Chapitre 3

3671 Words
Il achète tous les perroquets de la terre, et le seul dont il ne veuille point parce qu’il le croit muet, est celui qui détient la clef de sa vengeance. Cette pensée, cependant, n’aurait point réussi à humilier R. C. Bien au contraire, l’événement, à cause de son hasard même, l’avait confirmé dans son orgueil. De l’endroit où il se trouvait, Robert Pascal examinait toute la longueur du mur qui lui était accessible et cherchait le point propice à son escalade. Il n’avait pas pensé une seconde à pénétrer par la porte. D’abord, il lui eût fallu l’enfoncer, et, avant tout, il tenait à opérer sans bruit. Il ne devait pas oublier qu’à deux pas de là, derrière lui, dormait la mère Fidèle, dans cette même chambre d’où, vingt ans auparavant, le ménage Prévost, dissimulé derrière les rideaux, avait assisté aux allées et venues nocturnes des étranges habitants d’en face. Le jeune homme considéra une seconde les fenêtres sombres du premier étage, s’approcha à pas de loup du seuil de l’auberge, colla son oreille contre la porte, et, rassuré, se redressa pour la tâche à accomplir. Non loin de la petite porte, le mur avait conservé une garniture de tuiles formant chapeau. Avec une adresse incomparable et une sûreté de mouvements merveilleuse, Robert jeta au-dessus de ce chapeau de tuiles une courte corde qui se terminait par un crampon de fer à plusieurs crocs. Agile comme un chat et les pieds au mur, ne se servant de la corde que pour y grimper des mains, Robert s’agrippa à la crête juste au moment où les tuiles cédaient sous l’effort du crampon de fer. Robert à cheval sur la crête du mur, penché du côté de la rue, tira à lui par le truchement d’une ficelle des objets assez lourds qu’il avait dû y attacher avant de s’élancer à l’assaut de la propriété abandonnée. Quand ces objets furent à sa hauteur, il les jeta de l’autre côté du mur, puis se dressa tout droit. Les ailes de son manteau le faisaient ressembler à un monstrueux oiseau nocturne… L’oiseau disparut. Robert Pascal était tombé sur un amas pourri de feuilles mortes laissées là par vingt automnes. Il s’appuya au tronc d’un hêtre et regarda. Son émotion était indescriptible. La clarté lunaire faisait apparaître à ses yeux un lieu de rêve, un jardin fantastique. Elle donnait aux arbres des proportions étranges et des attitudes de fantômes. La blême lumière s’accrochait aux troncs droits ou courbes, orgueilleux ou chancelants, qui dressaient désespérément leurs bras ou les laissaient retomber humblement vers la terre. Ceux-ci paraissaient supplier, ceux-là semblaient maudire. En opposition avec toutes ces clartés inquiétantes, des coins de jardin étaient peuplés d’ombres bizarres aux formes innombrables et entrelacées. Ici c’étaient comme des nœuds de serpents gigantesques qui se livraient une bataille acharnée, noirs sur le fond lumineux du ciel ; là c’étaient de sombres silhouettes penchées l’une sur l’autre et semblant se raconter des histoires qui ne regardent personne, et qu’on ne confie même pas au vent qui passe. Mais il n’y avait pas de vent cette nuit-là. Tout était immobile. Pas un nuage là-haut, pas un autre frisson dans ce jardin, que le frisson de son cœur. Le plus curieux de ce jardin était l’encombrement extraordinaire de tout, le prodigieux enchevêtrement des branches mortes et des bras vivants. Depuis vingt ans, nul n’avait pénétré là-dedans ; et cela avait poussé en forêt vierge. Les plantes parasites, les plantes rampantes, grimpantes, le lierre, la mousse s’étaient emparés des individus et les avaient liés en un troupeau indissoluble et certainement impénétrable l’été. Mais par l’hiver qui dénude toute chose, par cette nuit de lumière, Robert Pascal saurait certainement retrouver ce qui, autrefois, avait été des chemins. Et puis, n’aurait-il pas retrouvé les chemins, qu’il s’en serait fait un, qu’il aurait repoussé à poignées la vaine protestation des branches, qu’il aurait écarté de son effort surhumain le tronc des arbres et qu’il serait arrivé ensanglanté, déchiré, au but, à la petite maison qui était, là-bas tout au fond, gardée par le jardin-mystère, la petite maison du crime, la petite maison de la rue des Saules… Pauvre Robert Pascal, qui se croyait si fort ! Depuis que nous le connaissons, nous l’avons déjà vu