– Je vous demande pardon de la liberté que je prends, miss Morland, dit la dame ; mais je ne parviens pas à trouver Mlle Thorpe : sur le conseil de Mme Thorpe, c’est donc à vous que j’amène Mlle Tilney. Mlle Tilney reçut le plus gentil accueil. Elle exprima ses remercîments de tant d’obligeance. Catherine, avec la vraie délicatesse d’une âme généreuse, n’attachait aucune importance à ses bienfaits. Mme Hughes, satisfaite d’avoir si heureusement casé la jeune fille confiée à ses soins, rejoignit Mme Thorpe. Mlle Tilney avait élégante tournure, joli visage, avenante physionomie, et, dans son attitude, sans avoir toute la hardiesse de style de Mlle Thorpe, elle avait plus de réelle élégance. Ses façons n’étaient ni timides ni d’une franchise affectée ; elle savait être jeune et attrayante sans forcer l’attention unanime, et les menus incidents d’un bal pouvaient se succéder sans qu’elle manifestât par des transports sa joie ou son mécontentement. Catherine, séduite à la fois par le doux prestige de cette jeune fille et par sa qualité de sœur de M. Tilney, parla sans hésiter, chaque fois qu’elle trouva quelque chose à dire. Mais l’obstacle qu’était à leur conversation la pénurie des sujets, les empêcha d’aller au-delà des premiers rudiments de l’amitié : aimaient-elles Bath ? admiraient-elles ses monuments, ses environs ? dansaient-elles, faisaient-elles de la musique, chantaient-elles ? montaient-elles à cheval ? Soudain Catherine se sentit le bras amicalement saisi par sa fidèle Isabelle qui, avec feu, s’écria : – Enfin ! je vous retrouve donc ! Ma très chère âme, je vous ai cherchée toute cette heure. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire venir de ce côté, quand vous saviez que j’étais là-bas ? Loin de vous, j’ai été tout à fait malheureuse. – Ma chère Isabelle, comment m’eût-il été possible de vous rejoindre ? J’ignorais où vous étiez. – C’est ce que j’ai dit tout le temps à votre frère ; mais il ne voulait pas me croire. « Allez, et tâchez de la retrouver, monsieur Morland », lui disais-je. En vain. Il ne voulait pas remuer d’un pouce. Est-ce pas vrai, monsieur Morland ? Mais vous, les hommes, êtes si désolément paresseux ! Je l’ai grondé, ma chère Catherine, à un point qui vous étonnerait. Vous savez, je ne fais pas de façons avec ces messieurs. – Regardez cette jeune fille qui a des perles blanches dans les cheveux, dit Catherine, détachant le bras de son amie de celui de James. C’est la sœur de M. Tilney. – Oh, cieux ! vous ne me le disiez pas ! Que je la voie… Exquise ! Jamais je ne vis femme aussi belle. Mais où son conquérant de frère est-il donc ? Dans la salle ? S’il y est, montrez-le-moi sur l’heure. Je languis de le voir. Monsieur Morland, n’écoutez pas ; nous ne parlons pas de vous. – Mais à quel propos, toutes ces chuchoteries ? Que se passe-t-il ? – Là ! j’en étais sûre ! Vous, les hommes, vous avez une curiosité si inquiète ! Parlez de la curiosité des femmes ! vraiment ce n’est rien. Soyez satisfait : vous ne saurez rien du tout. – Cela, me satisfaire ? vous croyez ?
