Quart de siècle

2403 Words
J’ouvre les yeux et constate qu’il est vingt minutes plus tard que l’heure à laquelle je me réveille habituellement.  Je suis réellement centenaire et belle et bien liée mystiquement à l’homme que j’aime.  Je souris en m’étirant paresseusement dans mon lit en pensant à lui.  Son esprit est encore embrouillé, comme à tous les couchers du soleil.  Je lui laisse le temps de se réveiller avant d’entrer en communication télépathique avec lui.  Après plus de 25 ans de vie « commune » à distance, je sais qu’il met plus de temps que moi pour émerger de notre sommeil de jour.  Je vais donc prendre une douche afin de me préparer pour notre nuit d’anniversaire.  Un siècle, ça se fête.  Je me promets de passer à la Chapelle pour m’agenouiller devant l’urne de mon Père avant de me rendre au Munitum.  Si je suis celle que je suis aujourd’hui, c’est parce que l’Évêque Antoine Fabre m’a fait l’honneur de me choisir pour Fille.  Il m’a fait don de l’immortalité alors que j’étais au plus bas, m’offrant ainsi la possibilité d’affronter mon pire démon.  Grâce à lui, je suis devenue magnifique, puissante et indomptable tout en restant prévenante, douce et respectueuse de mon prochain.  Certes, je suis également un peu (beaucoup diraient certains) fière et quelques fois égoïste, surtout lorsqu’il s’agit de Julian ou de Cassie, ma Fille adoptive.  La perfection n’étant pas de ce monde, il me fallait bien quelques défauts.  J’aurais aimé que Père soit avec nous cette nuit.  Je ressens toujours un vide depuis que les Raseri me l’ont enlevé.  J’ai cru à tort que le venger m’aiderait à guérir la blessure causée par sa destruction.  Pourtant, j’ai mal à chaque fois que j’ai une pensée pour lui.  Je m’efforce de m’accrocher à des souvenirs plus joyeux afin de ne pas inquiéter ma moitié en ce jour d’anniversaire.  Il se sent tellement mal lorsque j’ai un vague à l’âme et qu’il est loin de moi, ce qui fut généralement le cas des 25 dernières années puisque nous ne nous sommes vus qu’une fois ou deux par an.  J’ai dû parvenir à bien masquer ma tristesse car Julian ne réagit pas du tout et son esprit demeure concentré sur ses préparatifs.  Je l’admire presque d’être aussi calme en cette nuit si spéciale.  Nous allions enfin nous revoir et pouvoir nous toucher.  J’ai si hâte de sentir ses lèvres sur les miennes.  Aucune réaction de sa part.  Il doit planifier une surprise pour rester aussi stoïque, lui qui résiste si peu à l’appel de mon corps habituellement.  Notre lien étant ce qu’il est, nous avions rapidement compris que nous devions nous lier l’un à l’autre afin de le consolider à notre anniversaire chaque année et pas selon notre premier échange de sang.  La période d’adaptation a bien failli nous exposer en plein Munitum à Chicago alors que nous nous étions croisés complétement par hasard, lors d’une mission d’ASARA, au cours de la première année.  Contrairement à ce que m’avait dit la Druidesse, nous n’avions pas eu besoin de temps pour en venir à la croisée des regards qui nous enflamme littéralement.  Nous sommes à la merci de la malédiction du sang de mon Père et nous devons la nourrir pour avoir un semblant de normalité.  Par chance, l’activité à faire pour l’alimenter est des plus agréables.  Je ne vais donc pas m’en plaindre.  Il y a tellement d’inconvénients à notre lien que je me dois de garder le positif en tête et mes fins de semaine d’amoureux avec Julian prônent au top de la liste.  Un des plus gros inconvénients du fait que nous soyons des Âmes Jumelles est que nous ne pouvons être dans des fuseaux horaire différents.  Cela nous met automatiquement hors-jeu le temps que l’autre dort.  Nous agissons alors tel des zombies, toutes nos fonctions étant diminuées au quart de leur capacité.  Cet état second nous rend totalement vulnérable l’un comme l’autre.  Cette situation a considérablement ralenti nos recherches concernant notre lien car je ne pouvais suivre ma Coterie à travers le monde.  Au début, Jörg se plaignait constamment que sans la figure sociale d’ASARA, il ne se passait pas grand-chose de bon.  