Les balcons intérieurs sont retenus par de solides colonnes recouvertes de stuc. Ils sont presque toujours remplis le samedi par les pratiquantes les plus ferventes et les plus religieuses… souvent plus que les hommes. Les jours de mariage, les femmes sont remplacées par des chœurs, de jolis petits angelots accompagnent la messe de leurs voix fines et mélodieuses. Évidemment, c’est toujours ordonné suivant le budget de la famille ; si elle est pauvre, pas de chœurs, seulement la plus simple cérémonie. Si c’est un riche, alors tout le bataclan est en marche. L’entrée des couples est solennellement annoncée par la marche de Mendelssohn que tonitrue un disque par des haut-parleurs cachés ingénieusement. Puis c’est la chorale qui attaque sa petite chansonnette, suivie de la messe du rabbin. Après cinq minutes de prières, martelé par des amen fermes, un silence, des murmures, on se passe les anneaux d’alliance réciproquement aux doigts, puis le rabbin reprend sa prière pendant près de dix minutes. Un silence, puis soudain on entend : crac ! C’est le verre que casse le marié sous ses pieds. C’est le signe. Des clameurs et des brouhahas vibrent et se mélangent par des « hou hou » orientaux cassant les oreilles. Des cris de joie raniment la salle, les invités viennent féliciter à la queue leu leu les nouveaux mariés, sous la mélodie entonnée par la chorale. Les félicitations achevées, le couple, solennellement et lentement sort de la synagogue au rythme de la marche nuptiale qui résonne à nouveau. C’est fini. Tout le monde est satisfait ce jour- là… les invités et les gens friands de spectacles… pourvu que leur poche se remplisse de dragées. Bref, ce sont là les mêmes gestes mécaniques que nous impose la tradition remontant loin par les temps passés et que nos pères nous offrent, de génération en génération… mais un peu modernisée par les micros et les haut-parleurs.
Voici donc ce temple où ce petit peuple de la bible au cou raide -le monde dirait la pire espèce - discute, murmure et s’entretient des mêmes événements de la vie quotidienne. Ici pas de barrières sociales, les riches comme les pauvres se mélangent dans un imbroglio de tissus noir et blanc. On peut remarquer que les plus riches portent des costumes en Tergal anglais très cher. Et ceux qui n’ont pas les moyens portent simplement un costume de cotonnade propre, celui qu’on doit porter toujours le samedi. Ainsi tout le monde, sans aucune exception, s’habille avec le costume des jours de fête, avec chemise blanche, cravate gris fantaisie, souliers noirs classiques, et toute la ligne.
Parmi toute cette foule au teint unique qui prie, nous remarquons sans conteste les noyaux de la conversation, les chefs de file — spirituellement et moralement- de la petite communauté tunisienne juive. Ils sont cinq personnes, reconnaissables par leurs gesticulations sans fin… et coléreuses. Troublant l’air sans façon, ils forment un cercle très serré et uniforme de têtes rapprochées, et chuchotent pendant un bout de temps avec leurs mines de comploteurs. Tout ce groupe-là est bien différent de tous les autres. Car il s’y trouve des intellectuels, un docteur, et pour le reste, des hommes d’affaires. Ils sont imbattables dans leurs conversations avec leur connaissance de la politique actuelle, des sciences et des affaires sociales... essayant de résoudre des tragédies humaines. Bref, des meneurs de jeu capables de diriger la communauté et de répondre à toute sorte de crises.
Parfois abusant de leur savoir sur la psychologie humaine et la naïveté de certaines personnes, il se plaisent à les exciter et à les asservir par des paroles mielleuses, les faire se révolter par des phrases ironiques et cyniques, tout en leur faisant croire qu’on a porté atteinte à leur honneur, que leur amour propre a été mis à sac et jeté dans la boue. Et puis pour calmer la confusion haineuse, ils les apaisaient par des paroles comme une manne tombant du ciel. Un jeu assez cruel d’ailleurs, dirigé de bouche en bouche, par les six hommes influents. Reniflant un quelconque indice dans l’air, favorable ou défavorable pour eux, pour finalement faire tourner la situation à leur profit sans sourciller. Des personnes importantes comme on dirait ; qui sont ces hommes ?... Pour faire ces tours d’illusions ? Des yogis ? Des dictateurs, des hommes aux cœurs tendres, des froideurs de sang, ou bien des simples primates ? Comment et par quels chemins tortueux, cette poignée d’hommes a, malgré toutes les barrières élevées devant eux, régné pour son profit sur les esprits humains et exploité par je ne sais quel tour, l’homme par l’homme. Ils pouvaient ordonner des grèves, des interdits, sans qu’aucun ne remarque comment ils influençaient le monde, tout en restant toujours dans leur auréole d’impunité. Ce peuple et ses dirigeants aux visages multiples, changeaient à n’importe quelle occasion leur nature. Tellement habitué aux coups irréversibles de la vie, que leurs gestes deviennent mécaniques, obéissant automatiquement à toutes sortes de nouvelles, à leur profit. Et parmi eux, comme pour signifier leur insignifiante grandeur, jetant des regards curieux dans ce cercle bruyant, on ne pouvait pas ne pas remarquer trois vieillards aux têtes si chauves qu’on les aurait dites polies par des frottoirs, reluisant sous les lumières blafardes des lustres anciens suspendus par des chaînes d’or au plafond.