Vous n’avez pas votre pareil ! Que vous importe ce que nous disons ? Peut-être parlons-nous de vous. Je vous conseille donc de ne pas écouter : vous pourriez entendre des choses peu flatteuses. Sous ce flux de lieux communs qui dura quelque temps, le sujet premier de la conversation semblait complètement submergé : aussi Catherine ne put-elle réprimer un léger doute touchant ce véhément désir qu’avait eu Isabelle de voir M. Tilney. Quand l’orchestre préluda de nouveau, James voulut entraîner sa jolie danseuse. Elle résista. – Je vous le répète, monsieur Morland : non, pour rien au monde. Comment pouvez-vous me contrarier ainsi ? Vous imagineriez-vous, ma chère Catherine, ce que veut votre frère ? Il veut que je danse encore avec lui. J’ai beau lui dire que ce serait chose inconvenante et tout à fait contre les règles… Enfin, si nous ne changeons pas de partenaires, tout Bath en jasera. – Sur mon honneur, dit James, il n’y a pas de règles pour cela dans les réunions du genre de celle-ci. – Quelle sottise ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Mais quand vous, les hommes, voulez arriver à vos fins, rien ne vous arrête. Ma douce Catherine, aidezmoi. Persuadez donc à votre frère que c’est de toute impossibilité. Dites-lui que cela vous choquerait de me voir faire chose pareille. Et cela ne vous choquerait-il pas ? – Pas du tout. Mais si vous croyez que ce soit mal, changez. – Voilà ! s’écria Isabelle. Vous entendez ce que dit votre sœur ! Et pourtant vous ne l’écoutez pas. Bien. Si nous mettons en émoi toutes les vieilles dames de Bath, ce ne sera pas ma faute. Venez, ma chère Catherine, pour l’amour du ciel, et ne me quittez pas ! Ils regagnèrent leurs places. Cependant, John Thorpe était parti, et Catherine, désirant donner à M. Tilney l’occasion de renouveler l’agréable requête qui l’avait charmée une première fois, rejoignit sur l’heure Mme Allen et Mme Thorpe, dans l’espoir de le trouver encore auprès d’elles, espoir qu’elle jugea bien déraisonnable quand elle vit qu’il était vain. – Eh bien, ma chère, dit Mme Thorpe, impatiente d’entendre louer son fils, je pense que vous avez eu un agréable danseur… – Très agréable, madame. – J’en suis aise. John a une gaîté charmante, n’est-ce pas ? – Avez-vous rencontré M. Tilney, ma chère ? dit Mme Allen. – Non. Où est-il ? – M. Tilney était avec nous, il n’y a qu’un moment. Il était si las de badauder qu’il allait danser un peu. Peut-être vous aurait-il invitée, s’il vous avait vue. – Où peut-il être ? dit Catherine, le cherchant des yeux. Elle n’eut pas à chercher longtemps. Elle le vit, une jeune femme au bras. – Ah ! il a une danseuse. J’aurais aimé qu’il vous invitât, dit Mme Allen. (Et, après un court silence, elle ajouta :) C’est un très charmant jeune homme. – Vraiment, oui, madame Allen, dit Mme Thorpe, souriant avec complaisance.
Quoique je sois sa mère, je dois avouer qu’il n’y a pas au monde de jeune homme plus charmant. Une déclaration si intempestive eût embarrassé bien des gens ; mais non pas Mme Allen, car, après un moment de méditation, elle dit tout bas à Catherine : – Je crois qu’elle s’imagine que je parlais de son fils. Catherine était désappointée et vexée. Il s’en était fallu de si peu que son vœu se réalisât ! Cette malechance ne la prédisposait pas à faire une réponse gracieuse à John Thorpe, qui, enfin de retour, lui disait : – Eh ! miss Morland, je suppose que nous allons de nouveau nous trémousser ensemble. – Oh, non ! je vous remercie. D’ailleurs, je suis lasse. Je ne danserai sans doute plus ce soir. – Vous ne danserez plus ! Allons promenons-nous et moquons-nous des gens. Venez. Je vous montrerai les quatre pires farceurs qui soient ici : mes deux sœurs puînées et leurs partenaires. Je me suis moqué d’eux toute cette demi-heure. Catherine s’excusa encore ; et, à la fin, il s’en alla tout seul se moquer de ses sœurs. Elle trouva le reste de la soirée très fastidieux. À l’heure du thé, M. Tilney demeura avec sa danseuse. Mlle Tilney, qui faisait partie du groupe de Catherine, n’était pas assise près d’elle. Une tendre conversation isolait James et Isabelle. Celle-ci ne put décerner à son amie qu’un sourire, un serrement de main et un seul « Ma très chère Catherine ».