Ce qui, je dois me l’avouer, m’a fait un petit velours.  Je trouve tout de même dommage pour les membres de ma Coterie de les pénaliser de la sorte.  Mais je n’y suis pour rien.  Après tout, c’est le Roi qui m’interdit de voyager à l’extérieur de notre fuseau horaire (sauf les rares fois où Julian est parvenu à coordonner ses déplacements avec les nôtres).  Il le fait pour notre sécurité, nous évitant une exposition supplémentaire à d’éventuels ennemis dont mon arrière-arrière-grand-Père Reiner.   Autre désagrément majeur de mon union avec Julian est que sa Mère, la Consul de Pittsburgh, ne m’apprécie pas du tout.  En fait, elle refuse carrément de me rencontrer.  Le climat politique entre nos deux cités est défini par des divergences d’opinions tranchées et des philosophies presque opposées ce qui n’aide pas à la situation.  La nuit de son retour chez-lui, j’ai senti en Julian énormément de déception et de colère.  Je savais qu’il discutait à cœur ouvert avec sa Mère du lien qui nous unit.  J’ai tenté de le réconforter et lui ai demandé de m’en parler.  Il a refusé de s’ouvrir à moi à l’époque et nous ne sommes jamais revenus sur le sujet.  Contrairement à moi qui n’arrive pas à lui cacher quoi que ce soit, la nature secrète de mon Skugga d’Amour lui permet de masquer beaucoup de détails sur ce qu’il vit et ressent.  Je n’apprécie pas particulièrement qu’il préfère garder pour lui ses émotions plutôt que de les partager avec moi, sa moitié pour l’éternité.  J’aimerais qu’il comprenne que je suis à ses côtés pour tout, pas seulement pour le meilleur.  Je me promettais de lui en parler cette semaine parce que pour la première fois depuis que nous sommes liés, nous avons planifié une semaine complète ensemble et à Montréal en plus. Durant le dernier quart de siècle, les Protecteurs Gustave et William ont été nos meilleurs alliés à l’extérieur de ma cité.  Grâce à eux, nous avons pu aisément nous retrouver au moins une fois par année dans des lieux sécuritaires et sous protection.  Les pauvres ont dû passer des tests auprès de Viktor, l’Évêque de ma ville, et un entretien avec le Roi avant qu’ils acceptent de me laisser aller sous leur garde.  J’étais gênée que mes Anciens les traitent aussi durement.  Je me suis sentie comme une poupée de porcelaine fragile qu’on ne pouvait confier à n’importe qui.  Lorsque je me suis excusée auprès des Protecteurs, frères de Coterie de ma moitié, Julian m’a sérieusement sermonnée, me rappelant que j’étais le joyau, non seulement de Montréal, mais aussi le sien et que ma sécurité était ce qui comptait le plus.  Gustave et William abondaient dans le même sens que lui.  Ils se sentaient même honorés d’avoir su gagner la confiance d’Immortels tel que Monseigneur de Cornouailles et son Éminence Kovacs.  Si la situation leur plaisait, que pouvais-je bien y faire ?  Après tout, l’important était que je puisse voir l’homme que j’aime et m’amuser avec lui.  Nous nous retrouvions plus souvent dans un manoir en périphérie de Baltimore ou dans une maison de campagne en banlieue de Toronto.  Francisco nous a trouvé une jolie villa près de Washington à trois reprises sans plus.  Jamais Virginia n’a proposé son aide.  Selon elle, l’animosité entre le Roi de Montréal et celui de New York ne se prêtait guère à ce que nous puissions même approcher la Grosse Pomme.  J’hésitais à la croire mais Julian a une grande confiance en elle.  Je sais qu’il va la visiter régulièrement, presque plus souvent que nous nous voyons nous-mêmes.  Je m’efforce donc de faire comme lui et croire qu’elle dit vrai, dans la mesure du possible.  Je n’éprouve aucune sympathie pour cette Purifiée.  Je dirais même que je ressens presque de la jalousie envers elle. Tâchant d’oublier cette Skugga irritante, je poursuis l’inventaire des constats des dernières années concernant ma relation avec Julian.  Je n’ai, fort heureusement, pas fait d’autres visites grâce à mon don incontrôlable.  Ce qui soulève l’hypothèse que la présence de Julian est nécessaire pour l’enclencher, me soulageant car je ne suis pas certaine de retrouver mon chemin sans lui.  