Chapitre 1 - AVANT LE RÉCIT-2

2287 Words
Nous avons traversé la forêt du midi au couchant, en passant par Le Plessis-aux-Bois, La Chapelle-aux-Auvergnats, et Coyolles ; encore quelques pas, et nous sommes en haut de la montagne de Vauciennes. C’est à cent pas derrière nous qu’un jour, ou plutôt une nuit, en revenant de Crépy, je trouvai le cadavre d’un jeune homme de seize ans. J’ai raconté, dans mes Mémoires, ce sombre et mystérieux drame. Le moulin à vent qui s’élève à gauche de la route, et qui fait lentement et mélancoliquement tourner ses grandes ailes, sait seul, avec Dieu, comment les choses se sont passées. Tous deux sont restés muets ; la justice des hommes a frappé au hasard : par bonheur, l’assassin en mourant a avoué qu’elle frappait juste. La crête de montagne que nous allons suivre, et qui domine cette grande plaine à notre droite, cette belle vallée à notre gauche, c’est le théâtre de mes exploits cynégétiques. Là, j’ai débuté dans la carrière des Nemrod et des Levaillant, les deux plus grands chasseurs, à ce que je me suis laissé dire, des temps antiques et des temps modernes. À droite, c’était le domaine des lièvres, des perdrix et des cailles ; à gauche, celui des canards sauvages, des sarcelles et des bécassines. Vois-tu cet endroit plus vert que les autres, qui semble un charmant gazon peint par Watteau ? C’est une tourbière où j’ai failli laisser mes os ; je m’y enfonçais tout doucement : par bonheur, j’eus l’idée de passer mon fusil entre mes deux jambes ; la crosse d’un côté, le bout du canon de l’autre, rencontrèrent un terrain un peu plus solide que celui où je commençais à m’engloutir ; je m’arrêtai dans cette descente verticale, qui ne pouvait manquer de me conduire tout droit aux enfers. Je criai : le meunier de ce moulin que tu aperçois d’ici, couché près de la vanne de ce grand étang, accourut à mes cris ; il me jeta la corde de son chien ; j’attrapai la corde ; il me tira à lui, et je fus sauvé. Quant à mon fusil, auquel je tenais beaucoup, qui tuait de très loin, et que je n’étais point assez riche pour remplacer, je n’eus qu’à serrer les jambes, et il fut sauvé avec moi. Poursuivons notre chemin. Nous allons maintenant de l’occident au nord. Là-bas, cette ruine, dont un fragment se dresse pareil au donjon de Vincennes, c’est la tour de Vez, seul reste d’un manoir féodal abattu depuis longtemps. Cette tour, c’est le spectre en granit des temps passés ; elle appartient à mon ami Paillet. Tu te rappelles cet indulgent maître clerc qui venait avec moi, en chassant de Crépy à Paris, et dont le cheval, quand nous apercevions un garde champêtre ou particulier, avait la bonté d’emporter le chasseur, son fusil, ses lièvres, ses perdreaux, ses cailles, tandis que l’autre chasseur, touriste inoffensif, se promenait les mains dans ses poches, admirant le paysage et étudiant la botanique. Ce petit château, c’est le château des Fossés. Là s’éveillèrent mes premières sensations ; de là datent mes premiers souvenirs. C’est aux Fossés que je vis mon père sortant de l’eau, d’où, avec l’aide d’Hippolyte, ce n***e intelligent qui, de peur de la gelée, jetait les fleurs et rentrait les pots, il venait de tirer trois jeunes gens qui se noyaient. L’un des trois, celui qu’avait sauvé mon père, s’appelait Dupuy ; c’est le seul nom que je me rappelle. Hippolyte, excellent nageur, avait sauvé les deux autres. Là cohabitaient Moquet, le garde champêtre cauchemardé qui mettait un piège sur sa poitrine pour prendre la mère Durand, et Pierre le jardinier, qui coupait en deux, avec sa bêche, des couleuvres du ventre desquelles sortaient des grenouilles toutes vivantes ; là, enfin, vieillissait majestueusement le vieux Truff, quadrupède non classé par monsieur de Buffon, moitié chien, moitié ours, sur le dos duquel on me plaçait à califourchon, et qui me permit de prendre mes premières leçons de haute école. Maintenant, dans la direction du nord-ouest, voici Haramont, charmant village perdu sous ses pommiers, au milieu d’une clairière de la forêt, et illustré par la naissance de l’honnête Ange Pitou, le neveu de la tante Angélique, l’élève de l’abbé Fortier, le condisciple du jeune Gilbert, et le compagnon d’armes du patriote Billot. Cette illustration, contestée par des gens qui prétendent, avec quelque raison peut-être, que Pitou n’a jamais existé que