Chapitre 10

2827 Words
La sœur Philomène était habituée à l’hôpital. Elle ne tarda pas à s’y plaire. Cette vie enfermée dans une salle de malades eut pour elle, avec le temps, un charme singulier. Elle s’attacha à cette existence, à ce lieu où toutes ses heures s’écoulaient, où tout son cœur se répandait, cette place familière de son dévouement, à ce cercle étroit dans lequel ses jours tournaient. Le monde, ses nouvelles, ses agitations, ce n’était plus qu'un murmure qui s’éteignait autour d’elle, et qu’elle n’entendait plus. Ces murs, ces lits, ces femmes couchées, étaient l’horizon de son regard aussi bien que l’horizon de son âme : elle ne cherchait, elle ne rêvait rien au delà. Et elle trouvait à vivre dans cette salle d’hôpital, la tranquillité, le repos que fait descendre en vous, peu à peu, un jardin de presbytère de campagne borné par un cimetière qui semble continuer le jardin. La paix, une paix infinie était avec elle. Le sacrifice, le travail, une vie si remplie d’œuvres, avaient réglé et affermi ses sentiments religieux. Sa piété avait pris la continuité absolue d’un caractère : elle avait trouvé son couronnement et sa récompense dans cette égalité naturelle d’une ferveur continue, que la foi vive, élancée, fiévreuse, de son enfance et de sa jeunesse avait si longtemps et si vainement demandée à Dieu avec l’effort, l’excès, la violence et les impatiences d’une passion humaine. Elle n’avait plus besoin d’évoquer la présence de Dieu : elle la trouvait toujours à ses côtés comme une compagnie. Les craintes, les troubles, les amertumes de sa fragilité passée étaient maintenant loin d’elle : son âme avait la santé de son corps, la sérénité de son visage, et elle jouissait pleinement de cette entière possession de la grâce que rien ne lui disputait, puisant sans cesse et sans fin à l’amour divin, comme à la source intarissable où sainte Catherine remplissait son verre, les dons et les charmes de la béatitude terrestre, l’enjouement chrétien, la gaieté bienheureuse, la joie rayonnante, toutes les caresses et tous les sourires qui mettent autour d'une femme un peu de ce qui entoure les anges. Rien n’était vide, tout était satisfait en elle. Sa sensibilité, autrefois si prompte à l’exaltation et toute prête à se tourner en amour, ses instincts de tendresse, si cruellement blessés par l'indifférence et le mépris, avaient trouvé dans la charité leur apaisement, leur satisfaction, leur emploi, des devoirs et des voluptés remplis de délices. Quand, après avoir passé tout le jour à panser les membres et les plaies de Jésus-Christ dans les membres et les plaies des pauvres, la sœur, son ouvrage fini, remontait lentement à sa cellule, elle repassait dans sa pensée les soulagements que sa main et sa parole avaient donnés, les souffrances qu’elle avait endormies, les espérances qu’elle avait versées, le bien qu’elle avait été porter de lit en lit, la vie qu’elle avait réchauffée, la mort qu’elle avait consolée ; il lui semblait qu’elle emportait avec elle, à son chevet, le regard de remercîment, la parole de reconnaissance de toutes les douleurs qui la suivaient : et alors il s’élevait en elle une joie ineffable, une joie qui n’était pas de la terre, une joie qui ne ressemblait à aucun des bonheurs ou des plaisirs humains, une joie où elle sentait son cœur se répandre dans sa poitrine, et qui la ravissait comme le chant de triomphe de sa conscience. L'enfant recueilli par la mère de Barnier, le gamin, comme Barnier l'appelait, était devenu un lien entre la sœur et l'interne, un intérêt commun qui les rapprochait. Leurs pensées se rencontraient sur cette petite tête ; « Ma mère m’a écrit… le gamin vous embrasse, » — disait Barnier en passant près de la sœur, le matin à la visite. Bientôt la causerie vint au bout de ces courtes nouvelles. Aux paroles enfantines, aux plaisanteries échangées entre les internes et les sœurs, en se croisant dans une salle, succédèrent de petits entretiens, tantôt gais, tantôt sérieux, sur l'hôpital, sur les malades. Quand le pansement