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2012 Words
— Leur vue prolongera une des plus belles heures de notre vie, dit le jeune homme à voix basse. — C’est vrai, Robert, et savez-vous ce que je ferai ? Je télégraphierai à père au prochain arrêt, pour qu’il orne de ces mêmes fleurs la serre de Lone Mountain, qui est près de ma chambre. Quand nous arriverons à Frisco et qu’il nous unira, cette fois pour jamais, c’est encore au milieu des lilas blancs que nous goûterons ce suprême bonheur. — Vous avez raison, Maggy, le lilas blanc sera notre fleur des jours heureux… Quand ils furent installés : — Vous savez, M. Harn, dit Maggy au reporter, que le trajet est long ; s’il vous plaît de venir prendre une tasse de thé au salon, de 2 heures à 5 heures, vous viendrez nous y donner vos derniers, comment dites-vous ?… vos derniers tuyaux ! — Mille mercis, mademoiselle, je me demandais déjà comment je pourrais atteindre Tachkend sans tenter de venir vous saluer pendant la route ; je vais d’ailleurs me mettre en état, par l’étude du guide et des cartes, de vous renseigner de mon mieux. — Faites-moi l’honneur de vous en rapporter à moi, interrompit le général Popoff, je connais ce trajet comme la banlieue de Pétersbourg et vous documenterai. Monsieur le reporter me remplacera plus loin, en Chine, car de la Chine… en effet… je ne sais pas grand-chose… « Ni lui non plus, d’ailleurs, acheva-t-il dans un gros rire. Le train s’ébranlait : dans des saluts réitérés, M. Dimoff renouvelait son regret de ne pas accompagner ses jeunes amis, les affaires, la Bourse, tout le retenait à Pétersbourg, et bientôt le croissant de crâne qui se montrait, alternant avec les deux favoris en éventail, disparut au tournant de la voie. Le train, très rapide jusqu’à Moscou où ils ne firent que passer, parcourut de nuit, à une allure moindre, le trajet qui séparait la vieille capitale moscovite de Bakou, tête de la grande ligne ferrée transcaucasienne qui aboutit à Poti, sur la mer Noire, et port d’embarquement pour Krasnovodsk, tête de ligne du Transcaspien. Simple village, une trentaine d’années auparavant, Bakou, avec ses 120.000 habitants, s’étalait à l’extrémité de la presqu’île d’Apchéron, sans cesse obscurcie par la noire fumée des usines. Là, s’étalait dans son cadre nu, désolé, fuligineux, le domaine du pétrole. Le long du quai, de nombreux navires pétroliers de la Caspienne s’apprêtaient à partir pour Astrakan pour y vider leurs précieux et dangereux chargements dans de petits bateaux-citernes qui, eux, pouvaient remonter le Volga jusqu’à Tsaritsine, à 364 milles de la mer. Le pavillon commercial russe flottait au mât d’arrière de tous ces bateaux, le gouvernement du tsar n’ayant jamais voulu reconnaître la liberté de navigation sur la mer Caspienne qu’il considère juridiquement comme un lac russe. — C’est bien la seule mer du monde, observa le général Popoff en souriant, où le pavillon anglais ne soit point représenté. — Le pavillon anglais, soit, dit Maggy, mais regardez un peu à la misaine et au grand mât de ces navires. Tous ces pétroliers portaient, en effet, outre le pavillon russe obligatoire, la flamme étoilée des Etats-Unis et le grand A majuscule en bleu sur fond blanc, marque distinctive et personnelle de sir Astorg, Roi des pétroles. — Vous avez raison, mademoiselle, fit le général un peu dépité, et cela tendrait à prouver que les Américains — ne m’en veuillez pas trop de ma franchise, — sont encore plus envahissants que les Anglais. — Je crois que vous n’avez rien à regretter, général, dit Maggy en riant, je suis un peu au courant des affaires de sir Astorg qui est en relations avec mon père, et je ne crois pas que cette affaire des pétroles russes ait donné à notre compatriote de bien grandes satisfactions. — Ah ! vraiment ? interrogea avec empressement le vieux général. — J’en suis sûre. Il a acheté fort cher à M. Nobel et à la compagnie concessionnaire de Bakou, leurs puits et tout leur matériel, avec l’espoir d’écouler son pétrole vers la mer Noire, sur Poti et Batoum. Il avait rêvé d’une gigantesque conduite de fonte traversant l’isthme transcaucasien, de grands pétroliers de haute mer devaient ensuite transporter la précieuse denrée dans tous les ports de l’Europe. Les ingénieurs n’avaient oublié qu’une chose, c’est qu’en été, la température est trop élevée en Méditerranée pour que le trafic puisse se faire sans danger ; on n’a pu trouver de capitaines et d’équipages pour ces pétroliers, et il a fallu reprendre la vieille route d’Astrakan : adieu donc les bénéfices rêvés. — Tant mieux, s’écria Luc Harn qui, à son grand regret, n’avait pu encore ouvrir la bouche ; avec leurs trusts et leur accaparement des denrées les plus indispensables à la vie, tous ces rois de quelque chose réalisent des fortunes scandaleuses sur le dos du pauvre monde et… Soudain le reporter s’arrêta très pâle. A l’expression étonnée du général Popoff et au sourire malicieux de l’Américaine, il venait de s’apercevoir de sa distraction ; c’était la forte gaffe, et quelques gouttes de sueur perlèrent à son front, car il était trop tard pour essayer de rattraper la malencontreuse appréciation. Ce fut Robert qui essaya de le tirer de là, en poursuivant la conversation primitivement commencée. — Si j’en juge par le nombre des navires présents sur rade, fit-il, le commerce est cependant fort intense. — Voici les chiffres, s’écria Luc Harn, qui, son Bædeker à la main, s’accrocha énergiquement à cette diversion. « La production, pour la presqu’île d’Apchéron, était de 24.000 tonnes en 1872 ; elle était de 242.000 en 1877 ; elle dépasse aujourd’hui deux millions de tonnes. « C’est le quart de la masse de pétrole extraite des entrailles de la Terre. — Deux autres quarts sont extraits de la terre américaine, interrompit malicieusement Maggy. Imperturbable, le reporter poursuivit : — Les produits accessoires, éthers, benzines, paraffines, huiles lampantes et lourdes, suffisent à payer les frais d’extraction, et les résidus servent au chauffage des raffineries, de sorte qu’on peut dire que le pétrole se distille lui-même par un mouvement perpétuel. « De plus, les vapeurs de la Caspienne et nombre de locomotives des voies ferrées avoisinantes consomment également ces résidus. — Brrr ! que de pétrole, s’exclama Robert Hardy, il y a de quoi en recouvrir toute la surface de la Caspienne, et voyez-vous d’ici le spectacle que produirait l’embrasement d’une pareille masse ? Quelques mois plus tard, Robert et Maggy devaient se rappeler avec une étrange émotion cette exclamation prophétique. Tout en causant, les voyageurs s’étaient dirigés de leur wagon vers l’embarcadère. Une foule cosmopolite se pressait à la coupée et sur le pont du Grand-duc-Michel, le meilleur des paquebots de la Compagnie Caucase et Mercure, qui assure les services réguliers entre Bakou, Astrakan et Krasnovodsk. Maggy traversa sans hâte les groupes d’Arméniens, de Persans, de pêcheurs, tous plus ou moins sales avec leurs longues robes aux couleurs imprécises ou leurs suroîts de toile goudronnée, pendant que miss Krockett, marchant dans son ombre, se garait avec des gestes de dégoût de tous les noirs ouvriers du « Feu éternel » 6. La traversée de la Caspienne dura huit heures, pendant lesquelles un tangage incessant dû aux courtes lames de fond soulevées par un fort vent du nord-est incommoda tout le monde. La vieille Anglaise était blême et maugréait de plus en plus. Aussi, fut-ce avec un véritable sentiment de soulagement que, le 22 avril au matin, les voyageurs aperçurent la longue b***e de sable jaune qui, entre le ciel et l’eau, signale au loin la terre d’Asie. Du sable et des dunes, sans un arbre, sans un rocher, sans le moindre accident de terrain : c’est sous cet aspect monotone que se révéla du large l’accès des vastes provinces russes du Turkestan. Une ville a germé pourtant dans ce désert ; un port y a été construit par ce génie moscovite, dont on peut dire qu’il est une longue patience. Ouzoun-Ada est créé depuis 1886 et peut recevoir les plus gros bateaux de la Caspienne ; mais depuis peu cette ville a cédé la place à Krasnovodsk devenue tête de ligne du Transcaspien. Ce fut donc à Krasnovodsk que les voyageurs retrouvèrent le train ; mais les lilas fanés étaient restés à Bakou : les fiancés n’espéraient plus maintenant en retrouver avant San Francisco. La statue de bronze d’un général russe en petite tenue se dressait devant le quai de départ, son bras tendu montrait la direction du Turkestan. — C’est le général Annenkoff, répondit le ministre des Affaires étrangères d’Asie à la muette interrogation du député. — Je comprends… le créateur du Transcaspien, une œuvre admirable, vraiment ; la Russie devait bien cela à celui qui l’a menée à bien. — Admirable, vous l’avez dit, appuya le général Popoff, car c’est par la voie qu’a construite Annenkoff que nous atteindrons un jour l’Inde ; c’est par elle que nous vengerons la race blanche du crime de lèse-humanité que l’Angleterre a commis en armant contre nous ce Japon maudit. — J’ai lu que sa construction avait été en effet un modèle du genre, risqua Luc Harn, qui avait été autorisé à prendre place au départ dans le salon commun. — L’œuvre du Transcaspien, affirma de nouveau le général Pépoff, est le plus grand triomphe de l’art de l’ingénieur, car les difficultés naturelles y ont été énormes : sables mouvants, marécages, fleuves immenses à traverser, déserts, hostilités des pillards, ce chemin de fer a eu tout à vaincre à la fois. « Décidé en 1880 par notre souverain, sur la proposition de Skobeleff, sans formalités administratives, sans discussion d’aucune sorte, il fut poursuivi jusqu’au bout avec une inlassable opiniâtreté. Ce fut pour le Transcaspien que le général Annenkoff créa l’original organe du Train de pose. — J’en ai entendu parler, fit Maggy, mais quelques détails à son sujet m’intéresseraient, général, car la question ne m’est pas tout à fait étrangère. — Je le sais, fit le général en riant, la maison Wishburn est en passe de devenir une des principales du monde pour la fabrication des rails et locomotives, et nous aurons sans doute affaire à elle un jour ou l’autre pour des achats de matériel. « Le train de pose du Transcaspien se composait de 30 à 40 wagons, à un ou deux étages, servant de caserne et d’usine aux 1.500 soldats et ouvriers qui travaillaient à la voie. En avant de lui toute l’infrastructure était faite par les ingénieurs et chefs des chantiers de terrassement indigènes. Le train arrivait, apportant à pied d’œuvre tout le matériel ; les traverses et le train tout entier avançait alors de la longueur de ce rail, 7 mètres, pour placer les traverses et les rails suivants. « Deux fois par vingt-quatre heures, le train reculait, se réapprovisionnait en matériel et en vivres aux convois de ravitaillement qui arrivaient de l’arrière, et tous les jours, sans heurts, sans fièvre, la Russie avait gagné quatre nouveaux kilomètres dans la direction de l’Inde. — L’Inde ! en effet, reprit Robert Hardy, c’était là qu’était le véritable objectif russe, et vous pouvez maudire, général, ceux de vos hommes d’Etat qui ont orienté votre pays vers cette Mandchourie lointaine, alors que le véritable ennemi de la Russie, l’Anglais, était à sa porté, à l’extrémité de ce Trancaspien, six fois plus court que le Transsibérien. — Vous avez mille fois raison, murmura tristement le vieux général ; la Russie aurait dû se réserver contre cet ennemi seul : elle a eu la générosité de ne pas profiter des embarras britanniques au Transvaal, ce qui eût été si naturel pourtant, et voyez comme elle a été payée de retour. A peine délivrée de l’épine sud-africaine, l’Angleterre a repris ses intrigues contre nous en Extrême-Orient. Aussitôt qu’elle nous a vus empêtrés à notre tour dans les rets japonais, elle est allée au Thibet, elle a envoyé une mission en Afghanistan, elle nous a suscité partout des difficultés. Ah ! elle ne s’est pas gênée, elle, pour profiter de nos embarras ! — C’est qu’elle n’est jamais embarrassée elle-même par les scrupules, général, reprit Robert Hardy, mais si elle s’imagine que sa politique d’union avec les Jaunes va la servir, elle se trompe lourdement. Déjà elle doit s’en apercevoir. Les Japonais inondent de leurs produits et de leur émigration cette vallée du Yang-Tsé que les Anglais se flattaient d’accaparer à eux seuls ; les Anglais ne seront bientôt plus rien sur l’océan Pacifique, vers lequel se déplace peu à peu l’axe du monde commercial, et si, dans la lutte qui se prépare, l’Angleterre prend parti contre l’Europe, contre ses frères de race, elle n’en sera pas moins submergée ; elle laissera seulement dans l’Histoire un nom méprisé. Maggy écoutait mélancoliquement son fiancé. Elle connaissait sa haine pour l’Angleterre et ne pouvait s’empêcher de reconnaître que pour un Français, pour un Russe surtout, ce sentiment était le seul qui fût logique ; il était tellement dans la force des choses d’ailleurs, qu’il était plus que tout autre populaire en France et en Russie. Dès le premier jour de leur intimité, elle n’avait pas hésité à aborder ce sujet avec Robert, en se montrant à ses yeux, non comme une Anglo-saxonne inféodée à sa patrie d’origine, mais comme une Américaine, une indépendante, née d’ailleurs de mère irlandaise, ce qui expliquait la présence dans cette âme forte, de la petite fleur bleue du sentiment et de l’enthousiasme.
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