IICe même jour, une heure plus tard, descendait d’un wagon de troisième classe, à la gare de Treilhac, un jeune homme dont la stature souple et vigoureuse, bien proportionnée, amena cette réflexion, faite avec le plus pur accent de Saintonge, sur les lèvres d’un cultivateur des environs qui regardait l’étranger au passage :
– Bonnes gens, ce n’est pas un mal bâti, celui-là !
Le voyageur, qui tenait à la main une valise usée, de teinte indéfinissable, se dirigea vers la sortie. Son allure ferme, décidée, le pli autoritaire de sa bouche, une certaine froideur hautaine sur le maigre visage bronzé, dans les profonds yeux noirs, dénotaient une nature volontaire et semblaient indiquer l’homme sûr de lui, habitué à diriger, à commander.
Sans paraître remarquer les quelques regards curieux qui le dévisageaient, il gagna le lieu de réception des bagages et donna son bulletin, en désignant une très vieille malle d’aspect minable.
– Pourra-t-on me la porter à la maison Damplesmes ?
L’employé appela :
– Clémart ! On a besoin de vous, ici.
Un vieil homme s’avança, jeta un coup d’œil sur le voyageur et balbutia, les yeux écarquillés par la surprise :
– Eh ! bon sang, est-ce que j’ai la berlue ? On dirait M. Lorenzo !
Aux lèvres du jeune homme vint un sourire qui adoucit tout à coup sa physionomie.
– Oui, vous ne vous trompez pas, Clémart, je suis bien M. Lorenzo Damplesmes. On me croyait mort, n’est-ce pas ?
– Dame, on se le demandait, monsieur Lorenzo ! Depuis le temps, songez donc ! Et dans ces pays-là... Ça fait plaisir de vous revoir. Je vous ai bien reconnu tout de suite, à vos yeux. Autrement, c’est que vous avez changé, depuis des années qu’on ne vous voyait plus... et bruni, donc !
– C’est le soleil d’Afrique, Clémart. Pouvez-vous m’emporter cette malle ?
– Bien sûr, monsieur Lorenzo. L’omnibus va partir tout de suite. Voulez-vous aussi me donner votre valise ?
– Non, merci, je la garde... Ma belle-mère habite toujours la maison, n’est-ce pas ?
– Toujours, monsieur, avec Mlle Janine, M. Félix et une cousine orpheline, Mlle Surbères.
– Surbères ?
Lorenzo cherchait dans sa mémoire.
– ... Ah ! oui, je m’en souviens. Mme Surbères était une cousine de mon père qui habitait la Bretagne. Bon, merci, Clémart. À tout à l’heure. Si vous arrivez avant moi, attendez un moment pour que je vous règle la course.
Il s’éloigna d’un pas sans hâte. Autour de lui, en ces lieux familiers où s’étaient écoulées son enfance et son adolescence, il découvrait peu de changements. Quelques maisons de plus, petites villas prétentieuses, à droite de l’allée de platanes menant de la gare vers la ville. Une cheminée de fabrique un peu plus loin, avec son entourage de bâtiments couverts de tuiles neuves. Mais, à gauche, la lente, paresseuse rivière glissait toujours sur son lit garni de longues herbes ondulantes. Le vieux pont de pierre l’enjambait encore, pittoresque et vénérable sous sa toison de lierre. Plus loin, dans la rue de la Font-Perdue, Lorenzo retrouvait à peu près toutes les mêmes boutiques, quelques-unes inchangées, d’autres modernisées. Au passage, on regardait, avec l’habituelle curiosité provinciale, cet inconnu qui avait grand air, en dépit de ses vêtements usés et fanés, du vieux feutre gris couvrant en partie ses cheveux bruns légèrement frisés. Le jeune homme reconnaissait quelques visages d’autrefois. À un vieux chaudronnier debout au seuil de sa porte, il dit gaiement :
– Bonjour, père Pinsonneau.
