Entre Sakyu

3054 Words
Je sais que Dorken s’est donné à fond dans les dernières années et qu’il a beaucoup voyagé avec Cybèle et Kat.  Ils m’en ont peu parlé.  En fait, je réalise, en y réfléchissant bien, que les membres de ma Coterie m’ont tenu à l’écart de presque tout ce qui concerne les recherches concernant le lien m’unissant à Julian.  Vu ce qui vient de se produire, je ne peux leur en vouloir.  Je comprends également le manque d’enthousiasme et de disponibilité de mon Évêque pour m’aider à augmenter mon niveau en Roma Theourgia afin que je puisse enfin lire les Reliques du Souvenirs léguées par mon Père.  Je me sens ridicule d’avoir été si imprudente et aveuglée par mon amour pour Julian.  J’ai été négligente et naïve de ne pas m’en être rendu compte plus tôt.  Je rumine mes sombres réflexions, assise dans un sofa du salon des Purifiés lorsqu’une douce voix féminine m’interrompt.   -          Vous semblez préoccupée, chère enfant, me dit la Doyenne du Cénacle, Dame De Montmagny.   Elle se tient près de moi, digne et fière.  Son regard bleu gris me scrute avec attention.  Dame de Montmagny est la Vétéran de mon sang, la plus ancienne de ma descendance dans la cité.  Elle est la dirigeante des Vinci.  Elle est ma mentor depuis tant d’années.  J’ai un profond respect pour elle.  Elle connaît bien ce qui anime les Sakyu, nos élans passionnels, nos obsessions ainsi que notre fierté légendaire.  Elle comprend mieux que quiconque le sang qui coule dans mes veines.  Elle peut certainement m’éclairer sur mon comportement des dernières années.  Elle pourra m’expliquer pourquoi j’ai l’impression n’avoir vécu que pour Julian durant les 25 années qui viennent de passer.    -          La passion, très chère, la passion.  C’est dans notre sang, bien que nous le vivions tous différemment.  Rébecca, tu as toujours été comme ça.  Tu as toujours été motivée et enflammée par tes projets.  Rappelle-toi l’arrivée de Cassie à Montréal.  Tu l’as prise sous ton aile.  Tu as parcouru l’Europe à la poursuite des contacts de ton Père pour découvrir et apprendre tout ce que tu devais savoir sur notre descendance afin de la comprendre et la protéger.  Tu as ramené le titre de Maîtresse des Arts dans tes valises pour en faire profiter ta Pupille.  Ton nom est connu à travers la communauté des Sakyu désormais.  Tu as monté une entreprise dans le milieu artistique afin de soutenir le plus grand nombre de nos compatriotes et pour découvrir de talentueux humains.  Tu as créé des « Soirées Passion » où nous avons la possibilité de savourer l’art sous toutes ses formes.  Tu embellis l’immortalité des citoyens de Montréal, attire les visiteurs par tes événements et favorise ainsi la propagation de notre philosophie.  Mais à la base, tout ça, c'était pour Cassie.  Tu souhaitais l’aider, la protéger d’elle-même et l’aimer comme elle le méritait.  Ta passion pour elle t’a même poussé à exiger que son Père paie pour l’avoir abandonnée, même si ça impliquait de confronter le Cardinal de Québec.  Puis tu as osé lui demander la permission de l’adopter.  J’ignore comment tu as réussi à l’amadouer cette nuit-là, mais je te lève mon chapeau.  C’est bien la dernière chose que nous aurions cru possible entre vous deux.  Il peut à peine te regarder sans qu’une veine ne lui explose en plein visage.   Je retiens difficilement un sourire en imaginant l’image du Cardinal de Québec en colère contre moi.  C’est d’ailleurs le seul visage que je lui connaissais ou presque.  Je dois avouer que la nuit du procès, j’ai, pour la seule et unique fois, sentie une certaine dose de respect émanée de lui.  Je lui avais demandé un entretien privé afin de discuter de la sentence que j’envisageais comme punition envers le Père de Cassie.  Je lui avais clairement exposé que je n’étais pas naïve et que je refusais tout de cet être infâme.  Je ne voulais rien qui vienne de Philadelphie, à l’exception de Cassie elle-même.  Aucun dédommagement ne me convenait car je n’avais aucunement confiance en cet Immortel, ni en la cité qui le soutenait.  