PROLOGUELe vieil homme clignait des yeux. Ses paupières d’aigle marin tannées par le soleil et le vent incisaient un visage à la peau mate, à peine ridée. Les yeux d’Aphorien étaient d’un bleu aussi clair que celui du jour de sa naissance, 83 ans auparavant.
Le dernier des Ki Du (chien noir, un surnom devenu un patronyme) paraissait vingt ans de moins que son âge. Avec un visage en figure de proue de vaisseau corsaire, il était de ces sculptures évoquant les dieux mythologiques. Si le temps avait modifié son corps, Aphorien Ki Du avait conservé des marques étranges, semblables à celles des signes tribaux de ces vieux chefs indiens ou africains au visage impénétrable. Les veines de son cou et de ses bras, saillantes et bleues, roulaient à fleur de peau, charriant un sang vaillant et vigoureux.
*
L’aube était enfin là. Une aube de fin d’hiver. La première quinzaine de printemps n’avait pas encore nourri de sève fraîche les rameaux des figuiers du Ster Nibillic à Lesconil. Livrée à elle-même, la nature ici n’est pas toujours généreuse pour la végétation. Quelques figuiers, des pommiers rustiques, des buissons d’églantine marine mêlés à des touffes de fusain conquièrent cependant régulièrement leur territoire. Pour le reste, des haies de ronciers, d’aubépine, ou simplement le sable et le roc tiennent lieu de décor naturel sans fioritures. Les jardins sont toujours beaux.
La maison d’Aphorien, élevée au bord du Ster par un grand-père Ki Du au début du XIXe siècle – une pierre gravée en 1807 en attestait – tassait ses murs de granite sous un toit d’ardoises gris de sable et de sel. Des taches de lichens puisaient avidement leur nourriture d’ascète dans la pierre sèche. L’habitation, malgré une rusticité certaine, aurait valu aujourd’hui une fortune. Mais le fou ou l’importun qui aurait osé en proposer un pont d’or à Aphorien… aurait été reçu à coups de fusil. Un Ki Du ne vend pas, surtout à des étrangers venus des villes.
Ultime porteur des chromosomes familiaux, Aphorien avait pris ses distances avec le temps. A sa mort, tout ce qu’il possédait irait aux sauveteurs en mer. Son testament, établi devant le notaire de Penmarc’h en attestait. C’est donc le cœur apaisé et l’âme libre qu’il laissait s’écouler les jours qui lui restaient à vivre.
S’il n’avait d’ennemi que le temps, Aphorien ne s’en serait guère soucié. Celui-là est invincible. Mais ses pensées portaient ailleurs et il n’entendait pas partir avant d’avoir réglé certains comptes.
*
La ria du Ster, file ses longs capillaires jusqu’aux abords marécageux du four du manoir de Kerhoas. Le Ster est un petit coin de paradis terrestre pour les scientifiques du monde entier, redécouvrant avec des yeux d’enfant la création du monde. Des larves transparentes d’animaux marins aux yeux minuscules en bulle d’eau, des poissons d’acier d’un millimètre, des grappes d’œufs protégeant des millions de vie roulent au fil du courant. Un mouchoir de varech protège des milliers de flets de la déshydratation, de la sécheresse, et surtout de la bêtise humaine. Des anguilles, ces voyageuses au long cours qui, demain, rouleront dans la mer des Sargasses préparent ici leur avenir à la fois fécondateur et mortel.
Un marin barbu en retraite, taillé dans le roc, solide comme une sentinelle de poste avancé, spécialiste des estuaires, veille jalousement sur la quiétude et la protection de ces embryons venus des origines du monde.
*
Ce matin-là donc, la saison ne s’était pas encore totalement accordée aux vibrations célestes. Il manquait encore deux notes de vert, un triolet bleu-orange-miel, pour que l’on reconnaisse enfin l’arrivée du printemps.
Les rives du Ster Leskon avaient beaucoup changé depuis tant d’années : il n’y avait plus de passeur en “plate”, plus de moulin, et le quartier des Quatre Vents avait changé d’allure.
Un pont, dont on pouvait dire beaucoup de mal, avait changé la passe en vasière. Mis sur la sellette depuis 40 ans, le dossier “pont du Ster” n’avait pas encore trouvé de solution.
*
Deux étroites fentes taillées dans les volets de chêne de la maison d’Aphorien captaient la première grisaille d’un matin lourd, sombre de déchirures nocturnes. Les dieux du ciel se réveillaient-ils de mauvaise humeur ? Leurs mouvements, alanguis par une épaisse couverture de nuages, traînaient en longueur des fumerolles biscornues, élastiques, informes, s’étirant dans l’espace. Le cosmos toussait encore des fragments de nuages nés de l’apparition de l’univers. Parcourant des milliards d’années-lumière, ils s’échouaient aux rives de la terre, se volatilisant en nues de brume, en capelines de brouillard. Frôlant la mer aussi lisse qu’un galet, des volutes de bruine naissaient du néant.