dans mon imagination, étant la seule que puisse revendiquer Haramont, continuons notre route jusqu’à cette double mare du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières, près de laquelle je reçus l’hospitalité de Boudoux, le jour où je m’enfuis de la maison maternelle pour ne pas aller au séminaire de Soissons, où j’eusse probablement été tué deux ou trois ans après par l’explosion de la poudrière, comme le furent quelques-uns de mes jeunes camarades. Viens au milieu de cette large percée qui va dans la direction du midi au nord ; nous avons à une demi-lieue derrière nous le château massif bâti par François I er, et sur lequel le vainqueur de Marignan et le vainqueur de Pavie a posé le cachet de ses salamandres, et devant nous, fermant l’horizon, une haute montagne couverte de genêts et de fougères. Un des souvenirs terribles de ma jeunesse se rattache à cette montagne. Une nuit d’hiver où la neige avait étendu son blanc tapis sur cette longue et large allée, je m’aperçus que j’étais silencieusement suivi à vingt pas par un animal de la taille d’un gros chien, dont les yeux brillaient comme deux charbons ardents. Je n’eus pas besoin de regarder l’animal à deux fois pour le reconnaître. C’était un énorme loup ! Ah ! si j’avais eu mon fusil ou ma carabine, ou seulement un briquet et une pierre à feu !… Mais je n’avais pas même un pistolet, pas même un couteau, pas même un canif ! Heureusement, chasseur depuis cinq ans déjà, quoique je n’en eusse que quinze, je savais les mœurs du rôdeur de nuit auquel j’avais affaire ; je savais que, tant que je serais debout et que je ne fuirais pas, je n’avais rien à craindre. Mais regarde, mon cher enfant, la montagne est toute crevassée de fondrières ; je pouvais tomber dans l’une de ces fondrières : alors, d’un seul bond, le loup serait sur moi, et il faudrait voir qui de nous deux aurait meilleures griffes et meilleures dents. Le cœur me battit fort, je me mis à chanter cependant ; j’ai toujours chanté abominablement faux : un loup tant soit peu musicien se fût sauvé ! Le mien ne l’était pas ; la musique, au contraire, lui plut, à ce qu’il paraît : il fit le second dessous avec un hurlement plaintif et affamé. Je me tus, et je continuai ma route en silence, pareil à ces damnés à qui Satan a tordu le cou, et que Dante rencontre dans le troisième cercle de l’enfer, marchant en avant et regardant en arrière. Mais je m’aperçus bientôt que je commettais une grave imprudence ; en regardant du côté du loup, je ne voyais pas à mes pieds ; je trébuchai, le loup prit un élan. J’eus le bonheur de ne pas tomber tout à fait ; mais le loup n’était plus qu’à dix pas de moi. Pendant quelques secondes, les jambes me manquèrent ; malgré un froid de dix degrés, la sueur coulait de mon front. Je m’arrêtai : le loup s’arrêta. Il me fallut cinq minutes pour reprendre mes forces ; ces cinq minutes, à ce qu’il paraît, semblèrent longues à mon compagnon de route : il s’assit sur son derrière, et poussa un second hurlement plus affamé encore et plus plaintif que le premier. Ce hurlement me fit frissonner jusqu’à la moelle des os. Je me remis en route en regardant désormais à mes pieds, m’arrêtant chaque fois que je voulais voir si le loup me suivait toujours, se rapprochait ou s’éloignait. Le loup s’était remis en route en même temps que moi, s’arrêtant quand je m’arrêtais, marchant quand je marchais, mais maintenant sa distance, et se rapprochant même plutôt qu’il ne s’éloignait. Au bout d’un quart d’heure il n’était plus qu’à cinq pas de moi. Je touchais au parc, c’est-à-dire que j’étais en ce moment à un kilomètre à peine de Villers-Cotterêts ; mais la route était coupée en cet endroit par un large fossé, ce fameux fossé que je sautai pour donner à la belle Laurence une idée de mon agilité, et où je crevai si malheureusement la culotte de nankin avec laquelle j’avais fait ma première communion, tu te rappelles ? Ce fossé, je l’eusse bien sauté, et avec plus d’agilité encore, j’en réponds, que le jour en question ; mais, pour le sauter, il me fallait courir, et je savais qu’au quart de ma course j’aurais le loup sur les épaules. J’étais donc obligé de faire un détour et de passer par une barrière à tourniquet. Tout cela n’eût été rien, si la barrière et le tourniquet n’eussent point été placés dans l’ombre projetée par les grands arbres