Je désirais également éviter que ma Pupille le voit à nouveau.  Il l’avait considérée comme une aberration alors qu’elle était une Étincelle.  Sur ce point, le Cardinal et moi nous nous étions rejoints.  Il était inacceptable d’abandonner son enfant.  Il était inconcevable de livrer un agneau aux lions comme cet être sans scrupule l’avait fait.  Je l’avais surpris en lui demandant d’envisager la possibilité d’une adoption, faisant de moi la Mère de Cassie Mitchell, en guise de réparation pour tous les torts causés par son abominable Père.    -          Pourquoi croyez-vous être la meilleure personne pour prendre soin de son éducation dans notre société ? m’avait-t-il alors demandé, le plus sérieusement du monde.     -          Je ne suis pas meilleure qu’une autre personne, avais-je répondu, avec honnêteté.  Mais j’ai pris le temps d’aller chercher les réponses à mes questions lorsque j’ai compris que Cassie était différente.  Je n’ai pas craint l’inconnu qui s’ouvrait devant moi.  Au contraire, j’ai vu la peur et la honte dans son regard et j’ai voulu que ça disparaisse.  Une si jeune Immortelle n’aurait jamais dû avoir à craindre pour sa survie, croyant qu’elle était touchée par une malédiction alors qu’elle possède un aussi grand potentiel en elle.    J’ignore ce qui l’avait convaincu dans cette réponse.  Il m’avait simplement demandé de quitter la pièce dans laquelle nous discutions sans plus.  De retour dans la salle d’audience, après avoir repris sa place devant l’assemblée des nombreux Sakyu présents au procès, il avait prié Cassie de se lever.  Il lui avait ensuite fait part de ma requête, lui demandant ce qu’elle pensait de tout cela.  Émue, elle lui avait dit qu’elle serait honorée de prétendre être la fille de la Première Prêtresse Duhamel, qu’elle ne pouvait rêver mieux.  Il avait alors annoncé haut et fort que je devenais officiellement aux yeux de tous la Mère de cette jeune Étincelle selon la Tradition de la Progéniture de notre société.  J’avais à peine eu le temps de réaliser ce qu’il venait de dire que Cassie me sautait au cou, des larmes de joie inondant son magnifique visage.  Le véritable Père de mon Étincelle s’insurgea et voulut s’en prendre à nous.  Heureusement, d’une voix plus qu’autoritaire, le Cardinal l’avait ramené à l’ordre.   -          L’ordure que vous êtes devrait rester assis, car tel est mon jugement, s’était écrié le Vétéran de mon sang en voyant l’indigne Sakyu nous menacer physiquement.  Je m’assurerai personnellement que vous perdiez tout prestige au sein de notre communauté ainsi que dans votre cité.  Un être aussi ignorant que vous ne mérite aucun soutien.  Vous subirez le même traitement que vous avez infligé à votre propre sang.  Tout comme je ferai couler le vôtre par une démonstration de l’aversion que j’éprouve pour le genre de personnes que vous êtes.  Que l’on fasse venir Verdugo.   Plusieurs murmures s’étaient alors fait entendre dans la salle.  Parlant espagnol, j’avais levé un sourcil à la mention du nom de l’Immortel qu’il venait d’appeler.  Verdugo signifiait bourreau.  En le voyant arriver quelques minutes plus tard, j’avais compris pourquoi il se nommait ainsi.  Verdugo était un Protecteur de la Congrégation des Mathetes Loudas.  Il en portait les couleurs avec style, le noir et l’argent.  Il était aussi baraqué, sinon plus que Jörg.  Ses bras, que nous pouvions admirer puisqu’il portait une veste sans manche, étaient si musclés que je ne pensais pas pouvoir en faire le tour de mes deux mains.  À sa taille, une longue épée pendait ainsi qu’un fouet à plusieurs lanières.  J’avais immédiatement reconnu le chat à neuf queues, l’arme de punition par excellence dans notre Congrégation.   -          Travis Milton, levez-vous, avait exigé le Cardinal, lorsque Verdugo était enfin arrivé.  Vous êtes déclaré coupable de négligence et d’abandon ayant causé torts, incertitudes et souffrances pour votre Progéniture alors qu’il était de votre responsabilité de la protéger de tous ces tourments dans les premières années de son Immortalité.  