CHAPITRE 1
Après un printemps trompeur et un été pourri, la météo s’éprenait soudain de la plaine maritime, l’inondant de soleil et de chaleur. Octobre s’annonçait bleu et sereinement marin. La traditionnelle foire aux huîtres organisée par La Bouée Bleue avait battu des records d’affluence. Ses chapiteaux, transformés en étuves tropicales, au risque de voir les huîtres tourner de l’œil par douzaines, regorgeaient d’accros à la bière et au muscadet, serrés comme des sardines et parfois huileux de sueur, enfiévrés par la pépie, le bec ouvert devant les verres sitôt pleins, sitôt vides. Ils n’avaient même plus le temps de méditer ni de philosopher, de balancer entre l’optimisme et le pessimisme, le regard embué devant les bouteilles qu’ils éclusaient en dégustant leurs fruits de mer.
La foire aux huîtres n’était déjà plus qu’une immense coque vide qu’on affaissait peu à peu pour libérer les quais, mais le soleil qui perdurait, invaincu, insolent, exténuait les ouvriers en charge du démontage…
À bord de leur rafiot, Yvon et Francis regagnaient le port de plaisance du Grand Large. La pêche au bar avait été exceptionnelle aujourd’hui, presque miraculeuse. Francis avait même remonté un spécimen de plus de dix kilos. Nos deux vieux briscards arboraient un large sourire.
– Tu te rends compte, Yvon ? On a quitté le chenal vers 9 heures, on y rentre à un peu plus de 16 heures, et on a de quoi remplir les congélos jusqu’à ras bord.
– Reste à trouver des recettes pour varier la présentation dans l’assiette…
– Pas question de me compliquer la vie, mon vieux ! Du bar grillé avec une pomme vapeur et un assortiment de sauces, y a rien de tel. J’en mangerais tous les jours sans me lasser.
– T’as un sacré tempérament, Francis ! Et t’es aussi fidèle en amour ?
– Fidèle en amour ? Où est le rapport avec le poisson ?
– Ben, la même femme à consommer tous les jours, ça peut finir par lasser.
– C’est ton cas, Yvon ?
– Non. Mais moi je m’éveille chaque matin en jetant un regard neuf sur ma femme. Je la re-découvre, émerveillé.
– Vantard ! Tu la redécouvres comment ? Comme un trésor enfoui sous la couette ?
Tout en plaisantant ainsi, joviaux et amusés, ils vinrent accoster au ponton qui leur était réservé, sortant les pare-battage et larguant l’amarre. La bonace des flots féconds, la clémence du ciel ensoleillé, l’abondance des prises, tout se reflétait dans leurs visages épanouis. Et c’est presque hilares qu’ils avaient longé le superbe voilier de Loïc, à l’autre extrémité du ponton. Un Jeanneau 409 tout ce qu’il y avait de plus pimpant mais immobile et silencieux par un tel temps, voué aux pilotis du port de plaisance et à l’attente désespérée d’une quelconque esquisse de brise. Les quelques voiliers qui s’étaient risqués à la sortie en mer connaissaient l’empannage et rentreraient penauds, voiles basses et moteur à la rescousse.
Cette éphémère supériorité du moteur sur la voile – exceptionnelle à Dunkerque – donna une idée à Yvon.
– Dis, Francis… Si on allait faire un petit coucou à Loïc, histoire de le narguer avec nos plus belles prises ? Il doit être à bord de son voilier à l’heure qu’il est.
– Sans doute. Comme tous les mardis après-midi. Mais il va falloir que je file à Téteghem, moi… Je donne un cours permis bateau à 18 h 30 au dojo, comme tous les mardis aussi.
– Flûte ! J’avais oublié.
– Ouais ! T’oublies quand ça t’arrange, camarade…
– T’es quand même pas à un quart d’heure près, Francis ? C’est pas à des gonzesses que tu donnes un cours… Si t’es pas douché, ça ira aussi.
– Allez, un petit quart d’heure ! Mais pas une minute de plus. C’est vraiment pour te faire plaisir et lui faire plaisir… On lui refile un bar ou deux et on boit sur le pouce le whisky qu’il ne va pas manquer de nous offrir comme à son habitude. Ça te va ?
– Pour nous faire plaisir ?! Parce que toi tu craches dans le pur malt qu’il sert à l’américaine avec deux gouttes de sirop de citron ?
– J’ai pas dit ça. Mais comme on y a déjà lambiné jusqu’à 20 heures, je préfère te prévenir… Enfin, toi tu fais ce que tu veux ; tu es libre…
– De chérir la mer et le pur malt de Loïc ?
– Sans oublier ta femme.
Une minute plus tard ils montaient déjà sur le voilier en sifflotant, sûrs d’y cueillir leur jeune loup de mer en train de dévorer le dernier polar sorti. Certains ont besoin de s’isoler dans les toilettes pour lire ; lui c’était sur son voilier. Histoire d’odeurs peut-être, de lieux propices au mystère…
Il régnait un silence inhabituel et la porte de la cabine ne s’ouvrit pas en réponse à leurs sifflotements. Ils sifflotèrent de plus belle, mais en vain. Yvon décida alors d’entreprendre un petit tour d’inspection des hublots, jetant audacieusement des regards indiscrets à l’intérieur par chacun d’eux.
