet fronça ses sourcils pâles. – Fermez ça et laissez-moi parler ! Blangard est mis par le gouvernement à la tête d’une mission scientifique chargée d’étudier la minéralogie de la Cordillère des Andes... – De la quoi ? dit Luquet. – La Cordillère des Andes... Ce sont des montagnes du Pérou... – Le Pérou ?... Où qu’y a de l’or ? – Il y en a eu surtout. Aujourd’hui, la veine est presque épuisée. Donc, la mission va étudier la minéralogie de cette chaîne de montagnes et en même temps voir s’il ne serait pas possible d’exploiter une mine de cuivre dont la situation difficile avait fait reculer jusqu’ici ingénieurs et ouvriers. D’un même mouvement, Pigot, Luret et l’autre individu entré en même temps que Bille – un grand blond à l’air sournois – se redressèrent sur leur banc. – Ah ! mais, dites donc, c’est-y pour y travailler, aux mines, que vous voulez nous embaucher ? Une expression sardonique passa dans les yeux doux et pâles de Puchet. – Allons donc, me prenez-vous pour un imbécile ? Je continue... Blangard, comme vous le savez sans doute, est ingénieur de son métier. – On dit même qu’il n’est pas fort, avança l’homme à la barbe hirsute. – Milochon, pour une fois que tu parles, il faudrait voir à ne pas sortir des bêtises. Blangard est aussi fort qu’un autre, seulement il ne fait pas de tam-tam, comme beaucoup... Donc, c’est lui, en qualité d’ingénieur, qui dirigera l’expédition. Vous, vous serez censés être des émigrants, futurs mineurs. En réalité, vous êtes destinés à former une petite troupe bien armée que l’on renforcera là-bas avec des gens du pays. La Cordillère n’est pas sûre depuis plusieurs années, surtout au point où doit se rendre l’expédition, elle est infestée par une troupe de bandits. Tous, sauf Bille, firent la grimace. – Merci bien du plaisir ! On risque d’y laisser sa peau, alors ? dit Luret. – Eh bien ! est-ce que tu ne risques rien quand tu vas manifester au moment d’une grève ?... Et si on te paye pour ça, ce n’est après tout qu’une bien petite somme, qui ne vaut guère la peine que tu coures la chance d’avoir une balle de revolver dans le crâne, comme ce pauvre Duret, au cours de la dernière grève des électriciens. Tandis que Blangard vous offre tout d’abord à chacun – tous frais de voyage et de nourriture payés – trois mille francs payables à votre retour de l’expédition. – Trois mille ! C’est gentil, ça, dit Luret – Gentil, oui, appuya Pigot qui considérait d’un œil morne son verre déjà complètement vide. – Mais ce n’est pas tout... Blangard, si vous vous conduisez comme il faut, se propose de vous intéresser aux bénéfices de la mine de cuivre dont il demandera la concession au gouvernement péruvien. Or, ce sera pour nous la fortune, songez-y, camarades. Ils se regardèrent, les yeux allumés par la convoitise. – Ce qui est embêtant, c’est les brigands, murmura le grand blond. – Bah ! ça a l’air plus terrible que ça ne l’est en réalité, mon vieux Volette, dit Puchet en levant les épaules. Ces gens-là sont couards comme tout quand ils voient devant eux quelques hommes résolus et de bons fusils... Et il ne faut pas, du reste, que Blangard craigne grand-chose puisqu’il emmène non seulement son fils, mais encore sa fille et ses pupilles, une jeune fille de dix-huit ans et un petit jeune homme de quatorze ans. Cette réflexion parut frapper beaucoup les camarades. Ils discutèrent encore quelques instants, mais il était évident que tous étaient décidés maintenant. Puchet se leva après avoir avalé d’un trait son verre d’absinthe. – Je vous quitte, camarades. Si vous hésitez encore, j’attendrai votre réponse jusqu’à demain. Après, je fais la proposition à d’autres. – Non, c’est convenu, dit Luret que ses compagnons approuvèrent d’un signe de tête. Ce sera pour quand ? – Vers le milieu d’avril... Blangard vous donnera à chacun cent francs, afin que vous puissiez vous vêtir convenablement. Cela est une condition indispensable, car pour le bon succès de son entreprise, il ne faut pas qu’on ait l’air d’avoir été ramasser ses émigrants sous les ponts. – Compris, on se tiendra ! – Si vous avez d’autres explications à me demander, vous savez où me trouver. Quant à moi, en cas d’instructions nouvelles, je vous ferai prévenir et vous réunirai ici. Il leur serra la main et sortit. Mais il revint tout à coup au seuil de la porte : – Bille, peux-tu me porter un