Les malencontreux événements de la soirée se répercutèrent en Catherine comme suit : Elle s’était d’abord sentie mécontente de tout le monde, ce qui avait suscité en elle un ennui morne et un v*****t désir de rentrer à la maison. Ces sentiments, à son arrivée à Pulteney Street, se résolurent en une faim dévorante et, quand sa faim fut apaisée, en un ardent désir d’être au lit. Ce fut le point extrême de sa détresse, car, une fois couchée, elle tomba dans un profond sommeil, qui dura neuf heures et dont elle se réveilla parfaitement dispose, avec de frais espoirs et de nouveaux projets. Le premier vœu de son cœur fut : faire plus ample connaissance avec Mlle Tilney ; et son premier dessein : la chercher, à cet effet, dans la Pump-Room, ce jour même. Où rencontrer, qu’à la Pump-Room, une personne depuis si peu de temps à Bath ? La Pump-Room, si admirablement propice aux confidences et où elle avait déjà découvert la perfection féminine sous les traits de Mlle Thorpe, serait, elle pouvait l’espérer, le lieu entre tous favorable à l’éclosion d’une amitié nouvelle. Son plan arrêté de la sorte pour l’après-midi, dès qu’elle eut déjeuné, elle prit Udolphe et s’assit, décidée à rester toute à sa lecture jusqu’à ce que la pendule marquât une heure. Cependant, et sans que Catherine en fût importunée (l’habitude…), des phrases sans suite fluaient de Mme Allen : elle ne parlait jamais beaucoup, faute de penser, et, pour la même raison, n’était jamais complètement silencieuse. Qu’elle perdît son aiguille, cassât son fil, entendît le roulement d’une voiture, aperçût une petite tache sur sa robe, elle le disait, qu’il y eût là ou non quelqu’un pour la réplique. Vers midi et demi, un v*****t coup de heurtoir ébranla la maison. Mme Allen courut à la fenêtre. À peine eut-elle le temps de dire à Catherine qu’il y avait à la porte deux voitures découvertes, James Morland et Mlle Thorpe dans l’une, un domestique dans l’autre, – et déjà John Thorpe montait quatre à quatre l’escalier et sa voix retentissait : – Hé ! miss Morland, me voilà ! Est-ce que je vous ai fait attendre longtemps ? Nous n’avons pu venir plus tôt. Un vieux carrossier du diable a mis une éternité à découvrir quelque chose où l’on pût tenir. Et il y a mille à parier contre un que ça sera cassé avant que nous soyons au bout de la rue ! Comment vous portez-vous, madame Allen ? Un fameux bal, hier soir, hein ? Allons, allons, miss Morland, dépêchez-vous : les autres sont furieusement pressés de partir ; ils ont hâte de faire la culbute. – Que voulez-vous dire ? demanda Catherine. Où aller ? – Où aller ? Eh ! vous n’avez pas oublié notre engagement ? N’est-il pas entendu qu’on se promènera ce matin ? Quelle tête vous avez ! Nous allons sur la côte de Claverton. – Il avait été question de cela, je me le rappelle, dit Catherine, regardant vers Mme Allen pour prendre avis, mais vraiment je ne vous attendais pas.
– Vous ne m’attendiez pas ! En voilà une bonne ! Et quel tapage vous auriez fait si je n’étais pas venu ! Le silencieux appel de Catherine à son amie fut vain : Mme Allen, qui ne s’était jamais avisée de rien notifier par un regard, était fort incapable de discerner ce qu’un regard pouvait bien signifier. (Le désir que Catherine avait de revoir Mlle Tilney fut, à ce moment, balancé par son désir d’aller se promener en voiture, et il lui semblait qu’elle pouvait sans inconvenance accepter la compagnie de M. Thorpe, comme Isabelle acceptait celle de James.) Mme Allen gardant le silence, Catherine fut obligée de s’exprimer plus clairement. – Madame Allen, que dites-vous de cela ? Puis-je vous quitter pendant une heure ou deux ? Irai-je ? – Comme il vous plaira, ma chère, répondit Mme Allen avec la plus placide indifférence. Catherine sortit vivement, faire ses préparatifs. Quelques phrases à sa louange avaient à peine été échangées (après toutefois que Thorpe eût obtenu pour son cabriolet le suffrage de Mme Allen), et déjà Catherine réapparaissait. Mme Allen leur souhaita bonne promenade. Rapidement ils descendirent l’escalier. – Ma chère âme, s’écria Isabelle, vous avez mis au moins trois heures à vous préparer ! Je craignais que vous fussiez malade. Quel charmant bal, hier soir ! J’ai mille choses à vous dire. Mais dépêchez-vous de monter en voiture. J’ai hâte d’être en route. Catherine se dirigea vers le cabriolet, mais pas si rapidement qu’elle n’entendit son amie, qui d’ailleurs avait eu soin de ne pas baisser le ton, dire à James : – Quelle délicieuse fille ! Je raffole absolument d’elle… – Ne vous effrayez pas, miss Morland, dit Thorpe, comme il l’aidait à monter, si mon cheval danse un peu sur place avant de partir. Plus que probablement, il se cabrera une fois ou deux, puis restera stupide ; mais bientôt il sentira son maître. Il est plein de gaîté, folâtre autant qu’on peut