– J’ai voulu souper là, dit-elle en riant… nous serons plus vite au lit.
Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussi coquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de ses sœurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins tendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres, étalé au fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées, après leur course à travers champs, l’ondée qu’ils avaient reçue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui l’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre, c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneux dont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot : « Laisse-nous Machaume… nous nous servirons… » Et comme la paysanne jetait la porte en s’en allant : « N’y fais pas attention, elle m’en veut de trop t’aimer… Elle dit que je perds ma vie… ces gens de campagne, c’est si rapace !… Sa cuisine, par exemple, vaut mieux qu’elle… goûte-moi cette terrine de lièvre. »
Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste remonter jusqu’à l’épaule les manches d’une gandoura d’Alger, de laine souple et blanche, qu’elle portait toujours à la maison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette ; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette, ils parlaient de cette soirée.
– Oh ! moi, disait-elle, dès que je t’ai vu entrer, j’ai eu envie de toi… J’aurais voulu te prendre, t’emmener tout de suite, pour que les autres ne t’aient pas… Et toi, qu’est-ce que tu pensais, quand tu m’as vue ?…
D’abord elle lui avait fait peur ; puis il s’était senti plein de confiance, en intimité complète avec elle.
– Au fait, ajouta-t-il, je ne t’ai jamais demandé… Pourquoi t’es-tu fâchée ?… Pour deux vers de La Gournerie ?…
Elle eut le même froncement de sourcils qu’au bal, puis un geste de tête :
– Des bêtises !… n’en parlons plus…
Et les bras autour de lui :
–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi… j’essayais de me sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, je ne pourrai jamais…
– Oh ! jamais.
– Tu verras.
Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presque menaçant, dont lui fut jeté ce « tu verras… ». Cette étreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyait fermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…
Même à quoi bon se dégager ?… Il était si bien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée d’amour à la campagne…
Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystère :
– Il est là… il veut vous parler…
– Comment ! il veut ?… Je ne suis donc plus chez moi !… tu l’as donc laissé entrer…
Furieuse, elle bondit, s’échappa de la chambre, à moitié nue, la batiste ouverte :
– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…
Mais il ne l’attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu’il fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore le désordre du petit souper, il entendait le bruit d’un débat terrible étouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme, irritée d’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu’il ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de mots ignobles arrivant jusqu’à lui comme d’une dispute de brasserie de filles.
Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé d’un éclaboussement de taches sur de la soie ; et la femme salie aussi, au niveau d’autres qu’il avait méprisées auparavant.
Elle rentra haletante, tordant d’un beau geste sa chevelure répandue :
– Est-ce bête un homme qui pleure !…
Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage :
– Tu t’es levé !… recouche-toi… tout de suite… Je le veux…
Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste et de la voix :
– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’en aller comme ça… D’abord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.
– Mais si… Pourquoi donc ?…
– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendras encore… oh ! c’est que je te connais.
Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications et l’assurance réitérée qu’elle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la porte, n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant à se faire pardonner.
Une longue et profonde caresse d’adieu les retint dans l’antichambre.
« Alors… quand ?… » lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un coup de sonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.
On entendit une plainte étouffée, puis le froissement d’une lettre glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.
– Quand je te disais que j’étais libre… tiens !…
Elle passa à son amant la lettre qu’elle venait d’ouvrir, une pauvre lettre d’amour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissait n’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sans retour, promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon Dieu ! ne pas la perdre…
« Crois-tu !… » dit-elle avec un mauvais rire ; et ce rire acheva de lui barrer le cœur qu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.
« Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et navrante… » et tout bas, d’une voix grave, en lui tenant les mains :
– Voyons… pourquoi le chasses-tu ?…
– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.
– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.
– M’ami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant c’est une fatigue, une honte ; j’en avais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire que toi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en fais mon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m’aimer.
Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce qu’il lui faisait perdre ?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de v*****t, de malsain, en entendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé qui alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encore l’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom en péril.
L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deux mots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtant ce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. « Je n’ai pas d’amour-propre… » lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas au restaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle se contentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.
« Veux-tu de moi, ce soir ?… Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. » Et elle s’en allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensonge qu’il balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche… le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore… » De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant ce temps-là.
Malheureusement, l’examen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’un dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire « merci, Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.
– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je te veille…
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge ; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avait d’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, – un divan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste de police.
– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi ?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer Machaume.
Elle se mit à rire. Beau temps qu’elle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robe qu’elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.