Le Secrétaire ici présent vient de terminer la rédaction de vos nouveaux statuts au sein de notre société.  Il les remettra lui-même au Chancelier de Philadelphie, Monsieur Da Silva, si je me souviens bien, afin qu’il remplace vos lettres de présentation et que tous sachent bien ce que vous n’êtes plus rien à nos yeux.   Le verdict semblait plaire à la majorité des Immortels dans la salle.  L’abandon d’un Enfant était généralement un sujet qui ralliait même les pires ennemis.  J’en vivais justement la preuve en personne alors que celui que je m’amusais depuis tant d’années à être une épine dans le pied me donnait exactement ce que je voulais.  Il permettait à Cassie de se venger de son Père tout en mettant la réputation de Philadelphie à mal.  Je jubilais.   -          Accusé, retirez vos vêtements, avait ensuite ordonné le Cardinal.  Afin de m’assurer que vous compreniez bien l’odieux de votre crime et parce que je souhaite envoyer un message fort à tous les descendants de la Première-Née Sakyu, je vous condamne à recevoir 20 coups de fouet.  Offrir l’immortalité est un privilège qui se mérite et qui doit être fait dans le plus grand des respects.  Nul ne peut se soustraire aux responsabilités que cela implique.  Que votre chair se souvienne.   Paniqué, le Sakyu avait refusé de bouger, forçant notre Vétéran à le menacer d’utiliser la force ou la domination pour le faire obtempérer.    -          Vous n’êtes définitivement pas un homme pour agir de la sorte, avait sifflé notre Aîné avec mesquinerie.  Vos agissements envers Mademoiselle Mitchell nous le démontraient.  Votre attitude en ce moment nous le confirme.  Reprenez-vous et assumez pour cette fois.  À moins que vous souhaitiez que j’ajoute « le lâche » dans vos lettres de présentation, l’avait-il menacé d’une voix sourde.    Étonnamment, Travis Milton avait retiré tous ses vêtements et s’était présenté devant Verdugo la tête haute, affrontant enfin son destin.  Cassie l’avait alors regardé recevoir les 20 coups de fouet sans sourciller.  Il s’est effondré la faisant sourire.  Elle s’est tournée vers moi à la fin, les yeux brillants.   -          Tout est désormais terminé, Mère.  Je commence un nouveau chapitre de ma vie et c’est grâce à vous.  Merci !    Elle m’avait serrée dans ses bras et nous avions quitté la salle d’audience, pressées d’aller annoncer la bonne nouvelle à la délégation de Montréal.  J’avais également appelé Ramõn pour lui annoncer que nous avions une Fille.  Après tout, c’était lui qui m’avait vendu l’idée de l’adoption en m’épaulant dans mes démarches pour le procès.  Il semblait si fier de moi.   -          La vie était si simple à cette époque, soupiré-je en revenant dans le moment présent.  Jamais je n’ai eu l’impression d’abandonner ma Coterie lorsque je m’occupais de Cassie.  Alors que cette fois, j’ai le sentiment d’avoir négligé le serment que j’ai signé envers eux.  Dor… Le Colonel Dorken semble en colère contre moi parce que je n’étais pas disponible pour une réunion non-planifiée hier soir.  Le Colonel Lewis m’apprend que mon frère de Coterie en avait gros sur le cœur.  Je suis Première Prêtresse et je n’ai rien vu de tout ça.  Comment ai-je pu les négliger autant ?   -          Les membres d’ASARA savaient que ton univers tournerait autour de Julian, nous les avions prévenu, m’annonce la Doyenne doucement.  Mais jamais nous ne pensions que tu accepterais de le laisser vivre loin de toi aussi longtemps.   Je suis plus qu’intriguée par ce qu’elle vient de m’avouer.  Elle est une Aînée, ce qui signifie qu’elle a plus de 3 siècles d’existence dans notre société.  Bien que je sois à l’aise en sa présence, je me sens mal de la regarder dans les yeux mais je ne peux m’empêcher de la fixer, stupéfaite d’apprendre qu’ils ont anticipé mes réactions.  Puis j’entends la voix de Kiara dans ma tête me narguant que je suis un véritable livre ouvert.    -          Je suis si facile à lire que ça, grommelé-je.    -          Julian et vous êtes des Âmes Jumelles, Rébecca.  Tu es une descendante de Sakyu.  Nous n’avions même pas besoin de te lire pour savoir que tu le prioriserais continuellement.    