du parc. Qu’allait-il se passer pendant que je traverserais cette ombre ? L’obscurité ne ferait-elle point sur le loup l’effet contraire à celui qu’elle faisait sur moi ? Elle m’effrayait : ne l’enhardirait-elle point ? Plus l’obscurité est épaisse, plus le loup y voit. Il n’y avait pas à hésiter cependant ; je m’engageai dans l’obscurité ; je n’exagère pas en disant qu’il n’y avait pas un seul de mes cheveux qui n’eût une goutte de sueur, pas un fil de ma chemise qui ne fût trempé. En traversant le tourniquet, je jetai un coup d’œil derrière moi : l’obscurité était telle que la forme du loup avait disparu ; on ne voyait plus dans la nuit que deux charbons ardents. Une fois passé, je fis tourner violemment le croisillon mobile ; le bruit qu’il rendit en tournant intimida le loup, qui s’arrêta une seconde ; mais, presque aussitôt, il sauta si légèrement par-dessus la barrière, que je n’entendis point la neige crier sous ses pattes, et qu’il se retrouva à la même distance de moi. Je regagnai le milieu de l’allée par la ligne la plus droite. Je me trouvai dans la lumière, et je revis, non plus seulement ces deux yeux terribles qui trouaient l’obscurité de leurs prunelles de flammes, mais bien mon loup tout entier. À mesure que j’avançais vers la ville, et son instinct l’avertissant que j’allais lui échapper, il se rapprochait davantage. Il n’était plus qu’à trois pas de moi, et, cependant, je n’entendais ni le bruit de sa marche, ni celui de sa respiration. On eût dit un animal fantastique, un spectre de loup. Néanmoins, j’avançais toujours. Je traversai le jeu de paume, j’entrai dans ce qu’on appelle le Parterre, vaste pelouse découverte et unie où je ne craignais plus les fondrières. Le loup était tellement près de moi, que, si je me fusse arrêté tout à coup, il eût donné du nez contre mes jarrets. Je mourais d’envie de frapper du pied, de battre des mains l’une contre l’autre en poussant quelque gros juron ; mais je n’osais pas ; si je l’eusse osé, sans aucun doute il eût fui, ou du moins se fût éloigné momentanément. Je mis dix minutes à traverser la pelouse, et j’arrivai au coin du mur du château. Là, le loup s’arrêta ; il était à cent cinquante pas à peine de la ville. Je continuai mon chemin sans me hâter davantage ; lui, comme il avait déjà fait, s’assit sur son derrière et me regarda m’éloigner. Quand je fus à une centaine de pas de lui, il poussa un troisième hurlement plus affamé et plus plaintif que les deux autres, et auquel répondirent d’une commune voix les cinquante chiens de la meute du duc de Bourbon. Ce hurlement, c’était l’expression de son regret de n’avoir pu mordre quelque peu dans ma chair ; il n’y avait point à s’y tromper. Je ne sais s’il passa la nuit où il s’était arrêté, mais à peine me sentis-je en sûreté que je partis d’une course effrénée, et que j’arrivai pâle et presque mort dans la boutique de ma mère. Tu ne l’as pas connue, ma pauvre mère, sans quoi je n’aurais pas besoin de te dire qu’elle eut bien autrement peur à mon récit que je n’avais eu peur, moi, à l’action. Elle me déshabilla, me fit changer de chemise, me bassina mon lit et me coucha, comme elle faisait dix ans auparavant ; puis, dans mon lit, elle m’apporta un bol de vin chaud dont l’absorption, en me montant au cerveau, doubla le remords de n’avoir pas tenté quelque vaillantise du genre de celles qui m’avaient trotté par l’esprit tout le long du chemin pour me débarrasser de mon ennemi. Et maintenant, mon cher enfant, permets qu’en narrateur intelligent je m’arrête sur cet épisode ; je n’aurais rien de plus émouvant à te dire. D’ailleurs, la préface est aussi longue, et même plus longue qu’elle ne devrait l’être. Parmi toutes ces histoires que je t’ai racontées dix fois, choisis celle que je dois raconter au public. Mais choisis bien, tu comprends ; car, si tu choisissais mal, ce n’est plus sur moi, mais bien sur toi aussi que l’ennui retomberait. – Eh bien ! père, raconte-nous l’histoire de Catherine Blum. – Est-ce bien celle-là que tu désires ? – Oui, c’est une de celles que j’aime le mieux. – Allons ! va pour celle que tu aimes le mieux ! Écoutez donc, ô mes chers lecteurs ! l’histoire de Catherine Blum. C’est l’enfant à qui je n’ai rien à refuser, l’enfant aux yeux bleus, qui veut que je vous la raconte.
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