Et, souriant de l’ébahissement du bon homme, il continua sa route après lui avoir adressé un amical signe de tête.
Une tourelle du XIIIe siècle, à l’angle d’une maison, un linteau sculpté au-dessus d’une porte, rappelaient l’ancienneté de la petite ville. Vers l’extrémité de la rue se dressait, à droite, une demeure d’assez belle apparence, bâtie en pierre et brique. Comme Lorenzo y atteignait, la porte s’ouvrit et un petit homme maigre, grisonnant, à la figure bilieuse, commença à descendre les trois marches conduisant au trottoir. Lorenzo s’arrêta devant lui en disant avec une nuance d’ironie dans la voix :
– Bonjour, mon cousin.
M. Adrien Barbelier, ex-avocat au barreau de Bordeaux, s’immobilisa en attachant sur le jeune homme des yeux quelque peu ahuris.
Lorenzo eut un rire légèrement railleur.
– Eh bien ! vous ne me reconnaissez pas ?
– Vraiment... oui... on dirait Lorenzo !
– Lui-même, mon cousin.
M. Barbelier, reprenant ses esprits, se mit à le considérer des pieds à la tête.
– Oui, oui... Mais que te prend-il d’arriver ainsi sans crier gare, alors que depuis des années personne n’a reçu de tes nouvelles ?
– Oh ! des nouvelles de moi, cela n’aurait pas intéressé grand monde, par ici. Quant à prévenir, non ; j’aime les arrivées impromptu.
M. Barbelier riposta, d’un ton aigre-doux :
– Moi, je déteste cela... et je crois que ta belle-mère sera de mon avis.
L’expression sarcastique s’accentua sur la physionomie de Lorenzo.
– Je n’en doute guère ! Évidemment, je vais la gêner en revendiquant mon bien. Convenez cependant que j’ai été bon prince en lui en laissant bénévolement la jouissance jusqu’ici ?
– Tu n’as fait au contraire que ton devoir, car, étant la femme de ton père, elle a droit aussi...
Lorenzo fronça les sourcils et sa physionomie prit une expression dure qui s’associait à l’accent un peu âpre de sa voix tandis qu’il ripostait :
– Des droits ?... Elle n’en a aucun sur cette demeure qui m’appartient de par la volonté de mon père. Ses enfants et elle ont reçu ce qui restait d’argent et, moi, j’ai eu la maison pour ma part.
– Eh ! je ne dis pas le contraire. Mais je parlais d’un droit moral.
– Un droit moral ? Lequel donc ? Elle a aidé mon père à précipiter sa ruine ; elle est arrivée à me séparer de lui après m’avoir montré en toute occasion son antipathie. Non, je ne lui dois rien, absolument rien. Quant à mon frère et à ma sœur, c’est différent. Au cas où ils auraient besoin de mon aide, je ne la leur refuserais pas, car, là, c’est mon devoir.
Tandis que parlait ainsi Lorenzo, M. Barbelier continuait de l’examiner. Son regard s’attachait sur la vieille valise, sur les chaussures qui, visiblement, avaient fait un long usage. Sa bouche mince se plissa en un rictus de dédain, tandis qu’il demandait narquoisement :
– Quelle sorte d’aide ? Pas une aide pécuniaire, si j’en crois les apparences ? Tu ne rapportes pas la fortune d’Afrique, hein, Lorenzo ?
– Vous m’avez assez prédit que je n’arriverais jamais à rien, mon cousin ! Et vous voilà ravi d’avoir deviné si juste ?
– Ravi, non pas... Mais je te connaissais trop bien pour ne pas prévoir une non-réussite. Les faits sont venus me donner raison, puisque te voilà de retour... guère plus riche qu’en partant, j’imagine ?
Lorenzo saisit au passage le coup d’œil méprisant qui s’attachait à ses vieux vêtements. Il eut un rire moqueur en répliquant :
– Vous trouvez que je n’ai pas l’apparence d’un homme ayant fait fortune ?... Bah ! je m’en console, cher cousin ! L’argent est une chimère et je prétends le traiter comme tel.