*
Aphorien avait le front haut, des orbites un peu creuses, un menton légèrement prognathe où pousserait aujourd’hui une barbe grise de vieillard, s’il ne la rasait soigneusement comme chaque matin au “coupe-chou” traditionnel. Ses doigts ne tremblaient pas en manœuvrant la terrible lame glissant au ras des joues. Il passait encore sa peau à la pierre d’alun utilisée par les anciens barbiers pour apaiser le feu du rasoir. Aphorien possédait des masséters d’une puissance peu commune et sa mâchoire au profil sauvage, soulignait ses traits.
En fait de tribu pourtant, Aphorien était plutôt seul depuis plusieurs années, unique héritier d’une famille qui s’éteindrait à son dernier battement de cœur. Il ne léguait rien à personne (sinon à la mer) et, quand on l’aurait incinéré, on y disperserait son âme et son image. Insensible à la peur, à son âge, Aphorien ne s’inquiétait pas de l’avenir, le mot n’ayant, dans son esprit, qu’une signification toute relative.
Sans trop croire en Dieu, il ne craignait en aucune façon le diable. Aurait-il eu Satan et Balthazar entre les mains, qu’il se serait proposé de les écraser à coups de talon entre les cornes. Son tempérament l’aurait même porté à chercher la bagarre.
*
Bien qu’aucun rai de lumière ne forçât encore la fente des volets de sa maison des Quatre Vents, à Lesconil, Aphorien savait que le matin arrivait enfin sur le Ster Nibillic. Si la plus monstrueuse des tempêtes ne l’avait jamais effrayé, aujourd’hui qu’il vivait seul, il n’aimait pas ces nuits où le vent couvre les bruits extérieurs. Non qu’il ressentît de la peur, mais la nature en colère couvre les pas des intrus.
Une épaisse couche de gravillons cernait l’habitation. Aphorien trouvait là le moyen le plus sûr, et le moins coûteux, de décourager d’éventuels visiteurs indiscrets. Mais, la nuit, quand le fracas du vent couvre les crissements et que la verrière de l’étage claque, le vieil homme savait qu’il devait redoubler de vigilance. Ce qui ne changeait en fait pas grand-chose, car voilà des années qu’il ne dormait pratiquement plus. Ou, si peu que le moindre grincement des volets de la maison voisine alertait ses sens.
— Ça m’étonnerait qu’ils connaissent la graisse ceux-là ! bougonnait-il à l’attention de ces voisins citadins, trop souvent absents. Des gens de la ville. Ils n’auraient rien fait de bon dans la Marine. Ce n’est pas avec des gars comme ça qu’on gagnerait une guerre !
Ses références toutes personnelles et sa mauvaise foi affirmée, n’ayant d’égale que son attention aux bruits nocturnes, les années avaient définitivement aiguisé sa méfiance naturelle.
*
Aphorien attendait une visite à 7 heures 30 du matin. Celle de l’infirmière qui achevait la série d’une petite dizaine de piqûres recommandées par le corps médical pour un lumbago d’anthologie. Aphorien, un homme de bien, sans esprit retors, s’était immédiatement pris d’une grande affection pour cette jeune femme qui aurait pu être son arrière-petite-fille. Ses longues années de solitude, une existence bouleversée par la fureur de nombreux événements et un caractère de chat sauvage, l’avaient, en réalité, desservi dans ses relations sociales.
Une vague relation sentimentale, quarante-sept ans auparavant, ne lui avait pas arrangé le caractère. Une jolie veuve blonde, un peu ronde, facilement consolable et souriante, lui avait griffé le cœur. Roucoulante et aguichante, elle avait cependant, après un essai furtif mais dynamique avec Aphorien, préféré lier son avenir à celui d’un commerçant, déjà âgé mais aisé et veuf lui aussi, de Kemper-Corentin. Le commerce de dentelles et fanfreluches de l’homme, assez porté sur les arts féminins, possédait une belle réputation où la fantaisie se dissimulait derrière la discrétion.
C’est avec un certain dépit qu’Aphorien, bel honnête homme, avait d’abord pensé éliminer physiquement le malotru d’un coup de couteau vrillé dans son nombril. Il avait songé également à lui couper les oreilles en public ou à le plonger dans la vase jusqu’au cou… les jambes à l’extérieur ou, éventuellement, à l’abandonner nu en plein hiver sur une des îles des Glénan, les tripes nouées à un fouet de laminaires. Chez lui, on ne plaisantait guère avec l’honneur. Ni avec rien d’autre, d’ailleurs.