Les rares moments que nous passons ensemble servent à une tout autre activité qu’à toucher des objets divers appartenant à des Immortels.  J’ai d’ailleurs de plus en plus hâte de le retrouver afin de l’embrasser.  Toujours aucune réaction de sa part.  Je commence à trouver bizarre qu’il ne partage pas mon humeur festive.  Son esprit est étrangement calme pour un Immortel qui va fêter ses 100 ans avec la femme qu’il aime.  Mais comme il m’a déjà fait le coup de m’ignorer pour me taquiner une nuit où nous allions justement nous retrouver, je décide de faire fi de son manège encore quelques instants et retourne à mes réflexions. Finalement, nous avons vécu les 25 dernières années sans véritable embûche.  Nous avons fini par nous habituer à ressentir des émotions appartenant à l’autre, à retenir subitement notre bête sans comprendre pourquoi, à éprouver une douleur provenant d’un coup imaginaire et même à parler seul ou sortir un argument hors contexte dans une conversation avec d’autres Immortels.  Malgré ces petits inconvénients, Julian est la plus belle chose qui me soit arrivée en 100 ans.  C’est incroyable de savoir que je ne suis pas seule et qu’il m’aime.  Je suis si enthousiaste à l’idée de le voir dans quelques heures que j’ai envie de chanter.  N’en pouvant plus de son silence, je décide de lui envoyer un message texte avec une photo de moi en sous-vêtements.  Habituellement, il ne résiste pas longtemps à ce genre d’invitation.  Je me prépare ensuite pour cette soirée spéciale, allant mettre la robe que j’ai choisie pour l’occasion dans ma pièce-penderie.  Je souris à mon reflet dans mon miroir sur pieds.  Bien que Farkas m’ait inquiétée, au tout début de ma relation avec Julian, en prétendant que je ne sentais plus vraiment la fleur, j’ai rapidement réalisé que j’étais encore une véritable descendante de Sakyu.  Au grand désespoir de ma tendre moitié qui ne comprend pas toujours mes élans émotifs, mon besoin de plaire, de séduire et d’être admirée par d’autres que lui.  Pas plus qu’il ne s’habitue à mon esprit compétitif cherchant à toujours vouloir être la plus belle et la plus convoitée sur un plancher de danse, surtout qu’il ne comprend pas mon intérêt pour le plancher de danse tout court.  Tout comme il est embêté par le fait que je puisse littéralement tomber en pamoison devant un objet magnifique, surtout une robe ou un bijou.  Il apprécie le fait que je me pâme également pour ses yeux ambre et son sourire, ce qui me pardonne mes quelques écarts de conduite à ses yeux. Bien qu'il tente de me le cacher, je sens bien les pointes de jalousie qu'il refreine difficilement lorsqu'un Immortel m'approche d'un peu trop près.  Je suis un être de contact.  Je ne peux pas tout changer dans mon comportement avec mon entourage.  À ma défense, j’ai bridé mon petit côté succube avec les humains.  Pour être honnête, je n’ai pas vraiment envie de partager quoi que ce soit avec eux.  Je n’ai envie que de Julian.  Les moments de chasse demeurent une part agréable de mon immortalité.  Je suis un rêve pour ces hommes et ces femmes.  Je leur fais du bien et je tiens à ce que cette expérience soit des plus agréables pour eux.  Je leur dois bien ça puisqu’ils me permettent de vivre.  Mais depuis que je suis liée à Julian, les humains ne sont que des repas pour moi, ils ne sont plus un amusement comme avant. À mon retour dans ma chambre, je regarde sur mon cellulaire.  Je fronce les sourcils, voyant que je suis sans réponse.  La seule raison qui pourrait expliquer qu’il mette autant de temps pour me répliquer serait qu’il soit en chasse et son esprit est beaucoup trop calme pour que ça soit le cas.  Je le connais suffisamment pour savoir qu’il lit.  Bien qu’il soit un peu tôt pour être dans l’avion avec Mina, l’Initiée de Jörg, je me dis que ça pourrait être possible qu’il est été si impatient et qu’il y soit déjà.  Je prends mon téléphone et l’appelle, un peu offusquée qu’il me néglige comme ça.    -          Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez composé, me dit une voix de femme dans un anglais parfait.  
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