pleurer, nous l’avons déjà vu s’évanouir ! R. C. qui a des larmes ! R. C. « qui a une faiblesse ! » Et maintenant nous allons le voir trembler ! Lui qui, sous les apparences de Teramo-Girgenti, s’est penché si souvent sur l’abîme de la tombe ! Trembler comme un enfant devant l’évocation de la mort ! Quand, à pas lents et difficiles, il eut accompli le chemin qui le séparait de la demeure ; quand, sur une piste traîtresse, il eut vingt fois trébuché comme un homme ivre, qu’il se fut battu avec les branches cinglantes et qu’il eut lutté avec les grands fantômes que sont les arbres sous la lune, il arriva enfin devant un petit perron ; il déposa sur la première marche les objets qu’il avait attachés à sa ceinture, choisit l’un d’eux, qui était une lanterne sourde, et l’alluma. La façade de la maison était entièrement plongée dans l’ombre. Le jeune homme promena le jet lumineux de sa lanterne sur cette façade. C’était un mur de briques troué au premier étage de trois fenêtres ; au rez-de-chaussée de deux fenêtres et d’une porte. Cette porte donnait naturellement sur le petit perron. Porte et fenêtres étaient hermétiquement closes. Il y avait des volets à toutes les ouvertures. En se penchant sur le perron, qui offrait une assez large cavité, Robert Pascal découvrit des ustensiles de jardinier, une pelle, une bêche, des outils de maçon, une truelle, et même un outil de terrassier, une pioche. Il gravit les quatre marches du perron et fut devant la porte. Il déposa sa lanterne sur la rampe et, comme il avait pris, encore avant de monter, parmi les objets apportés, une pince-monseigneur, il introduisit immédiatement celle-ci entre la porte et le mur, juste au-dessous de la serrure. La porte s’ouvrait en dedans et s’encastrait dans le mur, le jeune homme put donc user de sa pince très franchement comme d’un levier. Il ne fallut point déployer une force excessive pour que la pince, à l’intérieur, fît bientôt sauter la gâche, et la porte s’ouvrit. Une odeur, à la fois forte et fade de « renfermé » vint d’abord surprendre désagréablement les narines de Robert Pascal. Il ne voyait rien. Il saisit sa lanterne, et c’est ainsi, une lanterne sourde dans une main et une pince-monseigneur dans l’autre, que le roi des Catacombes pénétra dans la petite maison de la rue des Saules… R. C. se trouva tout de suite dans un étroit et assez long vestibule qui se terminait par un escalier montant au premier et unique étage. Une petite lucarne, sans volet, garnie de barreaux, donnait, tout au fond, sur cet escalier et laissait entrer un rayon de lune qui découpait un carré clair sur une marche. En dehors de ce petit carré blanc et du disque rouge que la lanterne sourde de Robert Pascal promenait sur les murs et sur le parquet, tout n’était que ténèbres. Trois portes ouvraient sur ce vestibule, deux à gauche, une à droite. Le visiteur poussa la première porte qui s’offrait à lui à sa gauche. Et il entra dans une petite salle qui, tout d’abord, semblait ne devoir présenter à ses regards avides rien de bien intéressant. Ceci paraissait avoir été un fumoir et était meublé assez simplement de tables et de chaises en bambou. Des fauteuils en osier, un guéridon sur lequel se trouvait encore tout un service de fumeur. Le disque rouge de la lanterne découvrait peu à peu sur les murs tout une décoration de dessins plutôt légers, de femmes en toilette sommaire. Le crayon qui avait dessiné ces « nus » était celui d’un artiste. Robert Pascal allait quitter cette pièce quand il trébucha dans une chaise longue, ou plutôt dans une corde qui était attachée à une chaise longue. Il vit cela en se baissant et en ramassant la corde. La chaise longue suivit la corde. La corde avait des nœuds bizarres ; l’osier de la chaise longue était arraché par places. On eut dit qu’une main furieuse s’était acharnée contre ce meuble et, malgré le temps écoulé, on voyait parfaitement que ce n’était point l’usage qui l’avait détériorée ainsi, mais quelque rage ou quelque bataille. Et puis, la corde que Robert Pascal avait ramassée et qui était attachée à l’un des pieds de la chaise longue n’était point la seule, le jeune homme en découvrit une autre à l’un des bras de la chaise, et cette corde aussi était restée attachée là par un bout… Comme la lanterne éclairait le parquet autour de la chaise longue, elle montra des débris d’osier et puis une loque de linge fin. Robert Pascal ramassa cette loque. La lanterne tremblait dans sa main. Il quitta cette pièce. D’autres débris d’osier et encore un bout de corde qu’il n’avait point vus tout d’abord, et qu’il trouva dans le vestibule, entre la porte du fumoir et celle qui se trouvait en face, semblaient lui indiquer que l’on avait traîné la chaise longue de la pièce fermée par cette porte au fumoir qu’il venait de visiter. Il poussa donc la porte d’en face et voulut aller plus avant, mais il lui fut difficile de faire un pas sans risquer de tomber, tant ses pieds rencontraient d’obstacles. Sa lanterne sourde lui ayant montré, dans cette salle, deux fenêtres, l’une donnant évidemment sur l’ombre de la façade et l’autre donnant à coup sûr du côté du clair de lune, il imagina de se laisser glisser le long des murs et d’atteindre cette seconde fenêtre, qu’il ouvrit et dont il poussa les volets. À flots blancs, la lumière lunaire entra dans cette pièce plongée dans l’obscurité depuis vingt ans et éclaira un désordre affreux. Quelle orgie, suivie de quelles scènes de bataille, avait ainsi immobilisé, dans une confusion sans nom, tous ces témoins du passé : cette table où avait été servi un souper aussi dramatique que joyeux, s’il fallait en croire le nombre de flacons qui avaient roulé à terre, les coupes brisées dont les éclats jonchaient encore les tapis, cette nappe qui traînait à demi sur le parquet comme si elle avait été arrachée violemment par les doigts crispés de cette main sanglante, dont la trace semblait fraîchement imprimée. Ces fauteuils, ces chaises renversés. Et la table elle-même avait basculé, une patte rompue. Une glace, au fond de la pièce, n’était plus qu’une prodigieuse étoile éclatée. À pas lents et prudents, Robert Pascal fit le tour de ces choses, s’attardant à des détails, se penchant sur un objet imperceptible, restant longtemps courbé sur un pli de la nappe, s’agenouillant sur le tapis, promenant dans les rainures du parquet le jet écarlate de sa lanterne, puis, se relevant, la poitrine haletante, comme anxieux du souffle qui va lui manquer. Le jeune homme s’était donné pour tâche de sonder les abîmes du passé, et parfois cette tâche l’étouffait. Il sortit de cette salle, tâtant les murs, si troublé, si hésitant qu’on eût pu croire qu’il venait de prendre sa part de cette orgie défunte. Ses lèvres murmurèrent des mots sans suite, et puis, soudain, il parut retrouver une force nouvelle et il commença de gravir l’escalier qui conduisait au premier étage, d’un pas d’automate. Quand son visage apparut dans la lueur du petit carré lunaire, il exprimait, avec un tel relief, tant de force et d’énergie sauvage, la haine, que quiconque l’eût aperçu se fût enfui, épouvanté. Quand il fut au premier étage, il n’hésita point. Sans doute savait-il que des deux portes qui étaient là, c’était la première, à sa droite, qu’il fallait pousser, car il s’y appuyait avec certitude. La porte obéit à la pression… La première chose que Robert Pascal vit dans cette pièce fut une fenêtre avec des barreaux, la seconde fut un lit ; cette pièce pouvait être à la fois chambre et prison. La prison, certes, avait été élégante ; elle n’en paraissait que plus lugubre. Rien de plus sinistre que ce lit à baldaquin entouré de lourds rideaux fanés si soigneusement fermés qu’on eût pu croire que la main qui les avait si méticuleusement disposés leur avait donné à garder quelque redoutable secret. Du reste, dans cette chambre, tout était en ordre. Sur un petit bureau qui s’appuyait au mur, quelques feuilles de papier étaient disposées. Une plume plongeait encore dans un encrier, et la chaise qui se trouvait à côté de ce bureau était placée de façon qu’on pouvait facilement imaginer qu’une personne venait de la quitter après quelque correspondance. Peut-être même eût-on pu imaginer encore que cette correspondance venait d’être interrompue tant ces différents objets : bureau, papier, encrier, plume et chaise, présentaient un arrangement propice à une telle hypothèse. Cependant, le papier sur le bureau était vierge de toute inscription. Le lit, plus que tout le reste, attirait Robert Pascal : le lit fermé, le lit avec son secret, et il alla vers le lit, et, d’un