l’être, mais vicieux, point. Catherine ne trouvait pas le portrait bien engageant. Mais il était trop tard pour reculer, et elle était trop jeune pour qu’elle s’avouât effrayée. S’abandonnant à son destin et à l’expérience que l’animal pouvait avoir du maître, elle s’assit, et Thorpe prit place à côté d’elle. Tout étant en règle, il dit d’un ton important au domestique qui se tenait à la tête du cheval : – Lâchez tout ! Et ils partirent de la façon la plus paisible, sans que le cheval songeât le moins du monde à se cabrer ni à faire la plus modeste caracolade. Catherine se félicitait de l’avoir échappé belle et manifestait son aise avec une surprise reconnaissante. Son compagnon expliqua le phénomène, qui était dû à la manière particulièrement habile et judicieuse dont, à ce moment-là, il avait tiré les guides et manœuvré le fouet. Mais pourquoi, avec un tel empire sur son cheval, croyait-il à propos d’effrayer une voyageuse geuse par la relation des malices de la bête ? Sans s’attarder à y réfléchir, elle se réjouissait d’être sous la protection d’un cocher si accompli. L’animal persévérait dans son allure pacifique et ne marquait aucun goût pour les aventures. Catherine, considérant que ce pas débonnaire réalisait pourtant la vitesse terrifique de dix milles à l’heure, goûtait en toute sécurité le charme réconfortant de l’air frais par un beau et souriant février. Après un silence de plusieurs minutes, Thorpe dit brusquement : – Le vieil Allen est aussi riche qu’un juif, n’est-ce pas ? Catherine ne comprenait pas. Il répéta sa question, ajoutant, pour l’élucider : – … Oui, le vieil Allen, l’homme avec qui vous êtes. – Oh ! vous voulez dire : monsieur Allen… Oui, je le crois très riche. – Et pas d’enfants du tout ? – Non, pas un seul. – Fameux pour ses proches héritiers ! Il est votre parrain, n’est-ce pas ? – Mon parrain ? Non pas. – Mais, vous êtes toujours avec eux. – Oui, très souvent. – Eh ! c’est ce que je voulais dire. Il semble un assez brave vieux bonhomme. J’ose dire qu’il a bien vécu, dans son temps : il n’est pas goutteux pour rien. Vide-til encore sa bouteille par jour ? – Sa bouteille par jour ? Non pas ! Pourquoi penseriez-vous chose pareille ? Il est très sobre. Vous n’allez pas imaginer qu’il fût ivre hier soir. – Dieu vous aide ! Vous autres femmes, vous croyez toujours que les hommes sont dans les vignes. Eh ! vous ne supposez pas qu’une bouteille suffise à jeter bas un homme. J’affirme que si chacun buvait sa bouteille par jour, il y aurait deux fois moins de malades. Ce serait une fameuse chose pour tous ! – Je ne puis croire… – Oh, Seigneur ! Y en aurait-il de sauvés ! On ne boit pas dans le royaume la centième partie du vin qu’il y faudrait boire. Notre climat de brumes crie à l’aide. – Cependant j’ai entendu dire qu’à Oxford on boit beaucoup de vin. – Oxford ! On ne boit plus dans Oxford, je vous assure. Pas un buveur. Vous y rencontreriez difficilement un homme qui aille au-delà de ses quatre pintes… et encore ! … Tenez, à la dernière réunion qu’il y eut chez moi, le fait que nous ayons bu en moyenne cinq pintes environ par tête fut considéré comme une chose tout à fait extraordinaire. Il est vrai que mon vin est d’un fameux velours et que vous ne trouveriez pas facilement le pareil dans Oxford. Vous avez maintenant une idée exacte de ce que l’on boit là-bas. – Oui, cela me donne une idée, dit vivement Catherine, l’idée que vous buvez tous beaucoup plus de vin que je ne pensais. Cependant je suis bien sûre que James ne boit pas autant. Cette certitude provoqua une bruyante et violente réplique, dont rien ne fut clair, sinon les exclamations abondantes – presque des jurons – qui l’ornaient. Et, quand fut fini, la croyance n’était pas abolie en Catherine, elle était plutôt renforcée, qu’on buvait beaucoup de vin dans Oxford, mais que, comparativement aux autres étudiants, son frère pouvait se targuer de sobriété. Les idées de Thorpe se reportèrent alors toutes sur les mérites de son attelage. Catherine fut conviée à admirer l’ardeur du cheval et cette relation harmonieuse entre les élans de la bête et le balancement du véhicule. Elle souscrivit à ces opinions. Les amplifier ou les restreindre, elle ne pouvait. Son érudition à lui, son ignorance à elle et tant de volubilité à côté de tant de modestie étaient pour paralyser toute initiative. Impuissante à innover, elle répétait en écho ce que proclamait Thorpe. En dernière analyse, il fut établi que cet équipage-là était, dans son genre, le plus bel équipage qui fût en Angleterre ; nulle voiture n’était aussi bien entretenue ; quel meilleur trotteur que ce cheval ? et lui-même, Thorpe, apparaissait le cocher par excellence. Alors Catherine, pour varier la conversation, hasarda : – N’est-ce pas, monsieur Thorpe ? Vous croyez que le cabriolet de James pourra résister…