Leurs visages sont d’une pâleur mortelle, et ils se tiennent à peine sur leurs pieds, pressant avec force, de temps en temps leurs mains fines sur leur crâne blanc, pour pouvoir dresser leur corps avant de retomber à l’état de protoplasme. L’un de ces vieillards, enorgueilli par sa longue barbe blanche de patriarche et par son titre de rabbin, donne sa bénédiction ou offre l’un de ses regards bienveillants. Souvent, très silencieusement, les croyants lui b*****t la main. Et, quand il s’aperçoit que quelqu’un a fauté, il débite à un rythme infernal des mots tempétueux et incompréhensibles pour celui qui est concerné… Des mots sages pour le vieillard, où l’on y perçoit beaucoup de vérités qu’on ne veut pas s’avouer. Alors, le pauvre gars se fait tout petit, essayant de boucher ses oreilles. Mais que pourrait-il faire devant ce flot de paroles le sermonnant ? Il voudrait s’enfuir, mais il ne bougera pas... Hypnotisé et résigné dans sa pénitence. On le dirait clouer sur place.
Tandis que les deux autres vieux font penser à une vieille sorcière édentée et acariâtre, dont leurs âmes nous dévoilent des êtres blasés, de ceux dont les cœurs ont depuis longtemps, par habitude, désappris à être sensibles aux émotions, aux vexations et aux situations étranges. Ils sont là, sans statut officiel ni pouvoir ; mais surtout, ils sont des amis de longue date, de la même école, du même vieil âge, et ils sont les aides de camp du noble rabbin à barbe blanche. Ils écoutent ensemble comme une antenne ouverte, les six élèves du Kateb », et hochent la tête mécaniquement pour approuver certaines de leurs parades, un sourire ironique aux coins des lèvres, disant amèrement et en silence « il faut que jeunesse se passe ». Et tout autour, s’entasse en large demi-cercle, tant bien que mal, la population de moindre importance. La majorité possède des cheveux bruns ou noirs ; certains, en minorité, ont des cheveux blonds comme les blés. La plupart ont ce teint charbonneux des montagnards du pays méditerranéen, d’autres ont le teint olivâtre et le nez courbé typiquement juif. Certaines mines laissent deviner qu’il y a des réprouvés, des désœuvrées, silencieux, immobiles. D’autres sont très attentifs, attendant je ne sais quel miracle. Vu d’en haut, tout cela a l’aspect d’une onde qui se propage comme si une pierre était jetée dans l’eau. Au milieu, les chefs communautaires bavardent, accoudés au pupitre. Toute cette foule frotte un parquet usé, mais propre. Seuls les murs qui ont la hauteur de presque trois étages, peints en beige genre chocolat au lait, offrent une image qui rafraîchit l’âme. L'antithèse humaine qui se découvre partout est présente dans cette salle : l’ambitieux rêve au sommet du pouvoir, tout en se résignant à la servilité en homme impuissant dans les actes de sa vie, et qui n’est ni tout à fait heureux, ni réellement misérable.
Nous sommes dans un temple, avec son peuple inséparable, divergent et contradictoire. Surtout, il ne faut pas oublier malgré tout que son influence philosophique, économique et politique, agira irrémédiablement, sur tous les actes, tous les problèmes, et tous les aléas qui régentent notre vie.
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Maintenant, essayez d’entrer dans la scène de ce théâtre et jetez-y l’œil du peintre ; vous conviendrez avec moi, qu’il faut deviner les rôles, caractériser les V .I. P de cette sublime matinée. Tout d’abord, vous n’y verrez rien que le chaos épouvantable d’une assemblée ; puis, si vous êtes un bon observateur, vous comprendrez que tout ceci n’est qu’un blindage qui entoure le véritable cœur qui palpite, le grand cerveau. Figurez-vous que celui que nous remarquerons en premier, s’exprimant avec une hâte nerveuse, le bras droit replié posé sur le pupitre et le gauche s’animant de gestes brusques accompagnant des flots de phrases, est une drôle d’apparition : comme un fantôme sortant du sarcophage. Une singulière jeunesse anime ses yeux verts et immobiles, qui gardent leur éclat d’acier malgré son âge un peu avancé. Court de taille et maigre, il est vêtu d’un costume noir très sobre, d’une chemise blanche rayée avec le col fermé par une cravate noire dont le nœud est gros et bien appliqué juste au milieu. Tout son habillement est propre et bien tenu. Sur sa tête est posé un calot de velours rouge brodé au sommet de fils d’or traçant signe de l’étoile de David. De chaque côté de son crâne, les longues mèches de ses cheveux blancs retombent rigidement sur ses oreilles et encadrent un front large et pâle. Son costume qui cache son corps ne permet pas de rien voir d’autre qu’un visage oblong d’une pâleur de cardiaque. Ses longs bras maigres déchirent l’air et ondulent comme un serpent à chaque mouvement ; il semble qu’ils sont collés au corps et non pas qu’ils font partie intégrante de son être ; les manches de sa veste se sont pas suffisamment longues pour les recouvrir. Un petit bouc gris taillé à la Tarascon, cache le menton de cet homme un peu bizarre ; sa tête a une apparence judaïque, un véritable modèle représentant la tête de Moïse. Des bouffissures se devinent sous ses yeux et peuvent être dues au manque de sommeil. Son nez bien placé au milieu symétrise son visage aquilin. Ses joues sont blêmes et creuses, donnant l’aspect émacié d’une face d’inquisiteur. Tout cela montre que l’on est devant un homme qui a accumulé au fil des ans une science profonde des choses de la vie. Il est impossible de le tromper ; il a le don de surprendre les pensées d’autrui, même de ceux qui restent les plus discrets.
Les mœurs des races du monde, leur sagesse et leur histoire se résument sur sa face froide et profonde, comme si elle thésaurisait la production d’une grande industrie. Sa tranquillité lucide et sa force orgueilleuse prouvent que c’est un homme qui a tout vu dans sa vie. Fort de sa puissance suprême, il a des sinistres espiègleries à la bouche. Il faut frémir en pensant que ce génie habite une sphère à part où il vit sans jouissances et sans douleur, parce qu’il a connu tous les plaisirs, toutes les souffrances, toutes les joies et qu’il ne se fait plus d’illusions. Il se tient là, debout, de temps en temps parlant, de temps en temps immobile comme une statue inébranlable, comme une étoile au milieu d’un ciel constellé. Ses yeux pleins de malice, calmes et lumineux, semblent éclairer ce théâtre d’un feu incandescent. Ses lèvres sont si minces, qu’il faut ouvrir grand les paupières pour deviner la ligne incertaine tracée sur sa bouche. En deux expressions et deux coups de pinceau, on peut immobiliser sur la toile le diable et le Bon Dieu.
Voici que cet homme digne d’éloges va entrer en scène et animer une épopée émouvante de l’histoire de la diaspora juive. Tout d’abord, un résumé de sa propre histoire : tout un passé et tout un présent ; avec toutes les explications pour comprendre le mécanisme de ses mouvements dans les rouages grinçants de la vie. Et comme vous pourriez le deviner, c’est le chef de la famille Cohen… Sylvain c’est son nom. Il ne commença vraiment à démarrer dans la vie qu’à l’âge de vingt ans. Son enfance s’est passée souvent avec des soucis d’argent et matériels. Né de parents pauvres, il dut travailler dès l’âge de treize ans après avoir eu son certificat d’études primaires, lequel fut acquis brillamment grâce à sa forte volonté et, surtout à son ambition démesurée. Il disait souvent « mes parents ont trop souffert pour moi et si Dieu le veut, il arrivera un jour où je leur ferais voir les beautés et les joies du monde. Ils n’auront pas à se faire du souci, pour le pain du lendemain et le souper du soir ». Il se rappelle toujours qu’il ne mangea des fruits qu’une fois par semaine et de la viande que le vendredi soir. Il s’était juré que son père n’aurait plus besoin de travailler ni sa mère de faire la boniche chez les gens pour faire des économies et lui acheter des habits et des souliers pour les fêtes. Il avait promis : « Il viendra ce jour où je dirai, papa, maman venez avec moi on ira conquérir le monde et avoir la meilleure table dans les meilleurs restaurants. Nous fréquenterons la haute société, toutes les portes nous seront ouvertes ». Il était très content de son certificat reçu après tant d’efforts ; il se disait, dans les vapeurs enivrantes de ses rêves lointains : « je terminerai mes études secondaires et je deviendrai professeur de mathématiques. Non ! Ça ne gagne pas suffisamment, il vaut mieux peut être, docteur… peut être archéologue pour les aventures… enfin nous verrons bien ». Et, plus le temps passait, plus il visait plus haut, se renseignant par-ci, par-là, quelle était la profession où il pouvait gagner le plus d’argent possible, remplir ses poches et réaliser ses rêves. Hélas, la réalité avait d’autres projets et fut vraiment cruelle et amère. Car, le jour d’après sa communion — une date que de sa vie il ne l’oubliera jamais, car pour longtemps elle marquera sa vie comme une empreinte au fer rouge- déterminera sa volonté qui ne sera que plus forte pour réussir dans la vie.