de l'après-midi n’était pas trop long, et que Barnier avait un peu de temps à lui, il entrait dans le cabinet de la sœur ; et là, assis sur la chaise auprès de son fauteuil de paille, il causait avec elle, souvent pendant un grand quart d’heure. La sœur, toute à ses malades, l’interrogeait sur des expressions de son Manuel, lui demandait comment devait se donner telle potion, tel remède ; et presque toujours, se laissant aller au cours de la conversation, ils se mettaient à parler ensemble de ce qui restait à faire pour arriver, dans les hôpitaux, à la perfection de la charité, à une réalisation encore plus complète de son idéal. Ils échangeaient leurs idées d'innovations et d’améliorations ; et, prenant feu sur un si beau rêve, la sœur en remettait l'avenir aux mains de l'interne, quand il serait un grand chirurgien, quand il aurait un hôpital à diriger. C'était l’air qu’il fallait renouveler plus souvent : il ne s'agissait que de trouver un système de ventilation qui, sans apporter de froid, emportât l’air chargé et apportât un air pur ; c’était la vaisselle d’étain, à laquelle la sœur reprochait de ne pas garder la chaleur des tisanes, et qu'il y avait urgence à remplacer par une porcelaine opaque, au risque de quelques tasses et de quelques assiettes cassées ; c’étaient les morts, que l’on pouvait emporter d’une façon moins significative, moins apparente pour les voisins, moins affreuse que dans cette affreuse boîte : sur un lit de camp, par exemple, et comme des malades emportés pour une opération ; c’étaient les infirmiers et les filles de garde, dont le traitement de douze francs par mois devait être augmenté, si l’on voulait exiger d’eux une moralité, et ne pas les voir, cherchant le gain sur le vivant et le mourant, mettre des impôts sur les malades et voler les cadavres… C’étaient toutes sortes de petites et grandes réformes d’administration, d’usages, de règlements, sur lesquels la sœur et l’interne, entraîné dans son zèle d’utopie, bâtissaient leur hôpital modèle. Comme ils avaient causé de tout cela, un après midi, plus longtemps qu’à l'ordinaire : — Monsieur Barnier, dit la sœur en se levant, il faut que vous me fassiez une promesse… — Dites, ma mère. — Quand vous serez un grand chirurgien… — Barnier sourit à cet exorde dont la sœur avait l’habitude, — moi… si je suis encore de ce monde… il n'y aura rien de changé… j’aurai un voile noir, voilà tout… et je serai toujours dans un hôpital… Eh bien… on ne sait pas… le hasard… si je me retrouve dans ce temps-là dans une salle de votre service… je veux que vous me promettiez de ne jamais me refuser des douceurs pour mes malades… — Si ce n’est que ça ? — dit Barnier, et il étendit la main, — je vous jure de ruiner l’administration des hôpitaux, en ailes de poulet, en vin de Bagnol et en merlans frits… Ces bavardages auxquels elle prenait plaisir, ces causeries que mille occasions, mille prétextes renouvelaient, ne tardèrent pas à se prolonger et à prendre le ton d*une intimité confidentielle. Ils furent bientôt pour la sœur une grande distraction. C’était la récréation de ses journées, l’imprévu de sa vie, un peu d’air du dehors qu’elle respirait. Elle se sentait retrempée, par cet échange de pensées qui coupait sa tâche, dans une sorte d’expansion d'elle-même que l’hôpital lui avait fait perdre. Et elle se laissait aller à cette distraction toujours nouvelle de la parole de l’interne qui promenait sur tant d’objets son souvenir, sa curiosité, son ignorance, son imagination. Elle apportait à ces entretiens un abandon qui éloignait d'elle toute gêne, tout embarras, toute hypocrite modestie. Elle causait avec l'interne familièrement, presque fraternellement. Souvent elle lui faisait des questions qui l’embarrassaient par leur naïveté. Les paroles lui échappaient comme elles échappent à l’innocence. Ne pensant à rien qui ne fût pur, elle s'épanchait dans la pleine ingénuité de sa conscience. La candeur coulait de sa bouche. Et elle n’avait pas seulement la franchise hardie d’une parole de vierge ; la charité en l’approchant indistinctement des hommes comme des femmes, la pratique journalière de ce dévouement qui lui façonnait le cœur à un courage au-dessus de son s**e, l’hôpital lui avait mis sur les lèvres cet accent de liberté virile, celle parole d’homme singulière, mais non sans grâce, chez les sœurs hospitalières. Des choses de l'hôpital, la conversation était allée peu à peu aux choses du dehors. La sœur demandait à Barnier des nouvelles de ce monde qui l'entourait et qu’elle ne connaissait plus, de ce Paris qui vivait à côté d’elle et dont elle entendait la nuit dans sa cellule le bruit mourir dans un lointain roulement de voitures. Elle s’informait de ce qu’il y avait de changé depuis son temps, de ce qui n’était plus ainsi qu’elle l’avait connu, des promenades où elle avait été menée, de ses vieilles connaissances d’enfance, les Tuileries, les Champs-Élysées ; de tout ce qu’elle retrouvait à tâtons au fond de ses souvenirs à demi effacés, se renseignant sur tout cela comme une aveugle se renseignerait sur la ville où elle est née et qu’elle ne doit plus revoir. Ce qui arrivait jusqu’à elle du dehors en écho affaibli, fournissait sans cesse motif à ses questions : elle interrogeait l’interne sur une nouvelle église qu’on bâtissait, sur une revue de troupes, sur une rue percée dans un quartier où elle avait passé, sur un dîner que l'interne avait fait chez son chef de service, sur un assassin dont elle avait entendu le nom dans la bouche des malades, sur la promenade du bœuf gras et sur les masques qui le promènent, sur les choses les plus diverses, les plus contraires. L’interne s’amusait fort de toutes ces grandes curiosités de la sœur, de ces interrogations de prisonnière et d'enfant ; et jouant avec sa crédulité, il lui faisait quelquefois, sur ce qu’elle lui demandait, de si gros contes qu’il s’arrêtait au beau milieu, en riant. — Ah ! c’est bien malin, disait-elle alors un peu piquée, d’attraper quelqu’un qui ne sait rien de ce qui se passe… Il lui dit un jour, dans la conversation, qu’il avait traversé la rue de la Chaussée-d’Antin. Elle lui demanda aussitôt s’il n'avait pas vu une maison de telle et de telle façon, vers le milieu de la rue, à tel numéro, si tel nom n'était plus sur la boutique à gauche, s’il n’y avait plus un papetier à côté du faïencier. — Ah çà ! ma mère, — fit l'interne en souriant, — est-ce que vous croyez que j’ai dans la tête toutes les maisons des rues où je passe ? — C’est que moi je la vois, — répondit naïvement la sœur. — Après ça si vous y tenez, je repasserai par là mercredi, je vous promets d’y faire attention. — Ah ! bien, c’est cela… Vous rappellerez-vous bien le numéro ?… Vous verrez s’il y a toujours dans la boutique, à côté de la porte, un gros homme avec de tout petits bras… et dans l’autre une petite fille… ça doit être une grande fille à présent… Elle avait des cheveux roux, ainsi ce n’est pas difficile… Vous regarderez au quatrième… Je pleurerais de revoir les fenêtres… — dit la sœur comme se parlant à elle-même. — J’y ai été toute petite, — reprit-elle après un moment de rêverie en revenant à l’interne. Parfois l’interne était en veine de taquinerie. Ces jours-là il s’amusait à tourmenter la sœur Philomène sur la religion. Il argumentait, il contestait, il philosophait, il discutait avec une malice entêtée, mais légère comme celle avec laquelle un homme bien élevé raille les goûts d'une jeune fille qu’il honore ou les convictions d’une femme qu'il respecte. Il pressait la sœur, il la harcelait en se jouant pour la faire parler et répondre. Il aurait bien voulu l'impatienter. Mais la sœur de loin le voyait venir, et devinait ce qu’il voulait d’elle au sourire que ses yeux ne savaient pas cacher. Elle le laissait dire, le regardait, et se mettait à rire. L’interne, de son air le plus sérieux, reprenait ses arguments, cherchant ceux qui pouvaient embarrasser le plus la sœur, essayant par exemple de lui prouver au moyen des raisons de la science l'impossibilité physique de tel miracle. La sœur, sans se laisser troubler, lui ripostait en sortant de la question par une plaisanterie, par une s*****e d'esprit naturel et de gros bon sens, par un de ces mots simples et trouvés que la foi donne aux ignorants et aux simples. Poussé à bout, Barnier lui dit un jour : — Enfin, ma mère, s’il n’y avait pas de paradis, convenez que vous seriez bien attrapée ? — Oui, répondit la sœur Philomène en riant, mais s’il y en a un, vous serez bien plus attrapé que moi ! — Votre malade, je viens de la voir, ma mère, elle sera sur pied dans huit jours… Je suis l’homme aux bonnes nouvelles, aujourd'hui : il n’y a pas un cas d’érésipèle ce matin dans les opérées… Vous n'êtes pas contente de savoir le n° 25 hors d’affaire ? — Oh ! la pauvre femme !… Est-ce que je n'ai pas l'air content ? — Si… si… mais pas comme les autres jours. — Je ne dis pas, monsieur Barnier… C'est qu’aujourd’hui j'ai quelque chose qui me rend triste. Elle s’arrêta ; puis, comme l’interne se taisait : — Oh ! mon Dieu ! ce n’est pas un secret. Vous savez quand on est sœur, on ne doit s’attacher à rien… C’est pour cela qu’on nous change souvent de salle pendant que nous sommes novices. Eh bien ! je sais bien qu’on doit s’y attendre… j’y ai souvent pensé… Ça ne fait rien, quand on m’a parlé de me faire passer aux hommes, ça m’a fait un effet tout drôle… une peine… je ne puis pas vous dire… Je suis habituée à ma salle, à mes malades, aux figures, à mon cabinet, à… à tout ici. Une autre salle, il me semble que ce ne sera plus ma salle, ni mes malades… C’est mal de penser cela, je le sais bien, mais c'est plus fort que moi. — Mais ce n’est pas décidé ? — Non, pas encore… mais j’ai peur. — Alors, nous sommes tous les deux sur la branche… Seulement, moi, je ne changerai pas de salle, mais d'hôpital. Me voilà, dans quelques mois, au bout de mes deux ans d’internat ici… Il faut que je m’en aille autre part… Je serai luxé un de ces jours, ah ! pardon, une expression de salle de garde, je serai déplacé. Ça m’ennuie un peu, comme vous, de changer.. Je sais bien qu’en me remuant, en sollicitant, l’administration est contente de moi, je pourrais peut-être obtenir une troisième année de faveur. — Ah ! vous êtes aussi ennuyé de quitter ? dit la sœur. Mais vous, — repritelle après un silence, en tenant son visage baissé, — vous, ce n’est pas comme nous… Nous, c’est un devoir de nous en aller, quand cela nous coûte de ne pas rester, quand nous sommes habituées… Mais vous, il n'y a pas de ces raisons-là… Il faut demander à rester ici, monsieur Barnier… Ça serait une jolie commission que vous me laisseriez d’aller dire aux malades que vous vous en allez… je serais bien reçue ! — Oui, nous nous sommes bien amusé, — disait l'interne à la sœur. Nous avons passé la journée dans le bois de Meudon… Nous étions Malivoire, l'interne de la salle Saint-Jean, et… et moi. Nous sommes revenus par Bellevue… Nous avons pris au bout de l’avenue du château par un chemin à droite… un petit chemin charmant… Il y avait la Seine en bas… on la voyait dans les arbres… le soir venait… c’était superbe… Et nous sommes revenus de là en canot, jusqu'à Neuilly… Une nuit d’une douceur !… C’est bien joli du côté de Bellevue… — Ah ! c’est joli ? — Vous n’y avez jamais été ? — Non, je ne connais que Saint-Cloud… Est-ce que c'est plus beau ? — Plus beau ? c’est plus gai… Il y a une vue… Connaissez-vous Saint-Germain ? — Non. — Ah! c’est là qu’il y a une vue, par exemple… De la terrasse on voit je ne sais à combien de lieues, comme sur une carte… Comment, vous n’avez été qu’à Saint-Cloud ? — Oui. — Il y a des endroits si jolis… Chatou, tenez !… et de tous les côtés… On n’a qu’à sortir de Paris et aller tout droit… Bougival, c’est encore délicieux… Je vous en dirais comme cela jusqu’à demain, des endroits que je me rappelle, tout verts, pleins d’arbres, avec de l’eau… des endroits qui ont l’air heureux, ma parole d’honneur ! et où le mauvais vin vous paraît bon… — Je ne verrai jamais tout ça, dit la sœur.

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