– Ta, ta, ta ! Tu crânes, mon bel ami, mais je ne suis pas dupe de tant de résignation. L’argent, tu l’aimes, tout comme les autres ; malheureusement pour toi, il a dédaigné de venir en ton escarcelle... Et que vas-tu faire maintenant ? Ici, tu ne peux trouver à gagner ta vie.
– Je chercherai sans doute une situation à Bordeaux.
– À Bordeaux... oui. Mais pourquoi pas à Paris ?
Une lueur narquoise brilla dans les yeux de Lorenzo.
– Évidemment, Paris est plus loin de Treilhac... Mais j’ai le temps de réfléchir, car je veux faire un petit séjour ici, dans mon vieux logis.
La maigre figure de M. Barbelier s’allongea.
– Ah ! Qu’est-ce que tu vas y faire ? Avec quoi vivras-tu ?
– Je possède quelques petites économies, suffisantes pour payer ma nourriture. Comme distraction, j’aurai la pêche. Oh ! je ne m’ennuierai pas !
La lueur de gaieté railleuse se faisait plus vive dans les yeux noirs.
– ... Montiez-vous en ville, mon cousin ? Nous pourrions, en ce cas, faire route ensemble jusqu’à la place ?
M. Barbelier dit précipitamment :
– Non, je vais à la gare, où j’ai affaire... Bonsoir, mon garçon.
Il tendit deux doigts à Lorenzo, d’un geste protecteur.
– Bonsoir, mon cousin. Mes hommages à mes cousines. Clémentine et Andrée doivent être des jeunes filles, maintenant ?
– Clémentine est mariée à un médecin de Périgueux. Très joli mariage. Un garçon fort capable... Bonsoir, bonsoir !
Il s’en alla, en frappant le sol de sa canne à pomme d’or.
Lorenzo continua son chemin. Ses dents mordaient légèrement les lèvres très rouges ; un vif amusement luisait dans le noir velouté de ses yeux, tandis qu’il songeait : « Eh ! cet excellent Barbelier n’est guère désireux de se montrer à travers Treilhac en compagnie d’un cousin aussi minable ! Il ne m’a même pas offert de venir voir sa femme et ses filles. Délicieux parent ! Bordeaux est beaucoup trop près d’ici, à son avis, car je pourrais m’aviser de lui demander « les recommandations... ou même un prêt, qui sait ? »
Lorenzo s’engagea dans la rue aux Bœufs, qui montait assez fortement. Un jour, en la descendant à toute vitesse avec des camarades, il était tombé et s’était ouvert le front. Sa belle-mère, en guise de réconfort, l’avait appelé chenapan. Jamais il n’avait trouvé chez elle un peu de bonté, ni même de justice. Et il savait que son père, trop faible, avait souffert par elle.
En haut de la rue apparaissait une silhouette féminine vêtue de noir. En dépit des années écoulées, le jeune homme la reconnut aussitôt. C’était Mme Loriot, vaguement parente des Damplesmes, imposante dame qui avait tenu Lorenzo sur les fonts du baptême. Le lien spirituel ne l’avait d’ailleurs pas rendue plus indulgente pour lui, à l’époque de ses démêlés avec sa belle-mère. Lorenzo se souvenait même d’une certaine scène qui s’était passée chez elle et au cours de laquelle il avait reçu de blessants reproches. Peu après, il était parti pour le régiment sans la revoir.
De loin, elle regardait le jeune homme qui continuait d’avancer tranquillement. Il ne la trouvait pas changée. Elle gardait la même allure assurée, la même façon de redresser la tête, de pointer son long nez avec un air de dire : « C’est moi, Mme Loriot, présidente de dames de charité, présidente du vestiaire des pauvres, du comité pour la diffusion des bonnes lectures... et candidate à toutes les présidences éventuelles. »
Quand Lorenzo fut à sa hauteur, il alla carrément à elle et ôta son vieux feutre en disant avec une courtoisie teintée d’ironie :
– Permettez-moi de vous saluer, madame. Reconnaissez-vous l’enfant prodigue, qui revient au bercail ?