À vrai dire, teintés et profilés, ces hublots protégeaient l’intimité feutrée de l’intérieur du voilier et ne facilitaient pas la curiosité d’Yvon. Sur l’un d’eux, il ne distingua qu’une toile d’araignée où tentait de se débattre une mouche que sa prédatrice emmaillotait de soie. Yvon avait toujours été admiratif devant la délicatesse apparente avec laquelle les araignées préparaient et consommaient leurs victimes. Enfant, il adorait les pourvoir en proies et contempler le travail de ces artistes. Aujourd’hui, hélas, il n’avait pas le temps de s’attarder au spectacle, ce n’était pas la priorité…
En contournant le voilier côté bassin, il découvrit un autre spectacle par le hublot qui donnait sur la banquette du salon. Un spectacle qui le glaça. Loïc y était affalé de tout son long, à poil et jambes bien raides, tandis que les bras étaient repliés sur la poitrine et que la tête renversée offrait l’indécente grimace d’une bouche largement ouverte. Il eut beau tambouriner au hublot, le corps inerte ne tressaillit guère.
Il héla Francis :
– Eh, Francis ! Y a un drôle de truc ici. Loïc serait mort qu’y serait pas plus raide que ça !
– Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu me chantes là ?
– Y bouge pas en tout cas ! Viens constater par toi-même.
Francis y alla de suite, glacé d’horreur à son tour par la même hypothèse que celle qui avait traversé l’esprit d’Yvon, tambourina au hublot sans le moindre succès.
Il retourna à son rafiot et en revint dans la foulée, muni de son appareil photo dont il fit fonctionner le zoom en guise de jumelles. Ce qu’il vit par ce moyen, des excréments qui salissaient la banquette aux yeux fixes et vitreux, aux mouches qui s’agglutinaient aux commissures des lèvres, aux narines et aux orbites, au nombril et aux sphincters, à tout ce qui était pli humide, orifice ou pore, le sidéra. Des araignées avaient tendu leurs toiles à proximité, prélevant déjà leur dîme sur l’escouade de pondeuses.
– Il est mort ! Et même déjà un peu faisandé, en route pour les pupes et les asticots… Tout ça me paraît louche… Y a pas une minute à perdre ; il faut appeler les flics, Yvon. J’essaie de joindre Dominique Delambre sur son portable ; ça ira plus vite…
– C’est sans doute la première fois que ton copain commissaire viendra au port de plaisance pour un macchabée.
– Va savoir !
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Delambre arrivait en trombe, accompagné de la moitié du commissariat, dont le jeune Brahim Mekkoud. Ce dernier, en passe d’être promu OPJ, en pinçait plus que jamais pour Maureen Sullivan1. Ils déboulèrent tous sur le ponton après avoir franchi le sas que Francis était allé leur ouvrir, filmés par la caméra de vidéosurveillance comme n’importe qui entrant ou sortant à pied au port du Grand Large.
Pour Delambre, qui vivait de foi et d’espérance, et qui espérait autant les meurtres à élucider que les moniteurs de ski la neige sur les pistes, cette promesse d’enquête tombait à pic : il se sentait revivre…
À quelques mètres de là, agglutinés à la grande baie vitrée du restaurant qui surplombait le bassin du port de plaisance, quelques amateurs de Leffe et d’ambiance iodée lorgnaient déjà l’événement. Ils connaissaient tous Yvon, Francis et Delambre, comme eux habitués des pontons et d’une bonne Leffe conviviale… Ils connaissaient moins bien Loïc, qui semblait ne s’intéresser qu’à son voilier et n’accordait sa sympathie qu’au compte-gouttes. Yvon et Francis faisaient partie du cercle étroit des élus de ce Breton taciturne et bourru sans trop se l’expliquer.
Loïc Le Blaye : telle était son identité. Mais au port, depuis qu’on savait qu’il laissait parfois filer une paravane à l’arrière de son voilier ou qu’il allongeait son whisky de quelques gouttes de sirop de citron en mélangeant méticuleusement le tout au moyen d’une cuiller à cocktail, on le baptisait du sobriquet « Lacuiller ». On pensait ainsi jouer de l’ambiguïté entre la cuiller de pêche accrochée à la paravane et la cuiller à cocktail. On aurait tout aussi bien pu jouer de l’origine bretonne de Le Blaye, bleiz, qui signifiait « loup », parce que, vraiment, pour un loup de mer comme lui, tenter de pêcher d’autres loups sans trop fréquenter les bars et préférer l’alcool de grain d’orge à l’alcool de grain de blé pour un Le Blaye pouvaient donner lieu à d’infinis jeux de mots… Mais les plaisanciers ne faisaient pas dans la dentelle, surtout quand ils étaient « gorgés jusqu’aux dents de genièvre et de bières », comme disait l’autre. On en connaissait même trois ou quatre qui ne dégorgeaient plus, épaves de la vie ayant élu domicile dans leur bateau – leur seule adresse connue – parce que l’existence qu’ils avaient brûlée par les deux bouts les laissait désormais à quai, et pour toujours. Ce n’étaient pas à proprement parler des SDF, puisqu’ils avaient un domicile flottant où ils étaient en permanence entre deux eaux. Yvon savait même de source sûre que l’un d’entre eux, à force de cuisiner les maquereaux du port, avait fini par rêver d’en être, et tout ça parce qu’il avait des yeux de merlan frit à la vue d’une fille à l’époque où il avait connu ses premiers émois… Mais, s’amusait à remarquer Yvon, avoir commencé comme gendarme et terminer en hareng saur sec et poisseux, c’était plutôt logique.
Ce hareng saur-là méritait bien son sort, ce qui n’était pas le cas de Loïc…
1. Voir Un grand maître dunkerquois, Jean-Pierre Bocquet, Ravet-Anceau, 2012.