geste pieux, il en écarta doucement les rideaux. Le lit n’était point défait. Il était en ordre, comme toute chose dans la chambre. L’oreiller, garni de dentelles, paraissait attendre encore, après tant d’années, la tête qui avait coutume de s’y reposer. La courtepointe de satin était tirée méthodiquement sur les couvertures et les draps. Robert Pascal, devant ce lit, se laissa glisser à genoux comme nous avons vu Liliane tomber à genoux sur le seuil du petit jardin du quartier de l’Observatoire. La courtepointe si méthodiquement tirée se déplaça, car Robert Pascal avait machinalement, en s’agenouillant, laissé glisser ses mains sur le lit. Robert Pascal voulut remettre la courtepointe en place. C’est alors que ses mains pressèrent sous cette courtepointe quelque chose qui n’était ni de la toile ni de la laine. Il souleva la couverture et découvrit un cahier de papier qu’il porta immédiatement sur le bureau, qu’il présenta à la lueur de sa lanterne, et sur lequel, avec une émotion sainte, il commença de lire, à la première page, ces mots : « Mon pauvre petit Robert, je t’ai conduit aujourd’hui aux Enfants trouvés… » Et ces premières lignes avaient des taches jaunes qui autrefois avaient été des larmes. Parfois un geste brusque, un poing qui se ferme, venaient ponctuer cette muette lecture, parfois le lecteur était obligé de s’interrompre, parce que ses pleurs, avant d’aller rejoindre ces autres pleurs qui avaient laissé leurs traces sur le papier, obstruaient son regard ; parfois aussi, Robert Pascal, incapable de maîtriser le tumulte qui gonflait sa poitrine, se levait, marchait à grands pas et remplissait cette chambre paisible des farouches éclats de sa colère. Quand il eut terminé sa tragique lecture, Robert Pascal porta le cahier à ses lèvres et il le glissa dans sa poitrine, puis il reprit, comme en un rêve, le chemin parcouru. Il erra dans la maison comme une âme débarrassée du fardeau de son corps. Il ne s’aperçut même pas qu’il laissait, dans cette chambre, la petite lanterne sourde ; il s’en fut sur le palier, il descendit l’escalier, il se promena dans les pièces, doucement, lentement, lamentablement, mais sans hésitation et sans crainte, sans heurt d’aucune sorte, malgré le nombre d’obstacles qui eussent pu l’arrêter. Ainsi vont les somnambules dans la nuit noire, éclairée seulement par l’éblouissante et surnaturelle clarté intérieure. Et il fut à nouveau sur le seuil, sur le perron, en face des fantômes blancs des arbres immobiles, en face du jardin mystérieux et terrible, et il dit : – Ma mère ! Si, en ce moment le souffle qui m’émeut et qui caresse mon visage est votre souffle, faites ce miracle pour votre enfant de vous manifester à lui sous une forme que ses pauvres sens ne puissent mettre en doute ! Ah ! si vous êtes là ! dites-le-moi, ma mère !… Voici l’heure !… Je ne suis plus qu’une vengeance en marche et qui va frapper ! Et tout bas, tout bas, il murmura encore : – Ma mère !… Pour vous venger, il faut que vous soyez là ! Si votre âme est avec moi, montrez-moi votre corps ! Robert Pascal n’avait pas fini de prononcer ces mots, que, du milieu de toute la troupe des fantômes immobiles, arbres séculaires qui dressaient vers les cieux leur geste d’immuable désespoir, un fantôme se détacha. Et c’était bien un corps qui semblait avoir surgi soudain de la terre et qui venait à son appel ! Le jeune homme, épouvanté, recula. Il recula dans le trou noir du vestibule. Il recula devant le fantôme qu’il avait évoqué et que lui envoyait sa mère ! De l’endroit où il se trouvait, il vit le fantôme blanc entrer dans l’ombre noire de la maison, et puis, plus rien. Si, des pas furtifs, qui semblent toucher la terre… Robert Pascal entend les pas du fantôme sur les marches de pierre qu’il ne voit pas. Et, soudain, le voici tout noir, plus noir que l’ombre même du vestibule, plus noir que la nuit. Il est debout sur le seuil. Soudain, venu de la lucarne de l’escalier, le petit carré de lumière qui a quitté la marche, qui s’est promené sur le mur, et qui continue son chemin de rayon de lune, vient frapper en plein dans le visage du fantôme. Tout l’être de Robert Pascal vibre d’une allégresse divine, « hurle en silence » de joie triomphante, renaît à la vie de la vengeance, car sa mère a répondu ! Le fantôme