Mme Loriot prétendait ne jamais s’étonner de rien. Cette fois, pourtant, elle eut grand-peine à réprimer un haut-le-corps. Ses yeux aigus dévisagèrent le jeune homme. Puis elle dit, en affectant un grand calme :
– Ah ! c’est vous, Lorenzo ? On finissait par croire à votre mort, ici. Vous n’avez prévenu personne de votre retour ?
– Personne. C’est une surprise que je fais à tous.
– Une grande surprise, en effet... Qu’êtes-vous devenu, pendant tout ce temps-là ?
Elle parlait du bout des lèvres, en toisant le jeune homme avec une pitié dédaigneuse.
– Mais j’ai travaillé pour gagner ma vie.
– Et vous revenez aussi peu nanti qu’au départ, naturellement ? Votre cousin Barbelier l’avait assez dit. Et les Monceau donc !... Ceux-là vous connaissaient et savaient que vous n’êtes pas de ceux qui deviennent millionnaires, ou même simplement arrivent à faire de sérieuses économies.
– Admirable perspicacité de ma famille et de mes concitoyens ! Oui, j’ai peut-être eu tort de ne pas les écouter. Mais la jeunesse est aventureuse, que voulez-vous ! Quoi qu’il en soit, je ne regrette pas les années passées là-bas.
– Cela, c’est votre affaire. Mais si vous revenez sans argent... hum ! mon ami, il ne faut pas compter en trouver chez votre belle-mère.
– Je ne demanderai rien à Mme Damplesmes, rassurez-vous – rien que ce qui m’est dû, c’est-à-dire l’abri du toit qui m’appartient. Pour le reste, je saurai me suffire par mon travail.
– Allons, tant mieux... Bonne chance ! Bonsoir !
Elle lui adressa un petit signe protecteur et continua sa route.
Lorenzo dit entre ses dents :
– Voilà un filleul qui ne fait pas honneur. À laisser de côté ! Et de deux ! Maintenant, à ma chère belle-mère !
La rue débouchait sur la place de l’Église, irrégulière, formant des placettes en retrait autour desquelles s’élevaient des maisons anciennes, en pierre de taille patinée, et des murs gris où fleurissait la ravenelle. L’église, du XIIe siècle, dressait dans la lumière du soir sa tour basse, trapue, roussie et dégradée par les intempéries. À cette heure tardive de l’après-midi, les corneilles commençaient de se poursuivre autour d’elle avec des cris stridents. La façade restait dans l’ombre et il faisait nuit déjà sous le porche, bas et profond, devant lequel passa Lorenzo.
La maison Damplesmes avait vue sur le chevet de Saint-Étienne. Elle était l’une des plus anciennes et des plus considérables de Treilhac. Sa façade un peu massive, à entablements et à pilastres, avait grand air et l’on comprenait que Mme Damplesmes, dont la vanité n’était pas le moindre défaut, tînt énormément à ce logis, bien qu’il fût la propriété du beau-fils détesté.
Lorenzo s’arrêta un moment pour jeter un long coup d’œil sur la vieille maison grise où des générations de Damplesmes avaient vécu. Pendant quelques secondes, son regard refléta une émotion violente. Car ici était morte sa mère, la belle Gelsomina, si douce et si tendre. Bien qu’il n’eût alors que dix ans, son chagrin avait été si grand que, pendant quelque temps, on craignit pour sa santé. Il se souvenait aussi du désespoir de son père, des jours sombres qui avaient suivi la disparition de cet être charmant, lumière de la maison. Il n’oubliait pas non plus sa colère, sa révolte, le jour où M. Damplesmes – dix-huit mois après la mort de Gelsomina – lui avait annoncé avec beaucoup de circonlocutions qu’il se remariait.