Mais Aphorien apprit que l’homme, plutôt laid et grassouillet, s’était rapidement garni le front de solides paires de cornes. Il trépassa d’ailleurs, assez tragiquement et mystérieusement, peu après. On trouva son corps, lardé de coups de couteau, roulant dans l’Odet, devant la Préfecture. Il laissait indifférents les mulets, les tacons, prêts à toute compagnie, mais qui en avaient vu bien d’autres, et échoua sur la table de marbre de la morgue. Si sa flanelle avait raclé le sable, s’entortillant au pied des pontons, l’affaire ne fut jamais éclaircie. La belle héritière n’en ressentit aucun chagrin. Elle vendit son magasin de dentelles en deux temps et trois mouvements, pour s’en aller courir la vie au bras d’un danseur professionnel de tango au passé un peu trouble.
Aphorien n’aimait ni les cornes, ni les dentelles, et encore moins le tango. Il plia son couteau et rangea ses pensées vengeresses au rayon des souvenirs amers et des amours déçues.
*
Ses regrets se dissipèrent au fil du temps. A en croire certains, la veuve mourut assez jeune du côté de Santiago du Chili. Les os du danseur de tango reposeraient, quant à eux, dans la fosse commune d’un cimetière marseillais. C’est à Phocée, rue du Panier, en effet, que la belle marchande de dentelles avait rencontré un autre homme, un de ces aventuriers à la “navaja” précise, à la main leste et au sourire charmeur. Comme de nombreuses femmes à la poitrine opulente, elle jouait allégrement de la mamelle. Idiote, mais pas sotte, elle allécha aisément l’apache de seconde zone au regard impressionnant.
Il jouait aussi aisément du “chausson” que de la lame. Tueur confirmé – « J’ai fait quelques belles boutonnières », affirmait-il – il dansait aussi bien le tango qu’il maniait le couteau. Idiote, elle en avait bien ri.
Pas sotte, elle n’avait pourtant pas assez rapidement compris.
Il lui proposa Saïgon, ils poussèrent jusqu’à Hanoï. Mais la suite de son existence se perdait de trottoirs en maisons closes. Elle fut même pensionnaire en Indochine vers 1950 d’un BMC (Bordel Militaire de Campagne) où elle rencontra, un jour, fait du plus grand hasard, un “Marsouin”* natif des rives de l’Odet. Ils égrenèrent quelques souvenirs et échangèrent un peu de monnaie. La guerre et le commerce ne perdaient jamais leurs droits.
Elle regretta de ne pouvoir entrer dans la valise du soldat qui rentrait sur Brest. Quelques mois de trottoir l’absorbèrent et elle voyagea au gré de sa détresse, achevant sa vie dans le plus crasseux des bas-fonds chiliens. Ses dentelles, à son image, n’étaient plus que de tristes symboles en loques.
*
Aphorien avait donc bâti sa vie sur d’autres certitudes, se méfiant désormais comme de la peste des marchands de fanfreluches et des veuves blondes aux grosses poitrines. La vie avait passé et, même s’il n’avait jamais vraiment oublié cette histoire, lui qui n’était pas du genre communicatif, s’était un peu plus renfermé sur lui-même. N’étant pas homme à confier ses sentiments, il avait définitivement rejoint le cercle familial dont chacun affirmait qu’il n’aurait jamais dû se séparer.
*
La vérité oblige à avouer que la famille d’Aphorien Ki Du était hors du commun. Chacun, à l’époque, reconnaissait que Barbe, la mère et chef de famille, était une sainte femme. Dans une région où le matriarcat s’apparente à une supériorité chromosomique, elle n’avait rien en reste. Fille aînée d’une famille moselloise de treize enfants, elle avait, sur les conseils de son père alors paralysé, accouché sa propre mère d’une sœur et d’un frère en 1922. Taillée en tronc d’arbre mais douce comme le duvet, Barbe, décédée depuis bien longtemps, avait épousé Déodat, lui aussi disparu. Ils avaient eu deux garçons, des jumeaux, Immoléon et Aphorien connus sous le nom des frères Ki Du. Ce qui n’avait rien d’étonnant, tant il était habituel ici de prendre le nom d’un quartier, d’un bateau (c’était le cas), d’un grand-père… ou d’un métier.
Le premier des Ki Du, peu après la guerre de septante (1870), avait ainsi appelé son misainier d’un surnom acquis dans l’armée. Dans la famille on révérait la mémoire de cet aïeul, mort à 102 ans, qui allait égorger le Prussien derrière les lignes. « Il est comme le chien noir du diable », disaient ses compatriotes bretons. « Il disparaît le jour et on ne le voit pas la nuit. »
Rude, solitaire, toujours volontaire pour les coups durs, Ki Du avait marqué ses descendants des traits les plus forts de son caractère.
Chez les Ki Du on ignorait la peur physique, sachant, par expérience, que le plus fort ou le plus dangereux des hommes se couchait toujours sous un coup de poignard ou une balle de revolver. Ce n’était qu’une question de circonstances.