Elle m’explique que le Conseil des Dirigeants avait donné l’ordre aux membres de ma Coterie de m’informer du strict minimum sur leurs recherches tant et aussi longtemps que Julian habiterait à Pittsburgh.  Le Conseil avait également demandé au Roi de tenter de persuader ma moitié de venir s’établir à Montréal pour sa protection ainsi que la mienne, des scénarios catastrophes tel que celui que nous venons de vivre ayant été envisagés.    -          Monseigneur refusait à chaque fois, disant souhaiter vous laisser votre libre-arbitre.  La rumeur dit qu’il s’en veut.  Sinon, pourquoi t’aurait-il veillée jour et nuit pendant trois mois dans son bureau ?  Pourquoi t’aurait-il laissé le frapper pendant plus de deux minutes lorsque tu as appris qu’il ignorait où était Julian ?   -          J’ai frappé Monseigneur aussi longtemps, m’horrifié-je.  Ma bête me contrôlait.  Je me souviens seulement qu’il me promettait de me le ramener en me caressant les cheveux lorsque je suis revenue à moi.    -          La Professeure Jacobs m’a dit qu’il a ordonné à son Éminence de ne pas te calmer et nous savons qu’il aurait pu le faire lui-même.  Je crois qu’il t’a laissé décharger une colère contre lui qu’il jugeait justifiée.  Qui sait ?  Comment se punit un Père qui se sent responsable de ce qui arrive à ses enfants ?   -          Mais il n’est pas responsable, soupiré-je une fois de plus.  Pas plus que vous ou le Conseil des Dirigeants.  J’ai même pris tout mon courage pour le dire à son Éminence hier en venant au Mun...   -          Il nous l’a rapporté en réunion, me coupe Dame de Montmagny.  De sages paroles.  Dignes de la Prêtresse que tu es.  Mais, tout à fait entre nous, tu lui as vraiment tenu la main et regardé dans les yeux tout le long que tu lui parlais, dit-elle avec admiration, me prenant la main à son tour.   -          J’ai peut-être accéléré le débit vers la fin parce que j’avais hâte de le lâcher, avoué-je sur le ton de la confidence.  Il est franchement intimidant d’aussi près.   Elle me sourit et tapote ma main.  Je vois la tête de Jörg apparaître dans l’embrasure de la porte du salon.  Il nous remarque et entre.  Il offre ses respects à Dame de Montmagny, s’excusant de nous interrompre.  Il me rappelle ensuite que nous avions une réunion 15 minutes plus tôt.   -          Ho ! s’exclame la Doyenne, reprenant subitement son attitude d’Aînée.  Nous papotions tellement que le temps a filé.  Mon erreur, Colonel Dorken, j’en suis navrée.  Je venais justement à votre rencontre lorsque j’ai croisé notre Première Prêtresse.  Le Conseil des Dirigeants m’a chargé de vous informer que l’arrivée officielle de Monsieur Peters en tant que citoyen de Montréal signifie que vous devez débuter la phase 2.  J’espère que vous êtes prêts.   -          Nous le sommes depuis longtemps, Doyenne, s’incline Jörg avec étiquette.  Rébecca, nous t’attendons dans notre salle habituelle.   Il sort de la pièce sans un mot de plus.  Je le regarde, un peu triste.  Il a vraiment pris ses distances avec moi.  Je n’aime pas ça.  Je me lève en même temps que Dame de Montmagny.  Je lui offre mes respects envers son rang avant de la quitter.    -          Prêtresse Duhamel, vous avez été présente pour les citoyens de votre ville lorsque vous étiez ici, loin de votre moitié, me rappelle mon Aînée, reprenant son rôle de dirigeante de la cité, mettant celui de mentor et confidente de côté.  Vous pourriez trouver difficile de jongler avec votre rôle au sein de la communauté, celui au sein d’ASARA et votre tout nouveau rôle de conjointe à temps plein.  Les prochaines semaines risquent de vous paraître chaotiques.  Votre passion et votre lien vous ramèneront constamment vers lui.  Soyez disciplinée.   -          Je vous promets de faire tout mon possible, Dame de Montmagny.  Merci d’être là pour me guider.   -          Vous savez bien que vous pourrez toujours compter sur moi.    J’acquiesce en silence avant de me rendre à la salle de réunion où ma Coterie m’attendait.  
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD