II - Le rassemblement sur la place du Marché-1

2025 Words
II Le rassemblement sur la place du Marché La belle ville, où nous nous trouvions alors, était le véritable centre de la rébellion, bien que Monmouth n’y fût pas encore arrivé. C’était une localité florissante, faisant un grand commerce de laine et de draps à côtes, qui donnait du travail à près de sept mille habitants. Ainsi elle occupait un rang élevé parmi les cités anglaises, et n’avait au-dessus d’elle que Bristol, Norwich, Bath, Exeter, York, Worcester, entre les villes de province. Taunton avait été longtemps fameux non seulement par ses ressources et par l’initiative de ses habitants, mais encore par la beauté et la bonne culture du pays qui s’étendait autour d’elle et produisait une vaillante race de fermiers. Depuis un temps immémorial, la ville avait été un centre de ralliement pour le parti de la liberté, et pendant bien des années elle avait penché pour la République en politique et pour le puritanisme en matière de religion. Aucune localité du Royaume n’avait combattu avec plus de bravoure pour le Parlement, et bien qu’elle eût été deux fois assiégée par Goring, les bourgeois, sous les ordres du courageux Robert Blake, avait lutté si désespérément que chaque fois les Royalistes avaient été obligés de se retirer déconfits. Pendant le second siège, la garnison avait été réduite à se nourrir de la chair des chiens et des chevaux, mais pas un mot relatif à une reddition n’était sorti de sa bouche, non plus que de celle de l’héroïque commandant. C’était ce même Blake sous lequel le vieux marin Salomon Sprent avait combattu contre les Hollandais. Après la Restauration, le Conseil Privé, pour faire voir qu’il se souvenait du rôle joué par la glorieuse ville du comté de Somerset, avait ordonné, par une mesure toute spéciale, la démolition des remparts qui entouraient la cité vierge. Aussi, au temps dont je parle, il ne restait de l’enceinte de murs épais, si bravement défendue par la dernière génération de citadins, que quelques misérables amas de débris. Toutefois il restait encore bien des souvenirs de ces temps orageux. Les maisons du pourtour portaient encore les cicatrices et les lézardes produites par les bombes et les grenades des cavaliers. D’ailleurs, la ville entière avait une farouche et martiale apparence. On eût dit un vétéran parmi les cités qui avaient combattu au temps jadis. Elle ne redoutait point de voir encore une fois l’éclair des canons et d’entendre le sifflement aigu des projectiles. Le Conseil de Charles pouvait détruire les remparts que ses soldats avaient été incapables de prendre, mais nul édit royal n’avait le pouvoir d’en finir avec le caractère résolu et les opinions avancées des bourgeois. Bon nombre d’entre eux, nés et grandis dans le fracas de la guerre civile, avaient subi dès leur enfance l’action incendiaire des récits de la guerre de jadis, et des souvenirs du grand assaut où les mangeurs d’enfants de Lumley furent précipités en bas de la brèche par les bras vigoureux de leurs pères. Ainsi furent entretenues dans Taunton des dispositions plus énergiques, un caractère plus guerrier qu’en toute autre ville provinciale d’Angleterre. Cette flamme fut attisée par l’action infatigable d’une troupe d’élite de prédicants non-conformistes, parmi lesquels le plus en vue était Joseph Alleine. On n’eût pu mieux choisir comme foyer d’une révolte, car aucune cité n’attachait plus de prix aux libertés et à la croyance qui étaient menacées. Une forte troupe de bourgeois était déjà partie pour rejoindre l’armée rebelle, mais beaucoup étaient restés à la ville pour la défendre. Ceux-ci furent renforcés par des b****s de paysans, comme celle à laquelle nous nous étions nous-mêmes attachés. Elles étaient accourues en masse des environs, et maintenant elles partageaient leur temps entre les discours de leurs prédicateurs favoris, et l’exercice qui consistait à s’aligner et à manier leurs armes. Dans les cours, les rues, les places du marché, on apprenait la marche, la manœuvre, le soir, le matin, à midi. Lorsque nous sortîmes à cheval après le déjeuner, toute la ville retentissait des cris de commandement et du fracas des armes. Nos amis d’hier se rendaient sur la place du marché au moment où nous y arrivâmes, et ils nous eurent à peine vus qu’ils ôtèrent leurs chapeaux et nous accueillirent par des acclamations nourries, et ils ne consentirent à se taire que quand nous les eûmes rejoints au petit trot pour prendre notre place à leur tête. – Ils ont juré qu’aucun autre ne serait leur chef, dit le ministre, debout près de l’étrier de Saxon. – Je ne pouvais pas souhaiter de plus solides pillards à conduire, dit-il. – Qu’ils se déploient en double ligne, en avant de l’hôtel de ville ! Comme cela ! c’est cela ! – Rangez-vous bien, la ligne d’arrière ! dit-il en se plaçant à cheval vis-à-vis d’eux. Maintenant mettez-vous pour prendre position, le flanc gauche, immobile, pour servir de pivot à l’autre ! C’est cela : voilà une ligne aussi rigide, aussi droite qu’une épée sortant des mains d’Andrea Ferrare… Je t’en prie, l’ami, ne tiens pas ta pique comme si c’était une houe, quoique j’espère que tu feras de bonne besogne avec elle pour émonder la vigne du Seigneur… Et vous, monsieur, il faut porter votre mousqueton sur l’épaule au lieu de le tenir sous le bras comme un dandy tient sa canne. Jamais malheureux soldat se vit-il obligé de mettre en ordre une équipe aussi panachée ! Mon bon ami le Flamand lui-même ne servirait pas à grand-chose, ici, non plus que Petrinus qui, dans son traité De re militari, ne donne nulles indications sur la façon de faire faire l’exercice à un homme dont l’arme est une faucille ou une faux. – Épaulez faux ! Portez faux ! Présentez faux ! dit tout bas Ruben à l’oreille de Sir Gervas. Et tous deux éclatèrent de rire sans se préoccuper des froncements de sourcils de Saxon voûté. – Partageons-les, dit-il, en trois compagnies de quatre-vingts hommes. – Non, un instant… Combien avez-vous d’hommes armés de mousquets ? Cinquante-cinq. Qu’ils sortent des rangs ! Ils formeront la première ligne ou compagnie. Sir Gervas Jérôme, vous avez sans doute commandé la milice de votre comté, et vous savez quelque chose sur l’exercice à feu. Si je suis le chef de cette troupe, je vous nomme capitaine de cette compagnie. Elle formera la première dans la bataille, et c’est une position qui ne vous déplaira pas, je le sais. – Pardieu, il faudra qu’ils se poudrent la tête, dit Sir Gervas d’un ton décidé. – Vous aurez à pourvoir à tout leur arrangement, répondit Saxon. Que la première compagnie s’avance de six pas sur le pont ! C’est cela !… Maintenant que les hommes armés de piques se présentent ! Quatre-vingt-sept ! une compagnie bonne pour le service, Lockarby, chargez-vous de ces hommes, et n’oubliez pas ceci : les guerres d’Allemagne l’ont démontré : la meilleure cavalerie est aussi impuissante contre des piquiers bien fermes que les vagues contre un rocher. Vous serez le capitaine de la seconde compagnie : allez vous placer à sa tête. – Par ma foi, s’ils ne savent pas mieux se battre que leur capitaine ne sait se tenir à cheval, dit à demi-voix Ruben, ce sera une fâcheuse affaire. J’espère qu’ils seront plus solides sur le champ de bataille que je ne le suis en selle. – Quant à la troisième compagnie des hommes armés de faux, je la confie à vos soins, capitaine Micah Clarke, reprit Saxon. Le bon maître Josué Pettigrue sera notre aumônier militaire. Sa voix et sa présence ne seront-elles pas pour nous comme la manne dans le désert, comme des sources d’eau dans les lieux arides. Quant aux sous-officiers, je vois que vous les avez déjà choisis. Vos capitaines auront le droit d’ajouter à ce nombre, ceux qui frappent avec sang-froid et ne font pas de quartier. Maintenant j’ai encore une chose à vous dire. Je parle de façon à ce que tout le monde m’entende, et que dans la suite personne ne se plaigne de ce qu’on ne lui a pas fait connaître clairement les règles de son service. Ainsi donc, je vous avertis que quand le clairon sonnera l’appel du soir, qu’on aura déposé le casque et la pique, je suis comme vous, et vous comme moi, les uns et les autres, des ouvriers dans le même champ, et nous buvons aux mêmes sources de vie. Ainsi donc je prierai avec vous, je prêcherai avec vous, je vous donnerai des éclaircissements, je ferai tout ce qui peut convenir à un frère de pèlerinage sur la route fatigante. Mais écoutez bien, amis, quand nous sommes sous les armes, et qu’il y a de bonne besogne à faire, en marche, ou sur le champ de bataille, ou à la revue, que votre tenue soit régulière, militaire, scrupuleuse. Soyez vifs à entendre, alertes à obéir, car je ne veux pas de flemmards, ni de traînards, et s’il s’en trouvait, je leur ferais sentir le poids de ma main. Oui, j’irai même jusqu’à les supprimer. Je vous le déclare, il n’y aura point de pitié pour des gens de cette sorte. Sur ces mots il s’arrêta, promena ses regards sur sa troupe d’un air sévère, ses paupières très baissées sur ses yeux brillants et mobiles. – Si donc, reprit-il, un homme se trouvait parmi vous qui redoute de se soumettre à une discipline rigoureuse, qu’il sorte des rangs, et qu’il se mette en quête d’un chef plus indulgent, car je vous le dis, tant que je commanderai ce corps, le régiment d’infanterie de Wiltshire, qui a pour chef Saxon, sera digne de faire ses preuves en cette cause sainte et si propre à élever les âmes. Le colonel se tut et resta immobile sur sa jument. Les paysans, formés en longue ligne levèrent les yeux, les uns d’un air balourd, les autres d’un air d’admiration, certains avec une expression de crainte devant ses traits sévères, osseux, et son regard plein de menaces. Mais personne ne bougea. Il reprit : – L’honorable maître Timewell, maire de cette belle ville de Taunton, laquelle a été une tour de force pour les fidèles pendant ces longues années pleines d’épreuves pour l’esprit, se dispose à nous passer en revue, quand les autres corps se seront réunis. Ainsi donc, capitaines, à vos commandements… Là, les mousquetaires ! Formez les rangs, avec trois pas d’intervalle entre chaque ligne. Faucheurs, prenez place sur la gauche ; que les sous-officiers se postent sur les flancs et en arrière. Comme cela ! Voilà qui est bien manœuvré pour un premier essai, quoiqu’un bon adjudant avec sa trique, à la façon impériale, puisse trouver encore ici pas mal de besogne. Pendant que nous étions occupés ainsi à nous organiser d’une manière rapide et sérieuse un régiment, d’autres corps de paysans, plus ou moins disciplinés, s’étaient rendus sur la Place du Marché et y avaient pris position. Ceux de notre droite étaient venus de Frome et de Radstock, dans le nord du comté de Somerset. C’était une simple cohue dont les armes consistaient en fléaux, maillets, et autres outils de ce genre, et sans autres signes de ralliement que des branches vertes fixées dans les rubans de leurs chapeaux. Le corps, qui se trouvait à notre gauche, portait un drapeau indiquant qu’il se composait d’hommes en comté de Dorset. Ils étaient moins nombreux, mais mieux équipés, car leur premier rang tout entier était comme le nôtre, armé de mousquets. Pendant ce temps, les bons bourgeois de Taunton, leurs femmes et leurs filles, s’étaient groupés sur les balcons et aux fenêtres qui avaient vue sur la place du Marché, et d’où ils pouvaient assister au défilé. Ces graves bourgeois, aux barbes taillées en carré, aux vêtements de drap, avec leurs imposantes moitiés en velours et taffetas à triple poil, regardaient du haut de leurs observatoires, tandis que çà et là s’entrevoyait sous la coiffe puritaine une jolie figure timide et très propre à confirmer la renommée de Taunton, ville aussi célèbre par la beauté de ses femmes que pour les prouesses de ses hommes. Les côtés de la place étaient occupés par la masse compacte des gens du peuple, vieux tisseurs de laine à la barbe blanche, matrones aux faces revêches, villageoises avec leurs châles posés sur la tête, essaims d’enfants, qui de leurs voix aiguës acclamaient le Roi Monmouth et la succession protestante. – Sur ma foi, dit Sir Gervas, en faisant reculer son cheval jusqu’à ce qu’il se trouvât sur la même ligne que moi, nos amis aux bottes carrées ne devraient pas être si pressés d’aller au ciel, alors qu’ils ont parmi eux, sur terre, des anges en si grand nombre. Par la Corps Dieu ! ne sont-elles pas belles ! Et à elles toutes, elles n’ont pas une mouche, pas un diamant, et pourtant que ne donneraient pas vos belles fanées du Mail ou de la Piazza pour avoir leur innocence et leur fraîcheur ? – Je vous en prie, au nom du ciel, ne leur envoyez pas de ces sourires et de ces saluts, dis-je. Ces politesses sont de mise à Londres, mais elles seraient entendues de travers parmi ces simples villageoises au Somerset et leurs parents, gens à la tête chaude, et qui frappent dur.
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