qui est là ne vient point d’outre-tombe. Il sort du Palais de Justice ! Il s’appelle Sinnamari ! Oui, c’était bien Sinnamari. Qui l’avait amené là, lui qui n’avait pas mis les pieds dans ce lieu depuis vingt ans ? Quelle combinaison inouïe du hasard avait conduit les pas de cet homme pour qu’il se trouvât, par cette nuit anniversaire de son crime, à l’endroit même où le crime avait été commis, en face du fils de la victime ? Pour un esprit qui avait « travaillé les superstitions » dans les livres de magie comme Robert Pascal, n’y avait-il point là une raison évidente de croire à l’intervention de « l’au-delà » ? En vérité, l’au-delà lui répondait. Il avait demandé à l’inconnu un signe palpable de son droit à la vengeance : pouvait-il en donner de plus tangible que celui-là ? N’était-ce point sa mère elle-même qui lui remettait son bourreau dans les mains ? Il eut besoin de toute sa force d’âme reconquise pour ne point, sur-le-champ, bondir sur sa proie et la tuer sur le coup ! Mais il se rappela l’affreux martyre de sa mère, le supplice de son père, et il jugea que la vengeance eût été par trop simple s’il n’avait mis en face de tant de douleur, de désespoir, de désastres et de sang que la vie d’un homme ! Il lui fallait autre chose, autre chose, au roi des Catacombes ! Et il attendit, tapi au fond des ténèbres. Sinnamari était donc arrivé au haut du perron… Cette nuit-là, il avait été étrangement travaillé, non point par le remords, mais par une sorte de pressentiment. Les événements qui se succédaient depuis quelques semaines l’étonnaient par la persistance avec laquelle ils s’obstinaient à lui être désagréables. Les affaires les mieux conduites lui « claquaient » dans la main. L’association qui avait si longtemps prospéré sous ses ordres et qu’il n’avait cessé d’entourer des plus sûres garanties, avait été tout à coup menacée et il avait fallu avoir recours aux grands moyens, se débarrasser de deux comparses dangereux qui avaient eu la prétention de se faire payer trop cher : Lamblin et Didier. Du moins, en se débarrassant de Didier – par le suicide – avait-il fait coup double et s’était-il débarrassé ou plutôt Eustache Grimm l’avait débarrassé du même coup d’un ancien témoin gênant de ce qu’il appelait « les peccadilles de sa jeunesse », car avant d’appartenir à Eustache Grimm comme homme bon à tout faire, Didier avait appartenu à Sinnamari comme domestique. N’importe, il est toujours regrettable d’en être réduit, même quand il s’agit là de l’intérêt de l’État, à l’assassinat ! Car il était à remarquer que Sinnamari ne disait jamais « Mes affaires ! » ou « Mon intérêt ! » Comme il avait mis dans ses affaires et dans son intérêt, quelques-uns des plus hauts personnages de l’État, et comme il était aussi à lui tout seul une des plus grandioses expressions de l’État, il disait toujours en parlant de ses crimes : « Les affaires de l’État, l’intérêt de l’État. » Hélas ! Sinnamari n’était point le seul, depuis qu’il y a des États, à penser et à s’exprimer de la sorte. Combien de fois l’action criminelle de la raison d’État a eu pour point de départ le crime de quelque particulier ! Donc, Sinnamari s’inquiétait de son inattendue et persistante « déveine ». L’affaire Desjardies, l’évasion du père de Gabrielle n’était point pour le rassurer. Ce Roi des Catacombes qui prétendait n’avoir d’autre but que de poursuivre dans l’ombre, l’œuvre de justice pour tous, qu’il lui était impossible d’accomplir au soleil, ne lui disait rien qui vaille. Et comme les coups de R. C. l’avaient déjà, lui, tout particulièrement frappé, il avait fini par se demander s’il n’était point, lui, plus particulièrement visé. Les confidences de Dixmer, en le prévenant que R. C. n’était point précisément bien disposé à son égard, avaient augmenté son émoi. Il n’était point loin de croire que R. C. se révélait un ennemi personnel des plus dangereux. Pourquoi ? Il se le demanda. Il avait navigué sur une telle mer d’infamie qu’il interrogea en vain l’horizon, trop vaste pour qu’il découvrît l’écueil. Soudain, dans le ciel sombre, une lueur fut sur le point de l’éclairer. La foudre de R. C. n’essayait point seulement de l’atteindre, elle frappait autour de lui, elle venait de brûler Régine.
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