petit mot chez Blangard pour le prévenir que tout est arrangé ? – Mais oui, citoyen Puchet, avec plaisir ! Puchet sortit de sa poche un calepin, griffonna quelques mots et détacha la feuille qu’il tendit à Bille. – L’adresse est écrite dessus... Bonsoir tous, je suis content de vous avoir lancés sur le chemin de la fortune. Quand il eut disparu, ils se regardèrent. – Eh bien ! quoi que vous en dites ? interrogea Volette. – Ça peut être une chouette affaire... à condition de ne pas se laisser rouler par le Blangard, répondit Luret – Ben, nous ne sommes pas des imbéciles, tout de même ! riposta Bille avec un petit rire moqueur. Nous saurons bien le faire marcher droit, s’il essayait de nous filouter ce qui est promis. – Sûr, appuya Milochon le silencieux, avec un regard qui laissait clairement entendre que si le personnage n’usait pas sa langue inutilement, il saurait agir à l’occasion. – On lui tordra le cou, s’il n’est pas sage ! ricana Pigot en se levant. Moi, je crois qu’on va faire là-bas des affaires d’or, les camarades. Pensez donc, le Pérou ! – C’est vrai, ça ! Qui sait ?... En tout cas, on gagnera toujours trois mille balles et on aura un beau voyage gratis. Si seulement il n’y avait pas de brigands ! – Ah ! bien, un peu de danger ne fait pas mal dans un voyage, ça l’empêche d’être ennuyeux ! dit Bille en riant. Ayez pas peur, on les fusillera à bout portant, vos brigands... sur ça, je m’en vais pour faire la commission du citoyen Puchet. – Moi aussi, dit la voix pâteuse de Pigot Ils sortirent ensemble, mais se séparèrent au-dehors. Pigot s’en allait retrouver son gîte sis dans une des plus tristes rues du quartier de la Glacière ; Bille prenait la direction de la rive droite, M. de Blangard habitant une rue avoisinant la gare Saint-Lazare. ... Une heure plus tard, Puchet, un peu retardé par une course faite chemin faisant, arrivait près de la Bourse du travail. Il était quelque peu absorbé, se remémorant les qualités et les défauts des hommes qu’il venait d’embaucher pour son ami Anatole de Blangard, un des plus fermes soutiens secrets de la Confédération... « Volette, en dessous, mais fera tout pour de l’argent... Bille, intelligent, débrouillard... Luret, plutôt capon, mais marchera aussi avec de la galette... Milochon, fort comme un taureau, tapera sur n’importe qui, comme un sourd... Pigot, un drôle d’individu, intelligent quand il le veut, malgré sa perpétuelle saoulerie. Il est aussi fort que Milochon et fera ce qu’on voudra, pourvu qu’on lui donne à boire... Eh ! eh ! je crois, mon brave Blangard, que je vous ai choisi une jolie collection de... » Ses réflexions furent brusquement interrompues. Un homme, qui se tenait debout près de l’entrée de la Bourse, s’avançait vivement vers lui. – Toi, Bille ! s’exclama-t-il. – Oui, c’est moi... Une autre fois, vous pourrez donner à d’autres vos commissions ! Comme je me trouvais dans une rue déserte, un homme qui me suivait à une courte distance depuis quelque temps s’est précipité sur moi, m’a jeté à terre et m’a étourdi d’un coup de poing, puis a fouillé mes poches et m’a escamoté votre billet. Quand j’ai repris mes idées, j’étais seul. Mais j’avais cela attaché après moi... Il tendit à Puchet un petit carré de papier encadré de noir, sur lequel étaient tracés ces mots : « Préviens celui qui te paye qu’il ne réussira pas dans son entreprise. Qu’il y renonce, il est temps encore. Sinon, les Frères de la Justice qui veillent sans cesse sauront l’en faire repentir. » Au lieu de signature se trouvait gravé eu rouge un cercle entouré de rayons. Les traits de Puchet eurent une violente crispation, une sorte d’effroi traversa son regard... Mais, aussitôt, il éclata d’un rire nerveux : – Mon pauvre garçon, tu as été victime d’un fumiste ! Je ne comprends rien du tout à cela... Alors, rentre chez toi, j’irai demain moi-même faire ma commission à Blangard. Mais tandis que Bille s’éloignait, Puchet se murmura à lui-même avec anxiété : « Qu’est-ce que ça signifie donc ? L’autre jour, Blangard a trouvé sur son bureau un avis de ce genre avec le même signe... Aujourd’hui, c’est à mon tour... Qu’est-ce donc que ces Frères de la Justice, et comment sont-ils si bien informés ? Ce sont des ennemis, sûrement. Mais c’est terrible, des ennemis inconnus et invisibles ! »
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